Olivier Traverse, Sociologue, fondateur de IdealType
Quelle est la valeur scientifique d’une œuvre sui generis artistique ? Celle de la photo-performeuse Claire Soubrier est esthétique et spectaculaire, occurrente et récurrente, immédiate et médiate. En la praticienne multiple, artiste totale, la photographe épingle les types, la vidéaste cerne les corps, la chorégraphe relie les individualités et la plasticienne s’empare des figures, sans les modeler. Claire Soubrier s’emploie en association avec ses sujets, dans une expérimentation protocolaire et par une catégorisation holistique, à saisir l’incorporation du social, son processus et son résultat. Ce faisant, l’artiste glisse progressivement d’une position compréhensive à une posture comportementaliste. Après avoir exploré les résonnances qu’entretient l’œuvre de Claire Soubrier avec l’ethnographie, l’anthropologie, la sociologie et la psychologie, l’auteur conclut que celle-ci ressortit bien à une méthode, qui, soumise à celle du chercheur, peut mener à une intelligence du social.
Mots-clés : Œuvre d’art totale, Ethnophotographie, Incorporation, Sociologie, Scientificité
What’s the scientific value of a work of art sui generis? The photo-performer Claire Soubrier’s is aesthetic and spectacular, immediate and mediate, belonging both to circumstance and recurrence. As a many-sided practitioner, total artist, the photographer pins up types, the videographer outlines bodies, the choreographer links individualities and the plastic artist grabs faces without shaping them. Claire Soubrier, in close relationship with her subjects being part of a formal experimentation and by a holistic characterization, devotes to transfixing the incorporation of the social fact, its process and its result. Doing so the artist progressively slips from a comprehensive position into a behaviourist one. After exploring the echoes between ethnography, anthropology, sociology and psychology in Claire Soubrier’s work of art, the author concludes that it is indeed a method, which, submitted to that of the researcher, can lead to an intelligence of the social issues.
Keywords : Total work of art, Ethnophotography, Incorporation, Sociology, Scientificity
Jean-Pierre (Sergent) :
Tu dis que c’est plus vrai que du vrai, mais c’est parce qu’elle joue.
- Edgar (Morin) :
Si elle jouait, je veux dire que c’était la partie la plus authentique d’elle-même.
(À propos de Marceline Loridan-Ivens dans Chronique d’un été, film de Jean Rouch et Edgar Morin, 1961)
Claire Soubrier est une artiste plasticienne. Elle est l’autrice d’une œuvre totale, essentiellement construite autour de l’image fixe et animée. Elle crée ses évènements photo-performatifs en invitant ceux qui le veulent à intégrer un dispositif architectonique ou transformatif. Par un jeu théâtralisé, Claire Soubrier questionne en nous l’attitude, le corps, le visage. Ce travail est dès ce niveau un fait social et dans sa mise en œuvre et par ce qu’il produit : « […] nous voyons des corps et les réactions de ces corps, dont idées et sentiments sont d’ordinaire les interprétations et, plus rarement, les motifs » (Mauss, 1923-1924, p. 182).
L’œuvre de Claire Soubrier, si elle est artistique, si encore elle est doublement – donc – un fait social, se réalisant et réalisé, se situe plus spécifiquement à la croisée de la collecte des représentations et d’une praxis ethno-psycho-sociologique. Aussi, plutôt que de seulement se saisir de cette production comme d’un objet de recherche, il s’agit ici de questionner en quoi la pratique de Claire Soubrier est bien elle-même un acte de recherche en soi, qui, dans un grand écart étonnamment cohérent emprunte à l’ethnographie de Jean Rouch, formalise des idéaux-types wébériens, convoque des habitus bourdieusiens et s’inscrit dans un nouveau behaviorisme sinon dans un théâtre psychomagique expérimental.
Constituant ainsi certainement une rupture épistémologique, le travail de Claire Soubrier pose de multiples questions au chercheur : celle du statut même de celui-ci – et accessoirement celle de la participation du sujet étudié à la recherche –, celles de son motif et de son ambition, celle de la vérité scientifique et de son fondement, et in fine celle des relations entre arts et sciences, essentiellement sous l’angle de la méthode.
Claire Soubrier est née en 1982. Ancienne élève du Cours Florent (1998), elle a pratiqué le théâtre et la danse. Elle est titulaire du diplôme national supérieur d’expression plastique (DNSEP) de l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Saint-Nazaire (2007) et a poursuivi sa formation à l’École cantonale d’art de Lausanne (2007-2008). Claire Soubrier vit et travaille actuellement à Lormont, en périphérie bordelaise, et se consacre à son œuvre de plasticienne.
Claire Soubrier a habité ses vingt premières années Maison Soubrier, fondée il y a plus de cent cinquante ans au cœur du Faubourg Saint-Antoine, à Paris, immense espace empli d’une « collection de meubles, objets rares [parmi lesquels une accumulation d’artefacts africains des XIXe et XXe s.], tableaux et éléments de décors [mis] à la disposition d’une clientèle à l’œil averti1 ». Enfant, Claire Soubrier a pleinement investi ces « 4 000 m2 d’entassement de meubles, on jouait dans les étages2 » .
« Je faisais des rallyes, adolescente, avec bridge, danse de salon, valse ou rock ». La jeune Claire Soubrier façonne sa tenue, au sens de « dignité de la conduite et de correction des manières3 », alors que « l’assurance que donne la certitude de sa propre valeur, et en particulier de la valeur de son propre corps ou de son propre langage est très étroitement liée à la position occupée dans l’espace social » (Bourdieu, 1979, p. 227). Aujourd’hui, l’artiste questionne par ses performances cet environnement social et ces pratiques humaines, dans une volonté d’interrogation des rôles et des conduites.
