Émilie Balteau, sociologue et documentariste, co-administratice du CIREC (Centre de recherche-créationa sur les mondes sociaux)
Alexandra Tilman, sociologue et documentariste, Université de Lausanne (SSP-ISSUL), co-administratice du CIREC (Centre de recherche-création sur les mondes sociaux)
Hélène Tilman, artiste plasticienne, doctorante en Art et sciences de l’art (Cultures sensibles, ULiège), co-administratice du CIREC (Centre de recherche-création sur les mondes sociaux)
C’est une naïveté de croire qu’il suffit au cinéma qu’une chose soit dite pour qu’elle soit entendue. Même naïveté de croire qu’une chose montrée sera pour cette raison vue et regardée. Le travail du cinéaste est essentiellement de faire voir ce qu’il filme et de faire entendre ce qu’il enregistre. Car ni le regard ni l’écoute ne vont de soi.
(Comolli, 1995, p. 20)
Il arrive de plus en plus souvent que des chercheur·se·s en sciences sociales puisent du côté des pratiques artistiques comme moyens d’investigation, mais également comme modes d’expression de la recherche. Ils et elles s’emparent de la photographie, de la vidéo, du son ou encore de l’exposition, le temps d’une recherche (ou plus si affinité). Parfois, ce sont les artistes qui viennent puiser dans les sciences sociales pour entamer une démarche de création-recherche autour d’un « sujet de société ». D’autres fois encore, il s’agit d’une collaboration entre artiste(s) et scientifique(s). À travers la diversité de ces situations qui actualisent le rapport entre art et science, un objectif commun se dessine qui confère à ce numéro son unité et figure au cœur du CIREC (Centre de recherche-création sur les mondes sociaux) qui l’a coordonné : approfondir notre connaissance du monde social. Pour emprunter les mots de Monique Haicault, il s’agit toujours de mêler de l’intelligible et du sensible pour accéder à « un degré de plus de notre conscience du monde que nous contribuons tous à créer » (Haicault, 2010, p. 19).
Comme le dit si bien Jean-Louis Comolli, il ne suffit pas, en revanche, de se munir d’une caméra et d’un micro pour parvenir à montrer ou à faire entendre. Comment, dès lors, se pense et se fabrique la recherche sur les mondes sociaux lorsqu’elle s’écrit sous une forme artistique ?
C’est tout l’objet de ce numéro. Pour y répondre, il adopte une perspective résolument interdisciplinaire : les articles font se côtoyer sociologie, géographie et histoire dans leur rapport avec la photographie, le cinéma, le théâtre, la sculpture, concrétisé lors des divers programmes de recherche qui nous sont présentés. Les travaux auxquels ces derniers donnent lieu – ces films et ces photographies, ces créations sonores, plus rarement ces installations, ces dessins et ces performances théâtrales partagent, en effet, des questions communes : celles qui irriguent la pratique d’une écriture qui ne se limite pas au texte pour traiter de sujets socio-anthropologiques. Par leurs objets, ils se distinguent des travaux que désigne en général l’expression « recherche-création », laquelle renvoie souvent aux recherches menées en art (ou en littérature), où l’art lui-même est constitué en objet d’étude principal. Ici, ce sont bien les mondes sociaux qui sont interrogés au travers de la recherche-création et c’est la spécificité méthodologique de cette démarche que les articles réunis dans ce numéro proposent de présenter.
Les articles rassemblés dans ce numéro nous donnent à penser les manières dont la recherche sur les mondes sociaux peut s’emparer des spécificités et des infinies possibilités qu’offrent le son et l’image pour exprimer le regard. Tous les travaux de recherche-création présentés associent et assemblent plusieurs médias afin de créer une narration complexe. Le terme « montage » revient souvent au fil des écrits et témoigne d’une pratique transversale aux différents formats abordés (exposition, film, diaporama sonore). Ainsi, les articles nous racontent des formes possibles d’agencement d’images et de sons, mais aussi de textes pour déployer le discours. Dans ce numéro, une attention particulière est donc portée à l’esthétique, aux formes, voire aux techniques, dans leur rapport aux points de vue qu’elles permettent de déployer : toujours scientifiques et politiques à la fois – nécessairement situés, sinon engagés, dans la société.
Marie-Anne Germaine et Olivier Thomas se saisissent du mouvement du cinéma, de sons d’ambiance et de paroles, qu’ils assemblent afin de rendre compte de la métamorphose d’une vallée (la Sélune) induite par la destruction d’un barrage hydroélectrique et de la relation que les habitants, pêcheurs et usagers entretiennent avec cette modification profonde de leur cadre de vie. Leur article résonne particulièrement avec le texte de synthèse proposé par Alain Bouldoires sur le diaporama sonore qui montre comment ce dernier construit de l’espace et du temps : il nous parle ainsi de « paysage sonore » et de « récit photographique ». Il nous livre une histoire illustrée de cette forme spécifique qu’est le diaporama sonore, du miroir à la lanterne magique.
