Émilie Balteau, Chercheuse associée, Université d’Évry Paris-Saclay, CPN
Adossé à un travail de recherche socio-filmique portant sur les effets sociaux de la rénovation urbaine, cet article propose d’interroger le rapport qu’entretient le regard sociologique avec la dimension sensible du monde social lorsque la recherche s’écrit en images. Il aborde plusieurs aspects soulevés par cette question, intimement liés entre eux : le film comme mode de connaissance singulier qui opère par le sensible ; l’attention portée, dans le travail de terrain en particulier, à la dimension sensible du monde social ; les dispositifs de réalisation déployés pour rendre sensible/visible le film ; la manière dont le film, comme objet sensible, n’en prend pas moins en charge les mécanismes structurels et les concepts qui y réfèrent.
Mots-clés : Sociologie visuelle, Film documentaire, Sensible, Rénovation urbaine, Classes populaires
Backed by socio-filmic research on the social effects of urban renewal, this article proposes to question the relationship that the sociological viewpoint has with the sensitive dimension of the social world when research is written in images. It addresses several aspects raised by this question, which are intimately linked to each other: film as a singular mode of knowledge that operates through “the sensitive”; the attention paid, in fieldwork in particular, to the sensitive dimension of the social world; the production devices deployed to make the film sensitive/visible; how the film, as a sensitive object, nonetheless takes charge of the structural mechanisms and concepts that refer to it.
Keywords : Visual sociology, Documentary film, Sensitive, Urban renewal, Working classes
Flaherty ne suit pas Nanook1 à la trace, en chasseur d’images ; il engage avec lui un dialogue, il lui demande de collaborer étroitement au portrait sociologique qu’il entreprend, un portrait où l’Esquimau, sortant de l’anonymat, prend figure d’homme […] Loin de constituer un obstacle à la perception claire du phénomène social, l’aura magique qui cerne l’image de l’homme à l’écran remplit paradoxalement une fonction utile dans la connaissance sociologique, qui est d’abord reconnaissance.
(Heusch, 1962, p. 36 et 65)
Cet article propose d’interroger le rapport qu’entretient le regard sociologique avec la dimension sensible du monde social lorsque la recherche s’écrit en images (et en sons). Il s’arrime à la recherche de doctorat que j’ai menée sur les effets sociaux de la rénovation urbaine contemporaine, laquelle s’ancre à son tour dans la monographie du quartier des Brichères, situé à la périphérie de la ville moyenne d’Auxerre, qui a vu ses trois tours emblématiques remplacées par un tissu de type pavillonnaire. La thèse examine de façon privilégiée les représentations et les pratiques des habitants des nouvelles constructions produites dans ce cadre : elle se penche donc en priorité sur l’espace tel qu’il se vit – l’espace vécu ou « vu d’en bas2 ». Sous cet angle, elle fait apparaître la rénovation urbaine comme un mouvement double, qui mêle le changement (souvent fait de clivage) et la continuité (celle d’une condition populaire et partagée). Cette recherche a donné lieu à l’écriture d’une thèse manuscrite (Balteau, 2019) mais aussi à la réalisation d’un moyen-métrage documentaire intitulé Bonjour Bonsoir qui prend la forme d’un film d’entretien.
Après être revenue sur la manière dont le film se conçoit dans le cadre d’une sociologie par l’image – comme mode de connaissance qui convoque et opère par le sensible –, je prendrai appui sur mon travail de recherche socio-filmique pour chercher à saisir ce que recouvre et implique cette conception générale. Il s’agira de montrer d’une part comment la visée d’un film marque la recherche, et ce bien avant que ce dernier n’existe ; d’autre part comment le film construit le propos sociologique, entre insertion d’éléments signifiants et élaboration de dispositifs de réalisation.
Le film n’opère pas de la même manière que le texte : il constitue un mode de connaissance différent, dont la spécificité réside dans sa dimension sensible (l’image donne à sentir). De ce point de vue il est, dans les sciences sociales, « une façon originale d’exposer, par l’intermédiaire des informateurs eux-mêmes, un problème, une situation concrète, en faisant appel aussi bien à l’intelligence qu’à la sensibilité du spectateur » (Heusch, 1962, p. 76). Autrement dit, pour emprunter à nouveau les mots d’un des grands penseurs de la science sociale par l’image (en l’occurrence une penseuse), il possède la qualité « de communiquer par des signes, les relations fragiles et innovantes entre [...] du sensible et de l’intelligible mêlés, un degré de plus de notre conscience du monde que nous contribuons tous à créer » (Haicault, 2010, p. 19).
La dimension sensible désigne donc un double mouvement – à l’articulation duquel se construit la connaissance sociologique : créer du sens et créer du sentiment. Ainsi, le film Bonjour Bonsoir travaille à rendre sensible la parole (s’agissant d’un film d’entretien) afin qu’elle puisse être saisie « pleinement, c’est-à-dire affectivement et rationnellement » (Heusch, 1962, p. 65). Les silences et les émotions, par exemple, apparaissent riches d’enseignements pour l’interprétation du vécu des habitants. De même les corps comme les décors sont susceptibles de questionner l’appartenance sociale comme l’imaginaire et les valeurs des individus. Et avec l’image tous ces éléments collent à la parole qui « ne saurait se réduire à l’émission du seul langage articulé » (Haicault, 2010, p. 14) : la parole est incarnée. Sans doute se manifeste ici une spécificité de l’audiovisuel par rapport au texte écrit : il procède obligatoirement par associations3 tandis que le texte a davantage le loisir de sélectionner pour dérouler son argumentation (Durand, 2001, p. 37 ; Hamus-Vallée, 2015, p. 112). L’image se donne en quelque sorte entière, avec le décor, les gestes, les bruits, les moues, les hésitations, les silences, les incompréhensions, etc. Avec le film, on « découpe » moins facilement les choses et les gens. La connaissance sociologique, en ce sens, « est d’abord reconnaissance » (Heusch, 1962, p. 65). En montrant à l’image les enquêtés auxquels il donne la parole, le film en quelque sorte les réhabilite : il leur confère corps et pensée, une « figure d’homme » (Heusch, 1962, p. 36). Si tant est que le regard sociologique s’en empare, ces éléments peuvent non seulement participer de la reconnaissance des enquêtés qui apparaissent dans toute leur singularité, mais aussi enrichir la connaissance de la réalité sociale « dans ses trois dimensions imbriquées [...] que sont : le corps, l’espace et le temps » (Haicault, 2010, p. 5). Nombreux sont les auteurs à insister sur ce point qui fait tout l’intérêt de la sociologie filmique : sur la manière dont la dimension sensible du monde social enrichit la connaissance (en sollicitant l’émotion notamment4). Ainsi, loin de s’opposer, les termes ici en jeu se renforcent. Sens et sentiment, intelligence et sensibilité, connaissance et reconnaissance, rationnel et affectif, apparaissent comme les deux faces d’une même pièce – celle d’une connaissance sociologique enrichie. Ils constituent en outre un précieux garde-fou mutuel qui répond à l’articulation entre l’empathie et la distanciation du chercheur, l’une et l’autre ne pouvant bien fonctionner qu’ensemble.