Ça me ramène à mon éducation de bienséance et de paraître. Se tenir à table, tant que ça c’est bon, d’accord pour le reste. C’est comme un iceberg, émerge l’apparence, dessous se cache le reste. Surtout vis-à-vis de mon père, encore aujourd’hui, saucer avec du pain sans prendre la fourchette ?! Dire "bon appétit" ?! Hou ! C’est comme suivre une religion. J’ai des grands parents hyper cathos, hyper pratiquants… C’est comme si la conformité était une vérité, mais il y a d’autres manières de tenir sa fourchette.
Fille de la mode et du cinéma – la mère de Claire Soubrier est une ancienne mannequin égérie d’Yves Saint Laurent et son père est un antiquaire loueur pour le cinéma –, Claire Soubrier a grandi dans un univers qui est aussi un lieu de tournage et de fashion photography, en une espèce de confusion entre l’intime et le représenté, le vrai et le faux :
J’ai souvent vu des shootings, plus des scènes de cinéma, des tournages, plus les costumes, plus les décors, avec des effets. J’ai vu se transformer des choses extraordinaires. Je me souviens d’une actrice en costume, qui fume une cigarette… J’ai retrouvé un tableau de chez-moi dans 8 femmes4…
Il s’agit d’une place hype où tout à la fois l’image prise, l’image donnée et la mise en scène sont particulièrement prégnantes :
Je me souviens d’une fête de mes parents pour leurs dix ans de mariage, les gens devaient venir avec leurs robes de mariée et nous, nous étions en enfants d’honneur ; mes parents prenaient des photos, pour leur renvoyer.
Ainsi, Claire Soubrier est-elle devenue photographe et aussi modèle, artiste et aussi personnalité, mais sans en revendiquer légitimité ni en tirer prétention, plus en jouant et toujours en questionnant :
J’utilise les codes de l’art, ça me fait rigoler. T’es identifiée comme artiste, c’est un système de pensée, prendre les codes de l’art, prendre des stèles, prendre de la peinture – pour moi le maquillage c’est de la peinture… J’ai du mal à assumer le côté social de mon travail. Même s’il y a Sophie Calle5. Et finalement j’en ai rien à foutre, de correspondre à un truc de l’art contemporain.
Le travail de Claire Soubrier ne s’arrête pas au spectacle, il a vocation à appréhender le monde à travers l’image, et il cherche quoi qu’il en soit à faire sourdre quelque vérité.
Photographie et ethnographie contribuent toutes deux à décrire la réalité sociale, toutefois « les photographes ambitionnent de composer des images, tandis que les spécialistes des sciences sociales se soucient d’élaborer une analyse savante » (Maresca, 2007, p. 63). Comment se saisir de l’œuvre de Claire Soubrier : installations, évènements, performances, photos, posters, cartes postales, montages, animations, vidéos, vidéo-clips, magazines, éditions, making-of ?
Artiste, Claire Soubrier ne se revendique en aucune manière psychologue, ethnologue ou sociologue, même si – sans doctrine ni malice, dit-elle – elle a nommé son agence6 « Sens commun » (sic), évidence des prénotions (Durkheim, 1895) ou produit de l’ajustement entre les situations et les habitus (Bourdieu, 1980) et collection créée par Pierre Bourdieu aux Éditions de Minuit en 1966. Si l’intention de Claire Soubrier est artistique et son œuvre spectaculaire, « elle met [cependant] au centre de ses projets et de ses préoccupations le lien social, la valorisation de l’être humain et l’expérimentation de l’image et du corps7 ». L’objet de son travail est bien sociétal. De plus, Claire Soubrier établit des happenings, elle engage le public dans le temps même de son intervention to see what happens, puis en restitue sa captation to show what happened. Sa matière est également sociétale.
Au-delà d’utiliser un appareil photographique, instrument éminemment technique et par-là positif (au sens d’évident, certain, réel, au point qu’on a pu dénier à ceux qui l’emploient le statut d’artiste), Claire Soubrier échafaude un dispositif expérimental conséquent, dont les protocoles, « ostensiblement revendiqués […] tendent à rapprocher la démarche des photographes de celles de scientifiques soucieux d’expérimentations rigoureuses et de conclusions probantes » (Méaux, 2019, p. 219). Sa démarche est canonique, « comme un jeu, tu as la règle, comme au Monopoly, mais on ne sait pas ce qui va se passer ». La machinerie tient lieu de méthode et de procédé, elle tend par-là à gommer la subjectivité artistique de l’auteur en renvoyant celui-ci à une simple responsabilité exécutive, qui s’efface devant la tangibilité de la chose reproduite.
Pour autant, ce que produit Claire Soubrier est-il vrai ? Il s’agit de la (re)production et de la (re)présentation subjectives par un sujet se revendiquant tel d’un réel (re)construit et mis en scène : tout milite pour réfuter la véracité de la chose, d’autant plus que son œuvre (non documentaire) est le fruit d’une approche artistique, ce qui potentiellement « invalide la possibilité d’utiliser ces photographies comme preuves permettant de tirer certaines conclusions » (Becker, 2007, p. 38). En réalité, peu importe la valeur immédiatement probante de la chose. En en ayant isolé les espèces, nous pouvons rendre l’objet chimiquement pur : la subjectivité de l’artiste est objectivable et le jeu des acteurs est analysable, a fortiori dès lors que les « conventions et [les] modes artistiques qui étaient en cours au moment où fut prise la photographie » sont déclarées et décrites. « Une fois qu’on les connaît, on peut se concentrer sur les formes d’échantillonnage, d’omissions et de biais pouvant correspondre à ces conventions » (Becker, 2007, p. 38-39).
Comprendre adéquatement une photographie, qu’elle ait pour auteur un paysan corse, un petit bourgeois de Bologne ou un professionnel parisien, ce n’est pas seulement reprendre les significations qu’elle proclame, c’est-à-dire, dans une certaine mesure, les intentions explicites de son auteur, c’est aussi déchiffrer le surplus de signification qu’elle trahit en tant qu’elle participe de la symbolique d’une époque, d’une classe ou d’un groupe artistique.