Dans l’article de Pascal Cesaro et Pierre Fournier, comme dans l’entretien avec Anne Marcellini et son équipe, c’est également l’image animée qui est convoquée. Dans les deux cas, elle endosse un double statut. Elle est d’abord un moyen fort de l’investigation, par mise en abyme et par vidéo-élicitation – prenant appui sur un film de fiction pour les premiers, sur les archives de la télévision suisse romande pour la seconde. L’image animée est ensuite constituée en mode d’expression à part entière se traduisant, dans les deux cas, en une forme interactive qui nous permet de rencontrer respectivement les travailleurs du nucléaire et les personnes vivant une in/capacité. L’article de Maëlle Banton, Élise Beck et Claire Revol leur fait ici écho en proposant une œuvre « emboîtée » entre théâtre interactif et docu-fiction, qui investigue la question de la prévention des risques naturels (en particulier les inondations).
Quant aux articles de Federico Dotti et de Jean-Paul Filiod, Claire Kueny et Jade Tang, ils composent avec le son, l’image et le texte, mais également la sculpture (pour les seconds) afin de créer une narration dans l’espace et donner à appréhender, par l’exposition, les réalités sociales étudiées : respectivement les formes de la marginalité au XIXe siècle, que sont les aliéné·e·s, les détenu·e·s et les indigent·e·s, et le chantier de rénovation domestique – qui scrute, ici aussi, la transformation et le mouvement.
Dans son livre La ceinture des vents (2021), l’artiste Cyrielle Lévêque fait dialoguer ses propres photographies avec des photographies de famille de haut-fournistes pour interroger les transformations d’un ancien bassin sidérurgique : la complexité du rapport entre changement et continuité, entre paysage et histoire sociale et humaine, que les paroles des haut-fournistes viennent éclairer « dans une attention portée au patrimoine et à sa mémoire ouvrière, matérielle et immatérielle » (Lévêque, ce volume). C’est également la photographie que convoque Jessica Brandler-Weinreb, ici appréhendée comme méthode plus que comme écriture. Qu’elle soit saisie « par » ou « avec » les enquêté·e·s, la photographie lui permet à la fois de réhabiliter les enquêté·e·s des milieux populaires dans leur singularité et leur réflexivité et d’approfondir la connaissance de leur expérience vécue (qu’il s’agisse de la participation citoyenne au Venezuela ou des effets de la pandémie de Covid-19 en France), dans toute son épaisseur : comme réalité qui se conçoit et s’incarne.
Les travaux dont il est ici question convoquent ainsi les dimensions visuelles et sonores du monde social, porteuses de riches enseignements : le timbre de la voix, l’expression du visage et des yeux, le corps et le geste, les ambiances sonores, les mouvements des paysages et décors, la matérialité des objets, etc. Comme modes de connaissance, ils opèrent également par le sensible : ils sollicitent nos sens et nos émotions qui deviennent vecteurs de notre compréhension du monde social. Tous considèrent avec attention cette question de la réception. Jusqu’où « invite[r] le spectateur à devenir acteur » (Bouldoires, ce volume) ? Comment « laisser place à l’appropriation et à l’interprétation » (Dotti, ce volume) ? Se joue là une tension entre l’évocation et l’explicitation (par le texte ou la voix) – inclinaison « naturelle » du·de la scientifique, qui « déstabilise donc les habitudes du sociologue en termes d’écriture de la science » (Cesaro, Fournier, ce volume), obligeant, en quelque sorte, à penser et à agir contre soi-même (comme le souligne notamment Anne Marcellini) et donnant parfois lieu à des négociations entre collaborateur·rice·s. Jean-Paul Filiod, Claire Kueny et Jade Tang parlent de « négociations sociales » à cet égard. Quant à Jessica Brandler-Weinreb, elle décrit la manière dont la photographie révèle les rapports différenciés de la sociologue et des artistes à l’objet, qui renseignent, à leur tour, sur les formations (ou déformations) des regards de l’une et des autres, mais également sur le travail que nécessite l’articulation des approches artistiques et scientifiques – qui ne peut, en tout état de cause, se penser comme une évidence, toute engageante soit-elle.