Si les prises de vues constituent de nouvelles données qui viennent enrichir l’analyse, le film, dans le cadre de mon travail, vise essentiellement à exprimer les résultats de la recherche tels que mis à jour en amont du tournage dans un processus finalement très proche de celui d’une recherche sociologique classique (une construction de l’objet dans un aller-retour entre empirie et théorie). J’avais en effet toujours avec moi un appareil photographique et un enregistreur, tous deux d’une qualité suffisante pour pouvoir ensuite intégrer au film les photographies et les sons pris, mais l’usage que j’en ai fait avant le tournage fut néanmoins très modéré. Pour l’essentiel, je me suis servie de l’appareil photographique pour repérer l’espace physique et ses transformations, et pour appréhender la manière dont les lieux étaient investis par les habitants à l’occasion d’événements officiels (fête du quartier et fête des voisins) : je n’ai jamais photographié ou filmé les enquêtés avant la préparation du tournage. Dès les premières étapes de la recherche cependant, l’optique du film imprime le processus de production scientifique, tout comme « la concrétisation du processus de recherche quelle qu’elle soit (rapport, article, thèse, exposé, cours, film, vidéogramme, exposition, disque, etc.) détermine et structure le procès de recherche lui-même » (Olivier de Sardan, 1982, p. 130). Travailler avec l’image définit en l’occurrence des étapes de la recherche quelque peu modifiées et, sous cet angle, le mode de connaissance spécifique au film semble déjà opérer au moment de l’enquête, sur le chercheur lui-même5.
Dans les temps qui précèdent le tournage, l’optique du film marque le procès de recherche de deux manières au moins : par la longue durée du travail de terrain et par l’attention accrue aux aspects sensibles du monde social.
L’horizon du film à venir exacerbe la nécessité d’instaurer dans la durée la relation avec les enquêtés. La présence prolongée du chercheur apparaît ici comme un moment crucial pour que s’établisse la confiance – qui conditionne à son tour l’acceptation de la caméra. Ainsi ma thèse, dans sa double forme, s’ancre dans un travail de terrain qui s’est déroulé sur une période de deux années pendant lesquelles j’ai eu l’occasion de rencontrer quarante habitants6, de participer à la vie de l’association des Brichères et d’observer le quartier – pendant les jours ordinaires, mais également au travers de plusieurs événements officiels. Afin de favoriser la confiance dans la relation d’enquête, j’ai en outre procédé par « boule de neige » pour établir le contact : je demandais à chaque habitant rencontré de me mettre en lien avec un ou plusieurs autre(s) habitant(s), de sorte que la relation d’enquête était d’emblée médiatisée par une relation familière7. Une fois le lien établi d’une manière ou d’une autre, je rencontrais ensuite les habitants, souvent à plusieurs reprises. À cette première phase du travail de terrain, il faut ajouter celle de mon « retour sur le terrain » qui suivait une absence relativement longue, pendant laquelle j’ai cependant pris soin de garder le contact avec les enquêtés, en particulier avec ceux qui faisaient figure d’informateurs principaux. Ce retour visait en priorité à réactualiser les liens établis précédemment avec les habitants en vue d’organiser le tournage du film.
Outre la confiance qu’elle conditionne, la présence prolongée met également en jeu la possibilité « que se construisent, avant le tournage et dans le tournage, des connaissances communes » (Durand, 2001, p. 40). Il convient à cet égard de rappeler que « l’effort pour se rendre familier » (Schwartz, 2012, p. 41) est loin de ne constituer une nécessité que pour la mise en place du film (qui met notamment en jeu la sortie de l’anonymat). Il relève en même temps d’une visée plus générale d’ordre heuristique : pour comprendre au mieux les pratiques et représentations des habitants, il s’agit de chercher à saisir autre chose que « la face “socialement conforme” de leur vie » (Schwartz, 2012, p. 41). Cette connaissance (approfondie) est une condition de possibilité centrale pour le film, j’y reviendrai. Comme moment où le chercheur tente d’établir une relation de confiance avec les enquêtés, la phase de travail de terrain n’est donc pas spécifique à la recherche filmique, quand bien même ce moment s’avère déterminant. Plus spécifique sans doute est la manière dont cette phase met en jeu, en vue du film, « la gymnastique du regard » (Haicault, 2010, p. 16).
L’optique du film, en quelque sorte, « force » le regard. Dans le processus de recherche (dans le travail de terrain en particulier mais aussi dans les ouvrages et dans les films consultés), elle s’accompagne d’une attention constante portée aux éléments visuels et sonores rencontrés (corps, voix, décors). Monique Haicault parle de « gymnastique du regard » (2010, p. 16) tandis que Jean-Marc Rosenfeld parle quant à lui d’« observation profilmique » ou d’« observation directe orientée » qui anticipe l’observation filmique (1994, cité dans Sebag et al., 2018, p. 17). S’ils représentent des idées de formes ou de la matière potentielle pour le futur film, les éléments observés fournissent également des informations précieuses sur les contraintes techniques à anticiper pour la prise de vue (luminosité, espace disponible, etc.) et pour la prise de son (bruits, interférences diverses, etc.). Parmi ces éléments figurent le corps et la voix des enquêtés : leur corpulence, la couleur de leur peau, leurs attitudes, leur visage, leurs mimiques, leur parler, le timbre de leur voix, etc. Bien sûr, comme dans toute recherche, le regard est ici informé et l’attention orientée (et de plus en plus à mesure des allers-retours entre travail de terrain et travail théorique). Ces repérages peuvent se faire avec ou sans enregistrement. Si l’usage de l’appareil photographique fut très modéré avant le tournage, celui de l’enregistreur fut plus fréquent du fait des entretiens formels réalisés, mais il ne fut pas systématique – surtout lors de mon entrée sur le terrain et lors des premières entrevues : tout dépendait de mon appréciation de l’effort qu’il me faudrait accomplir pour me « rendre familière ».
Tandis qu’on la scrute avec attention (attisée par la perspective d’une mise en images), la dimension sensible du monde social devient une ressource pour l’enquête et l’analyse sociologiques. Si elle est (assez logiquement) amenée à se traduire dans le film, elle trouve également sa place dans le volet manuscrit de la thèse qui cherche à la rendre « visible » et prend en compte, dans l’analyse, la dimension sensible du rapport au monde des habitants. Le texte se montre en particulier attentif aux sensations éprouvées par les habitants, qui construisent leur rapport à leur nouvel environnement. Le sentiment de promotion dans le logement individuel s’éprouve ainsi par des sensations corporelles (être au calme, pouvoir manger dehors, prendre le soleil, respirer « l’odeur du frais » du linge qui a séché dehors, etc.), comme en témoignent les paroles d’une des enquêté(e)s :
C’était un balcon qui me manquait. Quand j’ai vu le terrain, j’ai dit tout de suite « je prends », ça c’est le terrain. Tout de suite. [...] J’aime bien faire pendre mes draps dehors, en été. Vous voyez le vent. L’odeur du frais. J’ai l’impression de vivre à la campagne [...] Quand les feuilles elles changent de couleur, qu’est-ce que c’est beau ! [...] Ici, même si je ne côtoie personne : il y a les fleurs, je peux me faire bronzer, je me promène avec le chien.
De même, c’est l’expérience de l’absence de bruit dans le nouveau logement qui crée un mélange de plaisir et d’inquiétude, voire de déprime, qui participe à structurer l’ambivalence du rapport au nouveau quartier.