(Bourdieu et al., 1965, p. 25)
Ainsi, non seulement on peut arguer à la suite de Howard S. Becker que « savoir que le photographe a des intentions artistiques ne disqualifie pas son travail en tant que preuve » (2007, p. 38), mais encore inférer à la suite de Pierre Bourdieu et al. (1965, p. 25) que cet art apporte un « surplus de signification ».
L’analyse de la production de Claire Soubrier nous conduit à devoir mener une triple interprétation : celle de la révélation du réel saisi par elle, celle de la façon même dont elle se saisit de ce réel en tant qu’artiste et celle de la manière dont les figures humaines qu’elle appréhende se conforment à leur statut de modèle, terme qu’il convient d’intégrer tant au sens courant de personne qui pose pour un photographe, un peintre ou un sculpteur qu’à celui initial de « figure à reproduire8 ».
En 2009, Claire Soubrier soulève « Le poids du beau » (images 1-5), masse muséale de modèles et de parures qui nous renvoie à une culture primitive fantasmée, investissant ici la Maison Soubrier et s’appropriant son atmosphère sépulcrale : « C’est une non-présence, les objets sont emprunts de l’expérience de l’homme, ils gardent la trace de l’énergie humaine ». Cette création est simplement présentée par l’artiste comme « une manière de communiquer avec [son] père », mais elle signe dès la naissance de l’œuvre un fétichisme fondateur qui annonce l’ambition d’une réification (Marx, 1867) : « Ces objets sont inanimés ; je les objective, les gens. »
Claire Soubrier procède la même année à un travail d’entomologiste, au sens de entomon (ἔντομον), « découpé », et logia (λογία), « théorie ». Toutefois ce n’est pas d’insectes qu’elle discoure mais d’humains, avec « Vladimir » (images 6-10), une série où l’artiste morcelle, isole et encage ses sujets. Ses modèles sont épinglés dans leur unicité en une collection destinée à leur observation, ceux-ci restant cependant bien vivants, à la différence des arthropodes exposés usuellement en cabinets de curiosités. En s’émancipant du pur représentatif du « Poids du beau », le travail de Claire Soubrier gagne alors en vie et en vérité. L’artiste dans une forme d’épure propose le fondement d’une classification littéralement emboîtée et nous amène à porter notre attention sur ce qui rassemble ou distingue :
C’est sensuel, on a tendance à représenter des femmes comme ça, mais pas des hommes ; les hommes sont plus dans une masculinité de force et rarement dans une sensibilité, ce qui était cependant plus le cas peut-être avant dans la peinture.
Claire Soubrier poursuit la décennie suivante avec ses séries « Des personnes de qualité, panels 1, 2, 3 et 4 », en constituant des échantillons de frères (images 11-15), de blondes (images 16-20), de vieilles dames (images 21-25) et de barbus (images 26-30), en taxinomiste cette fois-ci, procédant dès lors véritablement à une classification. Claire Soubrier tente l’exhaustivité, en proclamant vouloir rassembler à terme quelque 500 personnes sur ce projet.
L’enjeu est de créer différents groupes, en sélectionnant, rassemblant et assemblant des hommes, des femmes, des blondes, des personnes aux cheveux gris, des enfants… À l’image d’une recherche sociale et iconographique, je regroupe, je forme et photographie ces personnes suivant le même protocole. Toujours [ou presque] photographiés deux par deux, se lovant l’un contre l’autre et portant chacun un haut noir et du rouge à lèvres9.
Dès ce premier niveau, les photographies de Claire Soubrier permettent de répondre à « la question du passage du cas au type (et réciproquement), notamment à travers la constitution de séries photographiques. Au-delà des “clichés” généralisateurs, ce type de travaux permet des mises en comparaison et la mise en évidence de contrastes » (Chauvin et Reix, 2015, p. 30). Mais le travail de la plasticienne dépasse la simple « restitution particulièrement efficace de la constitution de “types sociaux”, dont les descriptions littéraires ne peuvent parvenir à rendre compte de façon aussi précise et “incarnée” » (Chauvin et Reix, 2015, p. 31) : il explore la fabrique sociale de ces « types », ne se contentant pas de les exposer.
Dans ses séries photographiques, Claire Soubrier introduit deux réactifs (que l’on pourra isoler du produit) : le maquillage (et notamment le rouge à lèvres), « trait valorisé dans la corporéité modale qui fait le corps signe et spectacle » (Traverse, 1996, p. 132), et l’habit noir, borniol des pompes funèbres ou accessoire de cinéma, qui vont chacun relier et uniformiser, aplanir mais aussi souligner par contraste ce qui fonde individuellement la parité, toutes choses égales par ailleurs, dans un subtil jeu des différences. L’invariant = la peinture de la bouche, le code vestimentaire et l’appartenance (supposée) à un genre (frère, blonde, âgée, barbu) ; le variant = la conformation de et par chacun des sujets au modèle assigné (frère, blonde, âgée, barbu) ; ce qui apparaît = le jeu des individus actant, niveau qui « introduit le concept de stratégie des acteurs. Là apparaissent le distingué et le vulgaire. L’apparence est indice de positionnement dans une classification établie par les individus […] qui s’approprient les pratiques et les allures classées et classantes » (Traverse, 1996, p. 137).