Tous·tes se penchent avec attention sur la spécificité de l’écriture avec les images et les sons. En témoigne l’importance de la dimension de mise en scène (qui rejoint celle du montage), qui pose, à son tour, la question de la frontière entre document(aire) et fiction – dont s’emparent directement deux des travaux analysés (celui de Pascal Cesaro et Pierre Fournier et celui de Maëlle Banton, Élise Beck et Claire Revol1). La notion d’interactivité déjà évoquée, voire celle d’immersion que convoquent plusieurs articles, souligne clairement cette attention portée à la réception où se décèle un enjeu performatif ou transformatif (d’autant plus évident qu’il est inscrit au cœur du projet, comme c’est le cas pour la recherche-action sur la prévention des risques naturels). Plus généralement, les articles témoignent d’un souci largement partagé de faire circuler la connaissance au-delà des murs de l’université, de la rendre « publique », au sens de Burawoy (Burawoy, 2009) – auquel certains font d’ailleurs référence – autrement dit, de la rendre accessible sans pour autant sacrifier la complexité de la réalité sociale étudiée.
Si la place est donnée à la « force d’expression » (Bouldoires, ce volume) des images et des sons en tant que tels, les travaux dont il est question dans ce numéro tiennent, dans l’ensemble, à donner à voir les « coulisses de la recherche », à informer le spectateur sur ses modalités de production : on montre les dispositifs de réalisation, le(s) chercheur·se(s) au travail, constituant sans doute une spécificité des formes artistiques des sciences sociales. C’est particulièrement visible dans le documentaire de Pascal Cesaro et Pierre Fournier qui, à la manière de Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (Rouch, Morin 1961), mettent en scène leur réflexivité. Cette préoccupation se donne aussi à lire dans les articles de Maëlle Banton, Élise Beck et Claire Revol, de Marie-Anne Germaine et Olivier Thomas et de Cyrielle Lévêque (ici à travers les mots de l’historien Philippe Artières qui analyse le travail de l’artiste dans le texte « Extralucide » qui prend part à l’ouvrage).
Du reste, loin d’être abandonné, le texte est plutôt considéré dans sa complémentarité (et non son opposition) avec le langage artistique2. On lui délègue un autre rôle dans la connaissance produite : expliciter au besoin, considérant que « la démarche de recherche nécessite de s’expliciter par ailleurs » (Banton et al., ce volume), ou approfondir d’autres dimensions. Sous le mode spécifique qui est le leur, les œuvres embrassent parfois l’ensemble du discours, travaillent parfois un aspect spécifique de la question de recherche pour lequel le visuel et/ou le sonore s’avère particulièrement appropriés, venant ainsi « mettre en évidence un aspect de la recherche, un détail, quelques mots, une sensation, ouvrant à des réflexions et à des interprétations » pour reprendre les mots de Filiod, Kueny et Tang. De la même manière, le film sur la vallée de la Sélune se charge d’investiguer l’espace vécu tandis que le texte rend compte des dimensions politiques et techniques de la problématique de l’arasement. Rajoutons que la parole est souvent très présente dans les travaux dont il est ici question, mais en tant qu’elle est incarnée, qu’elle articule intimement le verbal et l’infra-verbal. C’est ce que soulignent les articles de Federico Dotti, de Pascal Cesaro et Pierre Fournier, l’entretien avec Anne Marcellini et le texte de synthèse de Réjane Vallée sur l’anonymat (qui développe son propos au départ de films d’entretiens) qui placent la parole au cœur.
Parce qu’ils sortent souvent les individus de l’anonymat (c’est tout l’objet de l’article de Réjane Vallée qui investigue les pistes qu’offre ici le numérique), les arts visuels impliquent fortement les personnes et posent avec acuité la question de la relation d’enquête, autrement dit, celle de la place relative des un·e·s et des autres.
Tous les articles témoignent de la manière dont les recherches analysées dans ce numéro s’occupent et se préoccupent de « faire place » aux enquêté·e·s, pour reprendre les mots de Jessica Brandler-Weinreb. La relation entre l’équipe de recherche et de réalisation et les personnes filmées apparaît néanmoins avec une acuité particulière dans deux travaux dont les sujets en font un enjeu majeur. L’étude d’Anne Marcellini et son équipe appréhende le handicap dans une perspective précisément relationnelle et prend en charge la relation jusque dans ses intentions formelles. Si elle conditionne plus partiellement l’esthétique de l’œuvre, notons que la relation est également prise en charge formellement dans le film sur les barrages, où « [d]es images enregistrées par une caméra acoustique plongée dans l’eau en aval des barrages sont utilisées […] comme métaphore de cette situation d’habitants placés sous l’objectif de chercheurs au même titre que la faune piscicole », pour reprendre les mots des auteur·rice·s. La question de la relation se manifeste également avec une grande sagacité dans le travail de Pascal Cesaro et Pierre Fournier qui porte, selon leurs termes, sur un « univers marqué par les risques nucléaires et par les auto-censures associées » où établir la confiance s’avère crucial.