Les éléments visuels et sonores qui nourrissent la recherche se rencontrent également dans les ouvrages que le chercheur lit et dans les films qu’il regarde. Le manifeste de l’habitat de Mohamed Ben Merieme (2006), qui aborde les rêves d’évasion des habitants, m’a par exemple suggéré un travail sur une esthétique onirique8. Les films sont également des sources d’inspiration : parmi ceux qui traitent du thème abordé dans la thèse, on peut citer le film de Christian Rouaud Dans la maison radieuse sur La Cité radieuse conçue par Le Corbusier à Rezé près de Nantes et qui traite des appropriations et réappropriations successives de cet ensemble. D’autres films ne traitant pas directement du thème de notre recherche nous ont néanmoins intéressés en raison de leur forme et des procédés employés. Ainsi, La vierge, les coptes et moi de Namir Abdel Messeeh (2012) semble au premier abord éloigné de ma recherche car il traite des apparitions de la Vierge en Égypte mais un des dispositifs mis en scène a fait écho à l’une de mes réflexions. Ainsi, dans le film, le cinéaste soumet aux habitants du village (dont il est originaire) un ensemble de cartes postales qui représentent la Vierge et la manière dont les habitants choisissent la carte qu’ils préfèrent donne à appréhender un ensemble de représentations et de croyances sur cette figure particulière – représentations et croyances qui n’auraient sans doute pas émergé sans la médiation du dispositif. Le visionnage de ce film est arrivé alors que je réfléchissais à favoriser, à travers l’appui de la photographie, l’expression des habitants sur leur rapport à l’espace – réalité parfois difficilement mise en mots. Il n’allait pas de soi que ces dispositifs soient filmés. Mais la mise en scène à l’écran d’un dispositif apparenté dans le film La vierge les coptes et moi m’a confortée dans l’idée qu’il était intéressant de rendre compte en images de ces moments particuliers dits de photo-élicitation (Harper, 2002 et 2003).
Ainsi, une large part des éléments glanés en ayant à l’esprit le film ont été écartés et n’ont pas directement servi la réalisation, d’autant plus lorsqu’ils l’ont été dans les débuts de la recherche, mais il n’en demeure pas moins qu’ils font partie intégrante du processus de recherche et alimentent la réflexion alors même que la recherche n’en est pas encore aux étapes les plus intimement liées à l’image.
Un film d’entretien est d’abord un entretien.
(Hamus-Vallée, 2015, p. 116)
La préparation du tournage définit une période intense où le regard s’aiguise encore davantage. Il devient aussi plus sélectif et s’oriente en priorité vers les futurs personnages du film – ceux qui parmi les habitants ont répondu positivement à ma proposition de participer au film et dont les propos et les caractéristiques (tant sociales que personnelles) me paraissaient les plus riches au regard des questions soulevées par la thèse et leur « mise en cinéma ». C’est à l’occasion des repérages (en vue du tournage) que j’ai pris les premières images des futurs personnages, dont j’ai réalisé les portraits. C’était la première fois que je les photographiais, autrement dit la première fois qu’un appareil de prise de vues se retrouvait entre eux et moi, bien qu’ils m’aient toujours connue avec un appareil en bandoulière et toujours associée au film – dont je leur avais parlé depuis le départ. Sur cette période, j’ai aussi pris des photographies des lieux pressentis pour le tournage et réalisé un travail de collecte d’images (des logements quittés en particulier) en vue de la photo-élicitation et de sa mise en scène.
Chaque entretien filmé a fait l’objet d’un important travail de préparation, en fonction de la spécificité des discours des habitants, tant du point de vue de leur contenu que de leur forme. En fonction des aspects de la problématique d’abord, qui transparaissent à travers leur histoire et leur situation singulières, car « il faut savoir aussi ce que l’on peut lui demander [à l’autre], jusqu’où il est possible de prendre sa parole et son image et à partir de quel moment il faut cesser d’enregistrer » (Arlaud, 2006, p. 82). En fonction des particularités de leur manière de parler ensuite. Certains ont une expression très continue et développent leur propos dans la durée : parmi eux, il y a ceux dont le discours est très clair et articulé, et il n‘est pas nécessaire de veiller à l’entretenir (c’est plutôt rare). Inversement, d’autres enquêtés suivent un fil plus décousu, de sorte qu’il s’agit de les « relancer » (ou de les couper dans leur élan), délicatement, pour éviter le hors sujet. D’autres encore ont une expression plus « hachée », qui se développe davantage par bribes, dans un aller-retour plus fréquent entre eux et moi qui dois donc fournir un travail d’attention et de conduite d’entretien plus actif. Compte tenu de cet aller-retour permanent, je sais au demeurant que ma voix se retrouvera obligatoirement au montage et que mes propos doivent eux aussi être clairs et soignés.
Que les discours soient continus ou discontinus, chacun possède également, à une échelle plus fine, sa manière de construire les phrases et de les finir (ou pas, d’ailleurs) ; de marquer plus ou moins clairement, dans l’intonation, les fins de phrases ou plus ou moins longuement l’arrêt. Chaque enquêté possède en outre son propre vocabulaire et utilisera des mots différents d’un autre pour désigner les mêmes choses (et souvent très différents des miens). C’est un paramètre qu’il faut prendre en compte pour favoriser l’intercompréhension et la fluidité de l’échange. En fonction de tout cela, il faut conduire l’entretien afin qu’il puisse être monté dans le respect de la pensée des personnes qui parlent. Vinciane Despret et Jocelyne Porcher parlent à cet égard de « la politesse des questions » qui désigne « la capacité d’une question à rendre celui auquel elle s’adresse intéressant ». Ainsi, « une question impolie rend les gens peu intéressants, peu réflexifs et, c’est lié, peu intéressés » (2007, p. 91). On comprend mieux la nécessité de préparer minutieusement les entretiens filmés.
La connaissance préalable porte également sur des éléments plus spécifiquement visuels. Il en va ainsi de la dimension physique de la parole car « Parler est un acte physique, un travail corporel » (Comolli, 1995, p. 14). Nous venons d’évoquer les manières de s’exprimer, propres à chacun : la scansion des phrases notamment, les silences plus ou moins prononcés. Ajoutons le volume de la voix, sa texture ainsi que les mimiques et la gestuelle qui font partie intégrante de l’acte de parole. Le contexte – le lieu de l’entretien, les objets qui s’y trouvent – figure également parmi les éléments visuels qui entourent la parole, toujours située. Ce sont tous ces éléments (qui « collent à la parole ») qui, pris en charge par le regard sociologique, participeront à enrichir la connaissance à travers le film9.
On le voit, la connaissance que le film véhicule lui préexiste en grande partie et donne lieu à des entretiens et un dispositif (j’y arrive) très construits. En tant qu’il est « essentiellement une technique particulière d’expression et de diffusion des résultats d’une recherche », le film « n’est [donc] que très rarement [...] un moment même de cette connaissance » (Heusch 1962, p. 37 et 76). Il donne cependant à voir des situations qui véhiculent leur lot d’imprévus (inévitables en documentaire) et il vient approfondir les résultats de la recherche, de sorte que la réflexion qui se joue dans l’entretien au moment du film est bien donnée « en train de se faire » : le film « est aussi un moment de cette recherche : le film se réalise au cours de l’enquête, il conserve encore la fraîcheur du dialogue » (Heusch, 1962, p. 76). En d’autres termes, dans le cadre fixé par les différents aspects d’une problématique progressivement mise à jour et consolidée au fur et à mesure de la recherche (et actualisée dans la conduite de l’entretien au moment du tournage), le film – ayant une idée précise du chemin qu’il souhaite prendre – peut paradoxalement permettre à la parole et à la discussion de se développer assez librement. Et c’est bien cela, ce caractère vivant (et non sec), qui rend le film visible. En ce sens, le travail préalable sur les entretiens, notamment dans leur dimension physique (corps et lieu), constitue bien la condition indispensable pour que se déploie une parole incarnée et réflexive, qui sorte les enquêtés de l’anonymat (Heusch, 1962) et leur restitue une pensée (Sebag, 2012, p. 299) : une « parole vive » (Arlaud, 2006, p. 81).