Claire Soubrier ne s’interdit toutefois pas l’écart à la norme : parmi les frères, un père et son fils (image 14), mais quoi de mieux pour sérier qu’une irrégularité qui agit alors en révélateur ? La règle fraternité est ici soulignée par l’intrus, et encore une fois, ce qui distingue vient interroger ce qui unit. Les regards ne sont plus les mêmes, divergent et se croisent là où ils fixaient un même avenir. Dès lors que l’artiste assure ne pas interférer dans le jeu que décident ses modèles, on doit convenir que cette image révèle une parentalité distincte, une différence, une irrégularité dans la conformité que vient intégrer notre regard. « Ils ont un tee-shirt noir, ils vont se ressembler en même temps que se fait une différence. Ça parle de notre vision des gens, tu as un regard global et il y a des différences qui apparaissent. » En questionnant la fraternité, Claire Soubrier interroge alors également la filiation, la sienne – « Je suis née en ayant peur de ne pas être reconnue par mon père ; je suis très proche de mon père, comme s’il fallait que je valide être la fille de mon père ; mon travail est prétexte à reconnaissance » –, mais aussi la nôtre et très certainement une forme assez universelle de la parenté.
Le propos n’est pas uniquement de porter analyse sur cet indice de positionnement qu’est l’apparence corporelle mais de faire valoir la rupture entre observation et expérimentation : « Le fait est conquis contre l’illusion du savoir immédiat » (Bourdieu et al., 1968, p. 35). Des pistes peuvent assez immédiatement apparaître : une empathie fraternelle et la soumission à une instance supérieure ou une sororité d’opportunité sinon une intégration restituée de « l’image de la mère et de celle de la pureté10 », etc. On portera plus avant son attention sur la conformation à l’attente, faisant apparaître alors dans une forme d’hystérésis et l’attente que l’on imagine être celle du spectateur (ou plus généralement de la société) et la propre réponse du modèle, expression spontanée favorisée par le dispositif, tel « l’habitus [qui] est un capital, mais qui, étant incorporé, se présente sous les dehors de l’innéité » (Bourdieu, 1980, p. 134).
Cette ἕξις (héxis, état) n’est pas une manière consciente et active au sens aristotélicien mais une disposition, issue de l’incorporation par l’individu des schèmes de représentation, eux-mêmes construits par sa socialisation, et qu’il délivre alors en réponse à l’injonction de figurer être frère, blonde, vieille ou barbu. Ici, les modèles ne jouent pas le frère, la blonde, la vieille ou le barbu, mais sont frères, blondes, vieilles ou barbus tels que leur expérience sociale les a conduits à intégrer être frère, blonde, vieille ou barbu. Le dispositif nous renseigne ainsi sur les formes distinctives de ces représentations incorporées.
Claire Soubrier emprunte la neutralité bienveillante au sociologue et invite en 2018 sept résidents de l’Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Éhpad) du Petit Trianon à Bordeaux à s’exprimer sur leur image, la beauté et la vieillesse à travers l’opération « La beauté c’est les autres » (vidéo 1). Claire Soubrier, accompagnée de quatre maquilleuses et d’un barbier professionnel, de deux assistants réalisateurs et d’un preneur de son, place ses interviewés au sein d’un agencement scénique fort, avec le concours du personnel de l’Éhpad. Le travail de post production est important et le graphisme vient appuyer un formalisme mis au service du fond. Le discours, qui va bien au-delà du verbe, des personnes participant au dispositif libère une expression riche quant à ce qui fonde l’apparence corporelle, « ce par quoi se révèle l’efficacité du social, qui s’ancre ainsi dans l’individu et inversement ce par quoi le social est rendu possible » (Drulhe, 1987, p. 5).
Claire Soubrier souligne ou isole, avec pour intention d’intensifier les aspérités constitutives de ses types, ainsi de la femme, avec sa longue série « Promenons-nous dans le moi pendant que le vous n’y est pas » (image 31), dont elle détoure le buste et le met en contraste avec la sphère publique ou domestique. Ce faisant, si Claire Soubrier place l’individu en action de, et son « Chevalier » (vidéo 2) chanteur de charme chante et charme, elle ne fait pas que restituer une réalité sociologique, mais encore elle use de son média pour porter un discours sociologique, construisant, « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et discrets […] qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau » (Weber, 1918, p. 172-173), des idéaux-types. Claire Soubrier propose ainsi en un vidéo-clip un faisceau de concepts pour interroger les relations entre les phénomènes, leurs liens de causalité et leur signification : ici l’amour, le sexe, la mort et la fabrique de l’amoureux, avec ces filles qui font « une armure de mains comme si elles le modelaient ».
En présentant ce qui s’apparente à des archétypes (mais n’en sont pas, il s’agit ici de types idéels, guides conceptuels), Claire Soubrier glisse d’une posture descriptive (catégorielle) puis révélatrice (des habitus) à une proposition explicative (des motifs). L’artiste nous amène à la compréhension de la vieillesse, de la féminité ou de l’amour par une œuvre qui combine rationalité et affectivité, et dont on peut inférer origines, principes et sens sociaux. Comment et jusqu’à quel point l’action des personnes âgées filmées ici, des femmes photographiées là ou de l’amoureux enchanté ailleurs se détermine-t-elle socialement ou laisse-t-elle entrevoir l’individualité des agents que sont ces gens-là ? Dans quelle mesure ces acteurs sociaux font-ils part d’un pur libre arbitre ou sont-ils fatalement construits selon une causalité exclusivement sociale ? En quoi leur ἕξις (héxis, état) est-elle passive, active ou réactive ? La mise en place de modèles par Claire Soubrier offre un outillage permettant de déceler ce qui relève du sens donné par les acteurs et ce qui relève d’une domination sociale, causalités nécessairement partagées mais qui permettent quoi qu’il en soit a minima une compréhension du social.