Dans cette relation, le recours aux documents audiovisuels et photographiques, voire aux œuvres de fiction elles-mêmes, comme supports de discussion et d’échange, autrement dit l’élicitation, est aussi une manière de créer un espace commun, une expérience partagée. Elle est, au demeurant, souvent prise en charge et montrée dans la restitution elle-même. Qu’il s’agisse d’archives audiovisuelles (Marcellini), de photographies de famille ou prises par les enquêté·e·s (Lévèque, Filiod, Kueny et Tang, Brandler-Weinreb), d’un film de fiction (Cesaro Fournier) ou d’une pièce de théâtre (Banton, Beck et Revol), il s’agit ainsi de faire lien au-delà des mots, là où l’image devient un médium de la relation infra-verbale.
Les négociations dont parlent Filiod, Kueny et Tang recouvrent deux aspects, intimement liés entre eux : une dimension sociale, qui renvoie à la manière dont artistes et scientifiques ont été formés (ou déformés) différemment, et une dimension matérielle, qui renvoie aux moyens que les un·e·s et les autres considèrent comme suffisants pour répondre avec exigence aux possibilités que nous offrent les arts visuels pour exprimer la pensée. Cette question économique émerge dans le numéro, souvent très explicitement. Elle renvoie à un ensemble de recherches se situant « en marge des leviers de reconnaissance établis », selon les propos de Mélanie Rainville (Galy, ce volume) et soulignant l’importance du chemin qu’il reste à parcourir pour que s’organise – pour que se dotent de lieux et de références partagées – l’ensemble pourtant croissant de pratiques et réflexions croisant arts et sciences pour regarder le monde social. Il convient de souligner l’enjeu qu’il y aurait, ici, à penser conjointement recherche et formation. À cet égard Alain Bouldoires, qui rejoint sur ce point Daniel Vander Gucht3, rappelle la pertinence qu’il y a à expérimenter l’écriture visuelle et sonore dans les formations en sciences sociales, pour l’apprentissage de l’écoute et du regard.
Deux objets présents dans ce numéro se distinguent des autres articles par leur facture et les considérations plus générales qu’ils abordent. Le podcast de Jeanne Galy examine la recherche-création sur les mondes sociaux, à partir d’un recueil de paroles de chercheur·se·s engagées dans cette démarche. Daniel Vander Gucht nous livre, quant à lui, un essai sur la rencontre entre art et science. L’un et l’autre viennent souligner ce que les articles nous disent tous à leur manière : que ces deux approches ont en commun de chercher et tout à gagner à s'associer pour enrichir notre compréhension du monde. Enfin, que chercher, c’est aussi prendre le risque de l’autre, celui d’« ouvr[ir] un espace dédié à la rencontre humaine, et pourquoi pas, à l’intériorité » (Bouldoires, ce volume).
1 Voir à cet égard « La fiction au travail », numéro du la revue Images du travail, travail des images, 2021 https://journals.openedition.org/itti/1438
2 On peut s’en réjouir, du moins si l’on considère, avec Daniel Vander Gucht, que « la dimension scopique […] ouvre un champ de connaissance et propose des outils d’exploration du social dont le sociologue s’est trop longtemps privé », mais que « toute représentation du monde conjugue nécessairement “affect”, “percept” et “concept” » (Vander Gucht, 2022) et que, de ce point de vue, l’image et le verbe ne s’opposent pas.
3 Voir notamment son ouvrage Ce que regarder veut dire (Vander Gutch, 2017), mais également l’entretien que lui consacre la Revue française des Méthodes visuelles (2022) et l’article qu’il livre dans ce numéro.
BALTEAU Émilie, TILMAN Alexandra (2022), « Vous voyez ce que je veux dire. Entretien avec Daniel Vander Gucht », Revue française des méthodes visuelles, 6, [en ligne], https://rfmv.fr/numeros/6/articles/09-vous-voyez-ce-que-je-veux-dire
BURAWOY Michael (2009), « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1-2, p. 121-144.
COMOLLI Jean-Louis (1995), « No lipping ! », Images documentaires, 22, p. 13-24.
HAICAULT Monique (2010), « La méthodologie de l’image peut-elle être utile à la recherche en Sciences sociales ? », Sociedade e Estado, 17 (2), p. 529-539, [en ligne] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00498016
VANDER GUCHT Daniel (2017), Ce que regarder veut dire. Pour une sociologie visuelle, Bruxelles, Les impressions nouvelles.
CESARO Pascal, FOURNIER Pierre (dir.) (2021), La fiction au travail, Poitiers, Université de Potiers (Images du travail, travail des images, 10), [en ligne] https://journals.openedition.org/itti/1438.
ROUCH Jean, MORIN Edgar (1961), Chronique d’un été, Argos Films, 86 min.