La manière dont « le sens vient à l’image10 » figure au centre des recherches qui se présentent sous forme visuelle (on voit mal comment il pourrait en être autrement dès lors qu’elles se revendiquent telles).
[…] les sociologues qui font leurs images [ont] à les penser en amont de la prise de vue afin qu’ils placent et valorisent dans celles-ci, les détails, les objets et tous les autres signifiants nécessaires pour que le documentaire sociologique soit aussi du cinématographe, avec la maîtrise de son langage.
(Sebag et al., 2018, p. 26)
L’enjeu, ici, est celui de l’articulation des connaissances sociologiques et cinématographiques, à commencer par la maîtrise du langage audiovisuel. Car ce ne sont que traitées dans l’écriture, la prise de vue et le montage que les images sont susceptibles de déployer le regard sociologique. Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag parlent à cet égard d’« hybridation » (2015, p. 78) tandis que Daniel Vander Gucht parle de « jonction11 ».
Si la manière dont les images déploient le propos est centrale en sociologie visuelle, les réflexions de cet ordre donnent plus rarement lieu à des discussions théoriques sur l’image. Et sous cet angle ma recherche ne fait pas exception : si elle travaille à expliciter les partis pris formels qui ont guidé l’écriture du film, en lien avec la thèse soutenue, elle n’échappe pas à cette tendance – mais le chantier reste (heureusement) ouvert. La tension entre expérimentations et discussions en sociologie visuelle (qui fait écho aux deux acceptions du terme – comme sociologie sur l’image et sociologie en image) apparaît comme une récurrence dans l’histoire de la sociologie visuelle (Balteau, 2019) qui semble naviguer entre le souci de présenter ses travaux visuels et le chemin parcouru pour y arriver, et celui de mener une réflexion générale sur le langage de l’image. Ces questions épistémologiques plus générales que posent l’image et son langage (indissociablement produit et reçu12) sont sans doute trop peu présentes13. C’est d’autant plus regrettable que le langage audiovisuel (son « vocabulaire » et ses codes) se transforme : « […] en phase avec les rythmes et la vitesse des sociétés modernes [il] se coule dans une énonciation devenue plus elliptique, plus condensée » (Haicault, 2010, p. 11). Le film de recherche ne fait pas ici exception : son écriture se transforme, « à l’insu peut-être de ceux qui effectuent les montages » (Haicault, 2010, p. 11). Inscrire les productions singulières dans une réflexion de cet ordre est une entreprise d’ampleur qui ne peut qu’enrichir la pratique.
La parole figure au centre de Bonjour Bonsoir qui se présente comme un film d’entretien. Dans ce cadre, le sens tient beaucoup à la dimension de langage articulé, laquelle ne relève pas en propre de l’image et du sensible. Le film s’en saisit et organise l’ordre des mots et des phrases pour construire le regard sociologique qui conditionne lui-même leur émergence – c’est tout l’objet du point précédent : la connaissance préalable de l’objet et la préparation fine de l’entretien orientent le sens des paroles échangées.
Parce qu’elle est filmée cependant, la parole se trouve incarnée et dans un même mouvement les enquêtés reconnus dans leur singularité. Or, cette reconnaissance, il n’est pas vain de le rappeler, participe à véhiculer la connaissance. Outre cet aspect général (et fondamental), le film vient enrichir la parole (et le sens du propos) en lui adjoignant d’autres éléments d’ordre sensible, plus spécifiques. L’émotion, le corps et le décor en font partie. Mais avant de décliner plus avant ces aspects en les illustrant, il convient de noter qu’il ne s’agit ici que d’une sélection très retreinte parmi un très grand nombre d’images possibles – bien que celles choisies me soient apparues comme figurant parmi les plus parlantes. Dès lors que l’image et le sensible se conçoivent comme intimement liés, en théorie l’ensemble des plans du film pourraient en effet faire ici l’objet d’une analyse. Je rajouterai qu’il y a toujours quelque chose d’assez frustrant sinon de paradoxal à vouloir expliciter à l’écrit, par les mots, un objet qui se présente précisément comme mode d’expression spécifique – qui convoque et opère par le sensible. D’autant qu’on ne peut présager de la manière dont le film sera reçu (je reviendrai sur cet aspect en conclusion). Reste que le chercheur doit penser à la manière dont les images porteront le sens de son propos, en plaçant notamment dans le film des éléments signifiants.
Les silences et les émotions figurent sans doute parmi les éléments qui témoignent le plus clairement de la manière dont la dimension sensible participe de la connaissance sociologique. Dans Bonjour Bonsoir, l’émotion des personnages – qui parfois les surprend eux-mêmes – renseigne de façon éloquente sur ce que les habitants relogés ont vécu avec la démolition de leur logement et rend perceptible l’attachement au quartier. L’extrait suivant en témoigne, qui montre l’émotion de Clarisse Moinoufama devant les images de son ancien logement qui s’effondre.
Les corps, comme les décors, sont susceptibles de questionner l’appartenance sociale comme l’imaginaire et les valeurs des individus. Dans Bonjour Bonsoir, ils racontent notamment les aspirations et les trajectoires de vie qui sont celles des habitants du quartier des Brichères. Il en va ainsi du plan des mains abîmées et agitées de Ginette Stiz, qui disent une vie marquée par le travail ouvrier et font écho aux paroles de la vieille blanchisseuse (qui, de trop travailler, « des fois en pleurai[t] »).
Les décors, aux Brichères, racontent les jeux de distinction sociale qui accompagnent la rénovation urbaine et notamment l’arrivée dans les « petites maisons » nouvellement construites. Le style dit « moderne » en particulier, qui s’oppose au style traditionnel, témoigne d’un changement de statut qu’il matérialise. Le décor du logement de Nabila El Fathi, tout comme les magazines de décoration qui trônent nombreux sur sa table basse (ils font dans le film office de supports au vidéoprojecteur) fournissent ici un exemple éloquent.
Pour que le film opère comme mode de connaissance, encore faut-il travailler à le rendre compréhensible (visible donc) à travers un ensemble de dispositifs de réalisation. Bien que nécessaires, l’intégration d’éléments signifiants et le travail préalable sur les entretiens dans leurs différentes dimensions ne suffisent pas :
Le lien de la parole et du corps, le souffle, la respiration, le débit, le tempo, toute cette musique qui se développe selon des rythmes nécessaires et signifiants, demandent, exigent qu’à l’enregistrement comme au montage une écoute se forme et qu’elle soit rendue possible au spectateur […] La question du cinéaste n’est pas de parler, d’ajouter de la parole à la parole ambiante. Il est de faire entendre. C’est une naïveté de croire qu’il suffit au cinéma qu’une chose soit dite pour qu’elle soit entendue. Même naïveté de croire qu’une chose montrée sera pour cette raison vue et regardée. Le travail du cinéaste est essentiellement de faire voir ce qu’il filme et de faire entendre ce qu’il enregistre. Car ni le regard ni l’écoute ne vont de soi.