Dégageant tout autant des types généralisants (universels) et des types individualisants (spécifiques), Claire Soubrier offre des tableaux descriptifs et des tableaux explicatifs. Ces types construits ont pour intérêt (outre leur qualité artistique !) méthodologique de fournir différents patterns aptes à générer le discernement de ce qui est observé, alors qu’« un ensemble de faits n’acquiert un sens qu’après passage par le filtre d’une structure de connaissance » (Coenen-Huther, 2003, p. 541). Ces simplifications du réel empirique que sont les photographies ou les films de l’autrice ne se suffisent pas nécessairement en elles-mêmes pour produire de la connaissance mais prennent toute leur valeur heuristique dès lors que les portraits réalisés par l’artiste laissent apparaitre les écarts à la représentation idéale, procédant d’« un principe d’intelligibilité par la mise en évidence de contrastes » (Coenen-Huther, 2003, p. 542). À titre d’exemple, Richard Hereau, le résident qui déclare « avoir trouvé ça parfait, d’être différent […], mais pas tous les jours, après il faut revenir au naturel » dans « La beauté c’est les autres » (vidéo 1) nous offre par divergence d’avec la construction idéale-idéelle de la beauté âgée des clés de compréhension du queer transformiste senior.
Claire Soubrier poursuit sa démarche compréhensive du monde sociétal, dans une tentative plus universelle mais toujours appuyée sur les figures, cette fois déjà porteuses en elles de propos, par l’exploration des récits fabuleux originels. L’autrice use d’images simplifiées qui permettent l’appréhension des individus dans la collectivité selon une approche structuraliste (Lévi-Strauss, 1964). Claire Soubrier s’empare des légendes et des formes qui allégorisent notre rapport aux questions fondamentales de notre être-là, et notamment zum Tode, vers la mort (Heidegger, 1927).
Claire Soubrier met en systèmes, le plus souvent duels, les polarités imaginaires constitutives de nos récits culturels. Ainsi l’autrice explore-t-elle les schèmes constitutifs de notre rapport au monde : le nu et le couvert avec « Flash dance » (image animée), qui renvoie à la question de l’articulation entre la nature et la culture de « Garden party » (image 32) et embrasse celle de l’animalité qu’elle aborde avec « Sauvage » (vidéo 3). En n’opposant jamais les polarités narratives, Claire Soubrier appréhende la complexité des constructions sociales. Ainsi la culture n’est-elle pas un contraire de la nature mais une greffe à celle-ci, complétion adaptative socialement réglée. Ainsi le sauvage (ici le « sauve-âge »), parfois plus nu que les bêtes à poils ou à plumes, a-t-il les veines telles les nervures d’une feuille et la peau telle une écorce, mais aussi se pare, se coiffe, se maquille et pose sa voix dans un chant.
Cette même réductibilité unitaire est convoquée par « Hermaphrodite » (vidéo 4), fils d’Hermès, messager des dieux, et d’Aphrodite, déesse de la beauté, fusionné avec la naïade Salmacis, pour n’être « plus deux, mais une forme double, dont on ne peut dire si elle est fille ou garçon ; ils semblent n’être ni l’un ni l’autre et être l’un et l’autre » (Ovide, Les Métamorphoses, livre 4, vers 378-379). L’interprétation de Claire Soubrier est fidèle à l’idée d’une fusion dans laquelle ne se dissolvent pas les parties mais bien d’une agrégation de celles-ci : plus ni l’un ni l’autre, mais bien et l’un et l’autre, « une figure unique » (vers 374), comme nous le dit aussi le poète latin. Le récit de Claire Soubrier ne marque pas l’échec de l’union mais la fertilité de l’hybridation.
Les dialectiques de Claire Soubrier articulent ainsi les sèmes fondateurs dans une structure rendue cohérente par la cohérence même de son œuvre et dont on peut inférer les relations que le système social entretient avec son environnement. « Nightmare » (vidéo 5) par exemple nous renvoie à notre rapport nécessairement ritualisé à la mort et convoque religiosité, voile et linceul ou suaire, morbidité, inhumation et tombe, pour chasser notre peur de la tragique finitude humaine. Claire Soubrier pointe ici l’agissement même du rite, bien supérieur à celui du simple protocole, et en effet, « les actes rituels […] sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions ; ils sont éminemment efficaces ; ils sont créateurs ; ils font » (Mauss et Hubert, 1902-1903).
« Danse élargie », concours organisé par le Musée de la danse à Rennes et le Théâtre de la ville à Paris, permet à Claire Soubrier de proposer en un lieu majeur de reconnaissance internationale de la danse contemporaine un évènement performatif, « Facing landscape » (vidéo 6), dans lequel neuf danseurs (dont Claire Soubrier elle-même, centrale) intégrés à une structure font symbiose. Entre contrainte et tension, ce même corps ennéacéphale et octadécagambe allégorise la divergence individuelle et la cohésion sociale.
L’observation des corps (dans leurs matérialités et leurs représentations, dans leurs configurations et leurs mouvements) et l’analyse des processus d’incorporation peuvent devenir des moyens pertinents pour la compréhension et l’explication des transactions tendues, constitutives du sociétal, entre l’institué et l’action, entre les contraintes de la morphologie et des codes – et la dynamique du social où se font et se défont les liens sociaux.
(Drulhe, 1987, p. 6)
Claire Soubrier était en résidence en novembre 2020 à l’espace culturel Somewhere de Bonassama (Bonabéri, Cameroun) afin de poursuivre son travail sur les femmes dans le cadre de sa série « Promenons-nous dans le moi pendant que le vous n’y est pas », en intégrant à celle-ci les femmes artistes (image 33) et les femmes du marché des arts et des fleurs de Bonandjo à Douala (Cameroun). L’artiste a pu saisir l’entièreté du fondement ritualiste de sa démarche à travers l’accueil qui lui a spontanément été fait :
Il y a eu une cérémonie d’intronisation, j’ai pris une flamme remise par un chef du village pour accueil dans son pays et pour exporter mon travail dans le monde entier. J’ai ressenti beaucoup de choses là-bas, tout s’est déroulé autour de moi. Tout le monde a participé, les femmes ont peint, cloué… on a mis des calebasses décorées en lumière. Tous étaient très gentils. Mon travail prenait toute sa signification, j’étais à ma juste place. La cérémonie, j’ai craint que c’était touristique. En fait non, c’est un grand respect, un accueil. Les chefs [coutumiers], c’était un honneur qu’ils viennent habillés [en costumes traditionnels] comme ça.