(Comolli, 1995, p. 18 et 20 ; je souligne)
La question se pose d’autant plus que la raison principale du film (et plus largement de ma volonté de me former au cinéma et d’associer l’image à la sociologie) réside dans son potentiel de diffusion : élargie. Ma démarche s’ancre en effet dans un souhait, largement partagé dans le champ14, de voir se diffuser les résultats de la recherche scientifique et les débats qu’elle est susceptible d’ouvrir au-delà des « murs confortables des mondes cultivés et académiques » (Sebag et al., 2018, p. 27) – d’abord auprès des habitants rencontrés (à commencer par les protagonistes du film eux-mêmes), ensuite auprès d’un public plus large. L’enjeu de la diffusion élargie prend d’autant plus d’acuité que Bonjour Bonsoir relève du film d’entretien, catégorie « à première vue peu « visuel[le] », au « caractère a priori statique » (Hamus-Vallée, 2015, p. 97 et 108). Il faut donc travailler à ce que le regard sociologique puisse être reçu et que le public puisse s’en saisir. Et si les images possèdent a priori un grand potentiel en termes de diffusion et de réception élargies, elles ne font pas ici exception. Le film en effet peut être tout aussi (et même parfois plus) abscons que le texte qui n’est d’ailleurs pas toujours dénué de préoccupation d’accessibilité : pour reprendre les mots de Jean-Pierre Olivier de Sardan (1982, p. 139), « l’audiovisuel secrète des produits aussi distanciés (dans la pratique et les intérêts) que ceux que secrète l’écrit ». Il faut donc réfléchir à une esthétique à mettre en œuvre, qui tout à la fois porte le propos sociologique et le rende vivant et accessible, autrement dit sensible.
Bonjour Bonsoir recouvre schématiquement trois grands choix de réalisation, qui visent à faire circuler la parole afin de la faire entendre. Deux d’entre eux sont relatifs au tournage, le dernier relève du montage15 : convier l’image sur « grand » écran (photo-élicitation) ; montrer la mise en place de ce dispositif (le temps de préparation qui précède l’entretien à proprement parler) ; monter les images sous la forme d’un film choral16. Les dispositifs de tournage tiennent ici une place déterminante. En dépend en effet l’émergence de la parole – matière principale du film :
Mais si nous attendons de l’Autre un travail de réflexion sur soi et sur sa culture qui vienne des profondeurs de son être, un propos qui balbutie peut-être, mais qui se cherche, il faut alors se donner le cadre nécessaire pour que cela advienne, pour que l’énonciation ne se heurte pas à l’inconfort de l’appareillage et de la mise en situation.
(Arlaud, 2006, p. 82)
Ensuite seulement le montage peut s’emparer de la parole pour travailler à son tour à la faire entendre. Le premier choix de réalisation, qui précède et conditionne les dispositifs proprement dits, est le lieu de l’entretien. Si les lieux sont porteurs de sens (et ce d’autant plus que l’espace figure au cœur de l’objet de recherche), il convient qu’ils soient aussi (et surtout) « les lieux où nos personnages [sont] le plus à l’aise pour s’exprimer et se donner à voir » (Arlaud, 2006, p. 82).
Pour mener la discussion, je convie l’image : des images, projetées sur un « grand » écran devant les personnages, médiatisent l’échange. Ce premier dispositif relève de la photo-élicitation qui consiste à stimuler la conduite des entretiens en s’appuyant sur des images fixes ou animées qui concernent les enquêtés. Les images que je projette sont celles des lieux le plus souvent, des logements précédents et de leur démolition notamment. Le dispositif met les personnages en position d’observer le familier et de mieux le voir ou de le voir différemment. La dimension sensible, l’émotion favorise ici la réflexivité, une parole vivante. L’image convoque une mémoire qu’elle contribue à construire. Deux dimensions du dispositif s’articulent ici : non seulement l’image, mais l’image « en grand ». Le « grand » donne au moment une certaine solennité, une certaine importance : ce n’est pas rien, ce que l’on fait là, et on s’y investit. Il y a aussi que sur grand écran on ne reçoit pas les images de la même manière : ces dernières acquièrent une tout autre ampleur. Le premier extrait de l’article (qui montre l’émotion) donne à appréhender la photo-élicitation. Le court extrait suivant en est un autre exemple qui permet de sentir ce que ce dispositif est susceptible de construire.
Filmer le dispositif de photo-élicitation n’est pas sans « pose[r] de nombreux problèmes durant le montage final (le film dans le film) avec, en particulier, le risque de perdre le spectateur dans une narration peu compréhensible » (Sebag et al., 2018, p. 24). Pour parer à cette éventualité et multiplier les possibilités au montage, j’ai privilégié un plan relativement frontal, de sorte qu’on ne voit pas en même temps les gens et l’écran : les images projetées sur l’écran ont été filmées dans un second temps (une fois les entretiens terminés), en contrechamp. Pour l’essentiel, les images sont par ailleurs des images fixes (et non animées) et des images de lieux (et non de gens), ce qui contribue à mieux distinguer les différents types d’images présentes dans le film (projetées ou non, d’archive ou actuelles). Pour stimuler la conduite de l’entretien, j’ai également fait écouter des extraits d’entretiens passés (donc leur propre voix) aux personnages. Ces moments d’écoute n’ont pas été montés : la compréhension en souffrait. Le son du vidéoprojecteur, très présent, soulevait un autre problème : il fallait décider de le garder sur toute la durée des entretiens ou de faire en sorte que ces derniers puissent se mener en partie hors dispositif afin de privilégier la clarté des voix. C’est cette dernière solution, qui ne transparaît pas forcément aux yeux du spectateur, qui a finalement été retenue (ce qui, au montage, n’a pas été sans nécessiter un gros travail sur le son et en particulier sur les transitions sonores).
Le second dispositif, toujours au tournage, consiste à montrer le temps de préparation qui précède la discussion à proprement parler : la mise en place de l’écran, les objets techniques (vidéoprojecteur, ordinateurs, câbles, etc.), le mobilier et les objets que l’on déplace, le réaménagement de l’espace – qui vient résonner avec le sujet du film. Cette mise en place est ambiguë : elle-même pensée, écrite et filmée comme dispositif, elle n’en reste pas moins informelle. Outre le souci de réflexivité auquel renvoie cette mise en abîme de la méthode, le dispositif – et le caractère double qu’il définit (formel et informel) – participe à construire les conditions de l’écoute et de la parole. D’abord, il permet de présenter les personnages (dont je fais partie) et l’intérieur des maisons, sous des angles plus diversifiés que ce que ne permet le cadre de l’entretien. Ensuite, la préparation du dispositif de tournage, relativement longue (au moins une heure), constitue également un temps d’accoutumance à la caméra, à « l’appareillage » et à l’équipe : une mise en condition progressive de la parole qui commence à circuler et s’échauffe avant l’entretien filmé proprement dit. Enfin (et peut-être surtout), il suscite des échanges dont la teneur et la tonalité rendent compte de la relation, tout comme la manière dont les personnages prennent part activement à la préparation du tournage. La parole ici circule : entre nous certes, mais aussi dans l’espace où nous nous déplaçons tandis que nous réaménageons les lieux tout en discutant.