Cette action a permis l’expression d’une socialité féminine puissante, qui peine à paraître autrement :
Le protocole, je l’ai proposé, mais en fait ça existe [préexiste] comme ça, sculpture, maquillage. Je ne voulais pas tomber dans un stéréotype. Le maquillage ethnique, c’est le mec [Stéphane Eloundou, fondateur] du Somewhere. Mon action était comme si ça appelait les gens à participer, comme si j’avais planté une graine. Comme si parfois il faut juste se laisser guider. Ils participent au truc. Ils ont une culture de l’image, une culture de l’apparence, très lissée, très léchée […] Il n’y a pas toute l’interview. Elle dit « une femme artiste est une femme libre », elle a 19 ans (vidéo 7).
Les évènements mis en place par l’artiste décrivent des invariants sociaux qui sont aussi les portraits bénéfiques des civilisations du monde. Ceux qu’en dresse Claire Soubrier sont éminemment culturels, ils sont le reflet de notre société et de celles plus lointaines, mais encore ils en sont constitutifs et régulateurs.
En 2017, Claire Soubrier s’intègre au casting de « Hypervitaminé » (image 34), sans pour autant orienter de quelque façon que ce soit l’expression festive des plus de quatre-vingts autres participants : « Comment se libérer ? Plaisir de s’amuser. On a le droit de s’amuser avec une banane sur la tête. » Dans le travail de la plasticienne, le corps n’est pas seulement le reflet d’une socialité, mais il participe de celle-ci, et si la société prend corps, le corps prend société, plus encore dans « les situations de crise, d’excès […], dans l’hédonisme ou l’orgiasme de la fête (qui peut être révolutionnaire), les sens dépassent leur étiage habituel […] et le corps se découvre dans l’action et l’interaction des capacités nouvelles [qui ressortissent à un] procès de socialisation » (Drulhe, 1987, p. 6).
Lorsque Gustave Courbet peint entre 1854 et 1855 « L’atelier du peintre », l’artiste s’intègre central en un tableau où figurent les grands types sociaux de son époque en une « allégorie réelle » (c’est le sous-titre de l’œuvre), formidable oxymore qui condense la problématique de la place de l’observateur (ici le peintre Gustave Courbet lui-même) et de l’observé (ici Napoléon III, Lazare Carnot, Baudelaire, Proudhon, etc., figurant l’exploiteur et l’exploité, le prince et le pauvre, le marchand et le poète, etc.). L’artiste (le chercheur, le scientifique) peut-il se montrer ? Il existe quoi qu’il en soit. Présent, n’influence-t-il pas la scène ? Absent, n’autorise-t-il pas mieux le spectateur à comprendre sans prisme la représentation ? Mais son absence n’est qu’un leurre, l’artiste (le chercheur, le scientifique) existe quoi qu’il en soit. Aussi doit-on considérer que la présence montrée de l’artiste, du chercheur ou du scientifique, n’est, a minima, qu’honnêteté.
Claire Soubrier, quant à elle, n’est pas simple présence pour présence. « Même moi je fais partie du dispositif, si ce n’était pas moi, ça ne marcherait pas. Je vais expliquer dans quelle position je me trouve et pourquoi ». La performeuse agit en catalyse, provoque la réaction sans paraître participer à celle-ci, et en favorisant alors la réciprocité des regards, permet, comme l’autorisait Jean Rouch, que « ses sujets “ethno” montrent, parlent, pensent et effectuent des “ethno” rituels. La connaissance n’est plus volée, […] elle résulte d’un partage entre ethnographiés et ethnographe » (Diop, 2007, p. 188), entre photographiés et photographe, entre modèles et plasticien.
La photographe, que l’on peut observer s’observer observer, adopte une position participative et s’abandonne à ce que le « hasard » fera : « Qui veut vient, y’a pas de casting, c’est le hasard, je ne suis pas maître, je propose un dispositif, ils en font ce qu’ils veulent. » Cette place au contact direct lui permet de toucher le réel au plus près. Dès 2009, dans « Star system », Claire Soubrier est éminemment présente, comme on le voit en making-of (vidéo 8), sinon en tant que maîtresse de cérémonie – « Je suis le chef d’orchestre. » – du moins dans un geste de photographe (ici) mondaine. Elle encourage les participants à « montrer au monde une autre image d’eux-mêmes, quelque chose de plus profond, plus instinctif, voire de plus animal11 » . Inscrite dans une posture réflexive, Claire Soubrier interroge autant ses propres valeurs que celles de ses modèles.
Une autre lecture, psychologisante, peut être portée sur l’œuvre de Claire Soubrier. Sa production artistique évoque possiblement la publicité, avec par exemple « Glitter » (vidéo 9), un travail effectué en collaboration avec le photographe Miguel Ramos. Ce happening photo et vidéo réalisé à la demande de l’école Icart de Bordeaux invite quelque trente modèles à se faire maquiller avec des paillettes et du rouge à lèvres (aussi bien les femmes que les hommes) et à poser seul ou en groupe sous les flashs pour exécuter de petites scénettes. Par glissement, l’œuvre de Claire Soubrier, où la forme est une esthétique et une herméneutique, tout en empruntant à la mercatique, devient Gestalt. Ainsi les comportements des élèves forment-ils ici une image globale qui transcende la somme de leur individualité et constitue un tableau de la jeunesse élève en management de la culture et du marché de l’art.