Faire circuler la parole entre eux et moi est une caractéristique plus générale du film (un parti pris plus qu’un véritable dispositif, sorte de « circulation première » fondée sur la relation établie avec les personnages en amont du tournage). Les entretiens que je mène avec eux s’apparentent en effet davantage à des discussions : si on ne me voit pas, on entend ma voix (même lorsqu’elle est implicite) et c’est notre échange qui est donné à entendre. Et lorsque je m’adresse à des couples, la parole triangule et dynamise d’autant la discussion. Ainsi, le film met à jour, donne corps et visibilité à la relation, qui apparaît comme relation de confiance. Qui est venue me surprendre. Le tournage en effet prit pour moi les allures d’un moment de grâce, sans doute exacerbé par la fatigue accumulée pendant les semaines de préparation : les habitants se sont laissés filmer et se sont coulés dans la discussion devant la caméra avec une spontanéité déconcertante. Et émouvante : d’une manière ou d’une autre, ce qui se passait devant la caméra me renvoyait à ce qui s’était tissé tout au long de l’enquête, et dont je n’avais pas vraiment pris conscience jusque-là. Si le film rend compte de la manière dont je me suis « rendue familière », il n’efface pas ma présence comme chercheuse ou la position que je tiens, bien au contraire. L’échange (s’agissant de l’entretien) met en jeu des différences sociales qu’il convient de ne pas gommer ; il importe même sans doute qu’elles se fassent sentir, car elles font partie entière du contexte de compréhension des paroles qui se jouent là, et il se pourrait même qu’en tant que telles, elles conditionnent l’émergence des propos entendus17. Donner à voir la relation d’enquête, c’est aussi sans doute éviter de la fantasmer et peut-être travailler à ce que « l’asymétrie des expertises » soit moins « radicale » (Despret et Porcher, 2007, p. 90) ou « à endiguer les effets pervers du cynisme » lié à une relation utilitaire (Schwartz, 2012, p. 54).
Un ensemble de dispositifs n’ont pas trouvé de débouchés dans le film et constituent en quelque sorte son « hors-champ ». En rendre compte participe à comprendre comment on « pense en images » dans le cadre d’une recherche socio-filmique. Un dispositif, en particulier, se distingue par son caractère très formel et construit. Il consiste à projeter des images sur les murs des logements et du quartier (qui deviennent donc supports de projections) et à filmer ces dernières. À l’issue de la discussion, je filmais ainsi la projection, dans le lieu d’entretien, de l’image du logement quitté – qui se promenait dans l’espace, passait sur le mobilier, les objets, les photographies et les corps des personnages. Au-delà de l’intérêt descriptif (donner à voir l’esthétique de l’espace), l’idée était de faire ainsi rentrer le passé dans le présent, le collectif dans l’individuel ; de les faire se côtoyer, dialoguer. L’image, déformée au contact de l’espace, des objets et des personnages, devait les transformer à son tour et, ce faisant, les donner à penser différemment.
D’autres images projetées ont été filmées, à l’extérieur cette fois, de nuit, en plans fixes : sur le pignon d’une rue du quartier par exemple, les vieilles mains agitées de Mme Stiz, qui ont trop travaillé ; ou sur le lac du quartier, Marie-Line Roelandts qui danse, en noir et blanc. D’abord, en faisant passer de l’intérieur à l’extérieur (quand les projections des anciens logements faisaient passer de l’extérieur à l’intérieur), ces images devaient rendre à l’espace sa dimension collective : faire sentir que ce qui se raconte à l’intérieur relève aussi du politique. Les mains de Mme Stiz devaient ainsi devenir les mains de tous les travailleurs.
De teneur plus « onirique », ces images devaient ensuite venir rappeler la dimension relationnelle inhérente à l’espace (dans ces murs et entre ces murs : des hommes et des femmes). Elles devaient venir comme révéler la condition populaire en creux. Et en particulier ce que j’ai appelé les « manières de réappropriation » (Balteau, 2019) dont témoignent les classes populaires, qui renvoient souvent au manque de maîtrise sur leurs espaces de vie – auquel, en quelque sorte, elles « répondent » – mais viennent aussi le nuancer. Parmi ces tentatives de réappropriation, on compte la fête que l’extrait suivant met en scène. Souvent associée à l’alcool et à la danse, la fête est un motif qui revient régulièrement dans les discours. Elle participe des loisirs extérieurs, qui apparaissent souvent par opposition aux dimensions du quotidien qui portent le sceau de la contrainte, et en particulier par opposition au travail.
À ce dispositif de projection très singulier, il faut rajouter celui qui a consisté à filmer chaque personnage « en situation », dans des scènes relativement courtes qui parlent de leur quotidien. Ces scènes ordinaires devaient faire écho aux entretiens : dans un temps plus suspendu, plus corporel et gestuel, elles devaient donner la réplique à la parole à laquelle le film fait la part belle. Trop disparates cependant, elles n’ont pas réussi à tenir ce rôle : il s’est au contraire avéré que mises en perspective des entretiens, elles tendaient à mettre à mal leur cohérence et leur cohésion.
Ces dispositifs n’ont pas trouvé la place pour se développer dans le montage. Sans doute ne l’avaient-ils d’ailleurs pas suffisamment trouvée dans l’écriture et le tournage (de ce point de vue, il m’a semblé que toute démarche qui se veut constructive repose en partie sur l’erreur). Ceci étant dit, c’est à l’ensemble que ces images n’ont pas trouvé à s’articuler : à les considérer seules, il n’est pas rare d’y retrouver les intentions qui ont présidé à leur existence. Je trouve en outre certaines de ces images très belles, et ai eu d’autant plus de mal à m’en détacher. Mais il s’agit là d’un travail de sélection intrinsèque à toute pensée articulée, qu’elle le soit sous forme d’écrit ou sous forme de film.
Vous, vous travaillez dans le local, mais pas dans le « micro ».
Un homme politique interviewé par Marc Abélès (1989, p. 345)
Aussi importante que puisse être la place du sensible dans la recherche socio-filmique, le film ne se cantonne pas à l’illustration d’un texte écrit ou à une simple description. C’est bien la thèse – le propos sociologique – qui constitue l’intention du film et oriente sa forme. Si cette dernière a un sens, c’est en effet d’abord au regard de ce qu’elle cherche à raconter ou à questionner (en l’occurrence les effets sociaux de la rénovation urbaine) : le film, en d’autres termes, déploie l’argumentation. Nombreux également sont les auteurs à insister sur ce point18 : l’importance de la problématique. De ce point de vue, les deux volets de la thèse (le manusrit et le film) apparaissent intimement liés dans le propos qu’ils soutiennent. Si le film, en effet, constitue un mode de connaissance original qui se différencie du manuscrit, non seulement il ne s’y oppose pas, mais tout comme le texte écrit il se fonde sur la construction de l’objet, sur la problématisation du sujet étudié.
Le montage tient ici un rôle central. C’est là que se situe le troisième grand choix de réalisation, qui consiste à monter les images sous la forme d’un film choral : Bonjour Bonsoir met en scène plusieurs personnages, d’importance relativement égale, dont les histoires parallèles se rejoignent (en l’occurrence autour de la rénovation urbaine et de leur destinée résidentielle). La parole, ici, circule entre eux et construit progressivement le propos à travers les singularités. Toute la difficulté du montage fut précisément de préserver ces singularités tout en les articulant entre elles afin de tisser un fil qui rende compte des questions qu’ensemble elles soulèvent, d’une sorte d’histoire commune bien que diverse. Ce faisant, Bonjour Bonsoir s’inscrit sous bien des aspects (formels) dans la lignée d’Hitler… connais pas ! de Bertrand Blier (1963), qui peut être considéré comme le premier film d’entretien et dont Réjane Vallée rend compte dans les termes suivants :
Car Hitler... connais pas ! est un film choral dont l’enjeu […] est à la fois la répétition et la distorsion entre les différents personnages, et parfois au sein d’un même personnage. Ce qui implique une progression dans le montage – nécessité filmique – où ce qui est dit à la fin ne peut être compris que par rapport à ce qui a été déclaré au début. L’enjeu de ce film réside dans une mise en valeur de la parole. Le montage, comme le lourd dispositif de tournage, cherche à créer un rythme permettant de suivre cette parole, son cheminement […]
(Hamus-Vallée, 2015, p. 107)
Dans l’extrait suivant, on peut voir comment le montage fait se succéder les paroles de deux femmes de sorte que la seconde apparaît prolonger directement les mots de la première.
Le film donc déroule l’argumentation. Mais au-delà il s’arrime aussi à un « parti pris épistémologique fort » (Tissot et Poupeau, 2005, p. 8) selon lequel le global se donne à voir dans le local : les logiques globales se manifestent dans les traits empiriques et leur donnent sens, « c’est pourquoi on peut les saisir et les rendre en images » (Haicault, 2010, p. 16). Les données empiriques, toujours locales et singulières, sont en outre ici localisées : le terrain lui-même est localisé, la recherche territorialisée19, ce qui confère sa force au parti pris. De ce point de vue, le film est susceptible de prendre en charge les mécanismes structurels et les concepts qui y réfèrent. Ainsi de Bonjour Bonsoir qui cherche à exprimer, notamment à travers le montage, la façon dont la rénovation urbaine réaffirme l’appartenance commune des habitants aux classes populaires. Cette condition commune transparaît en particulier à travers la question du travail et la question de la précarité (économique et sociale) qui sont omniprésentes dans le quartier et influent sur la manière dont l’espace est vécu. C’est pourtant bien l’espace qui est l’objet de la recherche et il convient de résister aux tentations de glissement (vers le travail en particulier). Dans ce contexte, l’articulation dont il est ici question a donné lieu à un jeu constant d’équilibr(age) dans le montage du film qui se caractérise notamment par la progression : les questions globales que soulève la rénovation urbaine, d’abord discrètes, se font de plus en plus présentes. Dans la mesure où le propos sociologique se déploie progressivement, il apparaît difficile (voire impossible sinon risqué) d’illustrer par un extrait l’émergence du regard. Une séquence, cependant, apparaît comme une séquence charnière où les effets de la rénovation urbaine, dans leurs différentes dimensions, en quelque sorte « se rassemblent » (favorisés par une situation qui n’en reste pas moins singulière). Cette séquence donne à voir la manière dont la rénovation urbaine porte ses effets sur les ressources économiques et sociales des habitants et révèle ce faisant l’étroitesse des ressources qui sont les leurs, elle-même liée au statut (et à la trajectoire) qu’ils tiennent sur le terrain du travail et de l’emploi.
Le film m’est apparu constituer un moyen précieux pour rendre compte de la prégnance des questions sociales et économiques dans l’espace, et de la manière dont ces dimensions ne peuvent être dissociées – ou évincées d’ailleurs. Ces questions déterminantes apparaissent en effet largement absentes du côté des décideurs, ce qui fait de l’articulation local/global un enjeu d’autant plus important. À travers les rapports à l’espace des habitants du quartier des Brichères à Auxerre, se révèle ainsi une question globale qui est indissociablement une question politique.
Si les entretiens avec les habitants devenus personnages constituent sans conteste la matière principale de Bonjour Bonsoir, le montage incorpore deux autres types de séquences. Très différentes des séquences d’entretiens et présentant chacune une grande homogénéité, elles contextualisent et mettent en perspective la parole (ce que les dispositifs non retenus ne sont pas parvenus à faire – voir l’encadré qui y réfère). Premièrement, le film montre des plans de l’espace extérieur : les plans des façades des maisons des personnages qui nous font rentrer chez eux ; des plans larges du quartier qui nous en donnent une vision d’ensemble et nous permettent de le situer ; des scènes ordinaires du quartier qui donnent à sentir le quartier et son ambiance. Ces séquences construisent également des temps « en suspension » : elles suspendent l’entretien proprement dit et ouvrent – pour le spectateur – une possibilité de décanter.
Deuxièmement, le film incorpore des images d’archive qui donnent à voir l’élaboration du projet de rénovation urbaine, tant dans sa dimension de transformation physique que dans sa dimension plus proprement politique – à travers les discours et les événements officiels (en l’occurrence l’inauguration du quartier). Ces images proviennent des rushes (la totalité des images tournées, non montées) de courts-métrages commandités par la ville d’Auxerre, réalisés de 2005 à 2009 par la vidéaste Danièle Zetlaoui. Elles ont été mises à ma disposition plus tardivement, dans le cadre du montage du film – ce qui explique en partie qu’elles y soient plus présentes qu’à l’écrit. Ces images rappellent d’abord que les rapports à l’espace étudiés sont le fruit d’une politique publique. Elles mettent ensuite en perspective les récits des habitants (l’espace tel qu’il est vécu) en regard du discours et des représentations des initiateurs de l’opération (l’espace tel qu’il est conçu). Cette mise en perspective provoque un effet (de montage) de l’ordre de la distance. J’utilise ici un terme volontairement général, m’étant aperçue que la présence de ces archives dans le film était reçue assez différemment : comme effet de décalage, d’écart ou de contraste souvent, mais pas toujours.
La sociologie ne vaudrait pas une heure de peine, si elle devait être un savoir d’expert réservé aux experts.
(Bourdieu, 1984, cité dans Sebag et al., 2018, p. 26)
L’analyse attentive du travail de recherche socio-filmique tend ici à brosser le portrait du film comme d’un mode de connaissance qui (ré)interroge la dimension scopique de la sociologie – qui se présente comme une science de l’observation (Vander Gucht, 2017) – et interpelle, plus largement, les fondements épistémologiques à l’œuvre dans nos manières de saisir le monde social. Au cœur de cette invitation à la réflexion se situe le sensible, par lequel le film opère. Il se retrouve ainsi dans l’attention portée à la dimension sensible du monde social qui imprègne le processus d’investigation, dès ses balbutiements, puis le manuscrit et le film ; tout comme il se rencontre dans le fragile équilibre qui caractérise les relations d’enquête et la place que l’on y tient – à trouver et à réactualiser toujours, jamais vraiment complètement assuré (mais n’est-ce pas le cas de toute relation et de tout rapport ?).