Dans une perspective expérimentale et non-plus simplement descriptive ou compréhensive, Claire Soubrier stimule les comportements en réaction à des conditions le plus souvent a priori incongrues. Ainsi, l’artiste, qui se dit « un peu tortionnaire », place-t-elle ses sujets dans des situations destinées à les faire réagir : les inconnus du « Star system » (vidéo 8) sont les vedettes, le public de la « Garden party » (image 32) est l’œuvre elle-même, les individus on « Connect » (image 35) se lient ou se lissent, les hommes ont les ongles et les lèvres peints, comme on peut le voir dans « Parce que je le vaux bien » (image 36).
Alors qu’il étudie la question de l’influence sociale sous l’angle du conformisme, Stanley Milgram met en place en 1963 un dispositif destiné à expérimenter la soumission des individus à l’autorité. La méthode même est en soi particulièrement prégnante dans l’école behavioriste, qui à la suite d’Ivan Petrovitch Pavlov expérimente l’expérimentation (étudie l’apprentissage) et le conditionnement (qui fait écho avec la notion de protocole). Chez Stanley Milgram, l’expérience est triplement faussée (truquée) : alors que les protagonistes autres que l’« autorité » (the experimenter) sont censés avoir été recrutés par petite annonce, en réalité ça n’est le cas que pour l’« enseignant » (the teacher) alors que l’« élève » (the learner) est un larron ; c’est l’« enseignant » qui est l’objet de l’expérience (mais ne le sait pas) et non l’« élève » (à l’inverse de ce qui est dit par l’« autorité » au cobaye « enseignant ») ; les décharges électriques tout comme la souffrance de l’« élève » qui les reçoit sont simulées. L’expérience montre effectivement la soumission des cobayes (les « enseignants ») à l’autorité et la tension que crée chez ceux-là le conflit entre obéissance (à un ordre qui oblige à infliger à l’« élève » force douleur par électrocution) et libre arbitre (de refuser en conscience d’infliger une telle douleur). Au-delà de la question éthique (chez Stanley Milgram) se pose celle de la parenté épistémologique avec le travail de Claire Soubrier : recrutement, dispositif, protocole. Et il est d’ailleurs notable que l’expérience de Staley Milgram est très cinématographique : en sus de la captation filmée de celle-ci, elle est reprise au cinéma avec, dans ses principes, Orange Mécanique (Kubrick, 1971) ou, plus fidèlement, avec I… come Icare (Verneuil, 1979).
Avec « Les Mecs », Claire Soubrier adopte une démarche comportementaliste (bienveillante) qui s’inscrit là encore dans le champ de l’expérimentation. Dans « Les Mecs » (image 37) – les Mecs sont des Maisons d’enfants à caractère social –, les jeunes filles du foyer La Calypso à Eysines sont photographiées en quatre séances, au naturel, maquillées nude, maquillées contouring et enlaidies. L’expérience vécue par elles est l’occasion d’éprouver l’individualité, l’altérité, la féminité, la beauté, le soin, la représentation, l’estime, la confiance, l’autonomie… et de l’exprimer plus tard en entretiens. Cette action prouve l’efficience qu’une telle démarche peut avoir dès lors qu’elle est cadrée déontologiquement et méthodologiquement.
Dans un mouvement inverse à plusieurs titres à celui qui l’a conduite à cerner Hermaphrodite (vidéo 4), Claire Soubrier invoque la même année 2019 une autre figure mythique, dans sa série des « Fauconnières » (image 38), réalisée en collaboration avec l’artiste Margot Sokolowska. Invitées par le centre culturel du Bois Fleuri de Lormont, les deux artistes ont réalisé pour l’exposition les portraits de leurs héroïnes fantasmées et inspirées de leurs pratiques artistiques singulières. Alors qu’avec « Hermaphrodite », l’homme (Max, le sien) fusionne avec la femme, cette fois c’est la femme (Claire elle-même) qui mute et se dédouble en une figure empruntée en la circonstance à la magie algonquine et aux comics new-yorkais : celle de l’oiseau-tonnerre, autre métamorphose ou, plus justement, esprit auxiliaire.
La dissonance cognitive produite par des situations contradictoires crée une tension que Claire Soubrier attend résolutoire. Ainsi de ces inconnues blondes castées dans la rue et amenées à (re)présenter « les blondes » dans le panel 2 de la série « Des personnes de qualité » (images 16-20), Claire Soubrier n’entend pas seulement en saisir ce qui est incorporé (comme valeurs ou attitudes) par ses sujets, mais encore pour elles-mêmes (elle-même ?) réduire leur (sa ?) propre distance à ce modèle : « Elles sont toutes blondes aux cheveux longs et je suis brune aux cheveux courts. Comme si j’allais au plus profond de la personne, en un acte psychomagique. » Claire Soubrier glisse alors de la description d’acteurs actant dans le cadre « de tableaux de pensée homogène » (Weber, 1918, p. 173) au « théâtre de la guérison » d’Alejandro Jodorowsky (1995), pour « rendre les gens au même niveau que [sa] mère », une icône. Anti-surréaliste, Alejandro Jodorowsky veut « apprendre à la raison à parler le langage des rêves » (Jodorowsky, 2019) plutôt que l’inverse, dans une démarche qui s’appuie sur les actes plus que sur les mots, à laquelle s’apparente celle de Claire Soubrier.
Aussi la magie est-elle diffuse dans l’œuvre de Claire Soubrier, elle apparaît comme représentation : « Jodorowsky résout ton problème de créativité avec de la merde en te faisant chier dans un pot » et comme acte, avec un attendu résolutoire : « Un acte psychomagique te permet d’être dans une action, sert soit à réparer des choses soit à dépasser nos limites. » Mais dans le système nécessairement complexe de Claire Soubrier, bien évidement représentation et acte ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et se combinent. La magie participe de l’illusion, comme « lors du vernissage, un mec me dit qu’il n’a pas aimé, il croit que c’est vraiment une sculpture qu’on lui montre, mais il voit qu’elle a cligné des yeux, il se dit qu’il y a un mécanisme, mais elle est vraie, il n’est pas content », mais encore du dispositif même et de ce qu’il rend possible :
Je cherche comment dépasser la vision d’assemblage, les personnes âgées, à elles c’est un acte de psychomagie, aux autres c’est proposer un autre regard. Le fait de les interviewer permet d’exprimer des choses : « l’homme est un rival », ça permet de le dire. Elles vont dire des phrases très fortes, comme un slogan.
(Série « Promenons-nous dans le moi pendant que le vous n’y est pas »,
femmes artistes, espace culturel Somewhere ; image 33 et vidéo 7)
Par la magie qu’invoque Claire Soubrier, celle-ci ne se disqualifie-t-elle pas comme porteuse d’une démarche légitimable par les sciences, fussent-elles sociales ?
Le magicien est l’homme qui, par don, expérience ou révélation, connaît la nature et les natures ; sa pratique est déterminée par ses connaissances. C’est ici que la magie touche de plus près à la science. Elle est quelquefois même, à cet égard, fort savante, sinon vraiment scientifique. Une bonne partie des connaissances, dont nous parlons ici, est acquise, et vérifiée expérimentalement.
(Mauss et al., 1902-1903, p. 74-75)
Marcel Mauss reconnaît bien à la magie un statut proto-scientifique, du moins au niveau de la méthode, ce qui tend à valider la démarche de Claire Soubrier comme relevant de la science, sinon à entériner encore ce qui ressortit à la compréhension ou à l’explication.
Imaginons qu’il soit une (plusieurs ?) réalité (réalités ?) sociale (sociales ?) que nous devions présenter, représenter, comprendre et expliquer. Au moins deux écueils se profilent, au premier rang desquels le fait que nous participons de cette (ou de ces) réalité(s). Il faut alors rechercher la distance. Une réponse à cette difficulté est celle portée par le poète ou par l’artiste, qui transcendent les contingences en propositions possibles.
Une autre question, ô combien actuelle et nécessaire, est celle de la vérité, plus prégnante encore dans les sciences de l’homme, du fait même de leur objet, alors que « dans son affirmation que l’être est une fiction Héraclite gardera éternellement raison. Le “monde des apparences” est le seul réel : le “monde-vérité” est seulement ajouté par le mensonge… » (Nietzsche, 1888, p. 127). Sur ce point, la production de Claire Soubrier en tant que corpus appropriable par le chercheur en sciences humaines est légitimée par une intention, un protocole et un catalogue qui possèdent en soi une vertu heuristique et qui pour soi aident à objectiver cette fiction de l’être que l’artiste accomplit.
Aussi, dès lors que le chercheur tient compte des intentions de l’artiste pour en corriger les effets et identifie les éventuels parasites pour les isoler, le travail de Claire Soubrier constitue bien une méthode, au sens de meta (μετά), « avec » et de hodos (ὁδός), « direction qui mène au but », susceptible d’être saisie au même titre que d’autres, voire pas plus trompeuse que certaines qui pourraient apparaître intuitivement plus rigoureuses, telles par exemple les statistiques, sachant qu’« il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques » (Twain, 1906-1907, I, 246).
Si l’art est une façon d’être (Ovide, Les Métamorphoses), une habilité, un métier ou une ruse12, c’est encore une manière et par là une méthode. Si l’art emprunte spectaculairement à la science – regardons les fractales (figures mathématiques auto-similaires infinies) de Benoît Mandelbrot13 –, nous voyons aussi que la science gagne à emprunter à l’art, et il n’est pas impossible que ces brisures dentelées, pointues et recourbées que le mathématicien a mises à jour n’aient été découvertes ou à tout le moins confirmées sans passer par l’observation de phénomènes sociaux, susceptibles eux aussi de reproduire la même forme ou structure à toutes les échelles, indéfiniment.
1 « Qui sommes-nous ? », site Internet de la Maison Soubrier : https://www.soubrier.com/fr/about.
2 Les citations qui ne font pas référence à un auteur en bibliographie sont issues d’entretiens avec Claire Soubrier, réalisés au domicile de l’auteur les 15 septembre et 9 décembre 2020.
3 Entrée « Tenue » du dictionnaire Le Petit Robert 2020.
4 Film de François Ozon (2002), réalisateur, scénariste et producteur français né à Paris en 1967.
5 Sophie Calle, artiste plasticienne, photographe, femme de lettres et réalisatrice française née à Paris en 1953.
6 Sens commun est une agence fondée en 2018 par Claire Soubrier et le sculpteur Max Boufathal, elle promeut la création contemporaine par la valorisation et la diffusion du travail des artistes.
7 « À propos », site Internet de Claire Soubrier : http://www.clairesoubrier.com/a-propos/#texte
8 Entrée « Modèle » du dictionnaire historique de la langue française Le Robert 1992.
9 « Des personnes de qualité », panel 1 « Les frères », site Internet de Claire Soubrier : http://www.clairesoubrier.com/projets/des-personnes-de-qualite/#texte
10 « Des personnes de qualité », panel 2 « Les blondes », site Internet de Claire Soubrier : http://www.clairesoubrier.com/projets/faces-aux-soleils/
11 « Star system I », site Internet de Claire Soubrier : http://www.clairesoubrier.com/projets/star-system-i/.
12 Entrée « Art » du dictionnaire historique de la langue française Le Robert 1992.
13 Benoît Mandelbrot, mathématicien découvreur des fractales (1967 pour la théorie, 1975 pour le terme) né à Varsovie (Pologne) en 1924 et mort à Cambridge (États-Unis) en 2010.
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Olivier Traverse, « Claire Soubrier. La plastique du réel », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 9 juin 2021, consulté le . URL : https://rfmv.fr