Le sensible se loge aussi dans la considération portée à la réceptivité du spectateur qui, en écho, préside aux dispositifs mis en place. C’est bien en effet l’ensemble de la chaîne, de production et de réception de la recherche socio-filmique, qu’il traverse. Ici ma démarche (socio-filmique), tout comme d’ailleurs l’objet de recherche qu’elle véhicule, n’est pas neutre : elle se fonde dans un souci d’émancipation qui prend lui-même sa source dans une analyse en termes de classes sociales, d’inégalités et de domination. Cette posture engagée ou critique fait l’objet de nombreux débats et de querelles, loin d’être neufs, dans lesquels je ne m’engagerai pas ici. Je soutiens pour ma part que non seulement elle ne s’oppose pas à la rigueur de la pensée sociologique, mais qu’elle y travaille dans la mesure où elle défend « la nécessité de fonder rationnellement ses appuis normatifs, c’est-à-dire de les affirmer et de les expliciter pour qu’ils ne soient plus des implicites s’exerçant en contrebande » (Granjon, 2014, p. 11). Car que fait cet engagement sinon de prolonger en l’affirmant ce qui, dans toute recherche, existe immanquablement : l’implication de l’observateur (Sebag, 2012, p. 294) ? Le film vient exacerber cette nécessaire subjectivité du regard (« Le je est dans l’observation », Sebag, 2012, p. 294), par sa dimension de diffusion comme par sa dimension visuelle (de « visualisation20 »). L’opposition artificielle entre le savoir et l’engagement fait ainsi place à la perspective de ce que Bourdieu nomme un « savoir engagé » (ou « scholarship with committment »), qu’il définit comme « une politique d’intervention dans le monde politique qui obéisse, autant que possible, aux règles en vigueur dans le champ scientifique » afin de contribuer à affronter les problèmes « nécessairement globaux » de notre société (Bourdieu, 2001, p. 39-40). De ce point de vue, il se pourrait même que « la sociologie a[it] d’autant plus de chances de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu’elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique » (Bourdieu, 1980, cité dans Lahire, 2004, p. 9).
Deux remarques s’imposent quant à ce savoir engagé, la seconde concernant plus spécifiquement le film. D’abord, il n’est pas vain de rappeler que l’implication du chercheur (et de son savoir) ne présage aucunement des conséquences pratiques de ses découvertes ou a fortiori d’une quelconque utilité (Lahire, 2004) : « Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable, ce n’est pas les neutraliser ; porter au jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre » (Bourdieu, 1996). Il en va ainsi du film sociologique et, plus largement, des œuvres cinématographiques à teneur sociologique, comme l’illustrent les propos de Ken Loach lors de son échange récent avec Daniel Mermet21 :
- Daniel Mermet :
Est-ce que votre travail de cinéaste joue un rôle ? Est-ce que vous avez l’impression que votre boulot joue un rôle sur les prises de conscience, sur l’opinion ? Est-ce que ça a servi à quelque chose tout ça ?
- Ken Loach :
I don’t know… who knows ? I don’t know. I think people who do films, people who do radio programs… we take part in the public discourse. We are all one (one) voice in amongst the big noise. So one voice may help, may not, I don’t know22.
Mais [pour finir avec Bourdieu mon raisonnement] :
Pour si sceptique que l’on puisse être sur l’efficacité sociale du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant au moins à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés. Ce constat, malgré les apparences, n’a rien de désespérant : ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire.
(Bourdieu, 1996)
Plus qu’une recherche d’utilité, dont on ne peut présager, il s’agit donc avant tout de chercher à communiquer ce que l’on sait du monde social (après avoir cherché à le comprendre au mieux). Notons ensuite qu’une fois atteinte, la relative accessibilité du film ne présage pour autant pas (là non plus) de la manière dont le public va s’en saisir. La réception est en effet différenciée : elle dépendra des caractéristiques du public et (c’est lié) du contexte de diffusion, d’autant plus lorsque le film – et c’est le cas pour Bonjour Bonsoir – cherche moins à donner des réponses qu’à encourager la réflexion, quand bien même cette réflexion sera toujours orientée par le point de vue que soutient le film : « You want the audience to do some of the work. You want the audience to come to the conclusion » (Ken Loach)23.
1 Nanouk l’Esquimau (Nanook of the North) est un long métrage documentaire qui a fait date, réalisé par Robert Flaherty en 1922 et qui porte sur la vie des Inuits.
2 Sans pour autant négliger l’espace tel qu’il a été conçu. Le travail de terrain notamment, qui articule entretiens et observation, concerne également douze acteurs politiques et professionnels (élus, employés de la mairie et du bailleur, architectes et urbaniste), à côté des habitants rencontrés.
3 Jean-Louis Comolli le formule comme suit, à propos de la parole : « Risquée dans la chair d'une voix, la parole filmée impose la réalité du corps comme quelque chose d'irréfutable [je souligne]. Car ce qui est filmé, c'est bien la relation – le lien, l'attachement, la dépendance – de cette parole et de ce corps, à la fois distincts et confondus » (1995, p. 14).
4 Voir, par exemple, Desbois, 1982, p. 123 ; Durand, 2001, p. 38 ; Haicault, 2010 ; Hamus-Vallée, 2015, p. 112.
5 Il convient de noter que chaque recherche en sociologie filmique possède sa chronologie propre et articule différemment les étapes de la recherche – qui ne se succèdent pas toujours aussi clairement. En particulier, il n’est pas rare que la caméra soit très tôt introduite sur le terrain et participe d’emblée à l’investigation et au processus de construction de l’objet. Le travail d’Alexandra Tilman en est un exemple (voir notamment Tilman 2018). Dans ce cas, l’enregistrement est continu et le film donne à voir notamment le procès de découverte. Claudine de France parle de « film d’exploration » pour qualifier ce type de film, au caractère plus progressif (France, 1981).
6 Ce nombre est celui des entretiens formels réalisés : les nombreux échanges et rencontres plus informels ne sont pas ici comptabilisés.
7 La première personne relais était le gardien du quartier dont il s’agissait d’autant plus de se détacher qu’il représentait l’institution.
8 Voir l’encadré sur les dispositifs non retenus.
9 Voir la section relative aux éléments sensibles porteurs de sens sociologique dans le point suivant.
10 Expression de Roland Barthes (1964), notamment reprise par Monique Haicault (2010) et par Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag (2015).
11 Dans son introduction au cours de sociologie visuelle en 2010 à l’Université libre de Bruxelles.
12 À cet égard, une sociologie de la réception des films de recherche paraît plus qu’intéressante à mener, tout comme l’est plus largement « une sociologie des réceptions réelles des productions sociologiques » (Lahire, 2004, p. 10).
13 Ici je rejoins en particulier le point de vue de Monique Haicault (2010, p. 4).
14 Voir notamment Besenval 1982, p. 126 ; Durand 2001, p. 30-31 ; Arlaud 2006, p. 84 ; Haicault 2010, p. 7 ; Sebag 2012, p. 299 ; Sebag et al., 2018, p. 27 ; ou encore les recherches des membres du CIREC (Centre de recherche-création en sciences sociales).
15 Ces dispositifs recoupent les « quatre niveaux de dialogue dans/avec le documentaire sociologique » que Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag détaillèrent dans leur article de 2016 qui vise à montrer et démontrer « l’intérêt de recourir au dialogue pour penser, car celui-ci organise, met en évidence les tensions entre points de vue » (p. 130) : entre le sociologue et les personnages interviewés, entre les personnages eux-mêmes, entre « les images et le textuel-parlé » (entre le visible et le dicible) et « dans le dialogue final des spectateurs avec le documentaire sociologique » (p. 130-131).
16 Pour le tournage, j’étais accompagnée par Alexandra Tilman (prise de son) et Anna Salzberg (prise de vue). Le film a été monté par Marie Bottois. Pour plus d’informations sur les modalités précises de ces étapes spécifiques dans le cadre de mon travail, voir le chapitre II de la thèse (Balteau 2019).
17 On retrouve l’idée de Georges Devereux (1980), reprise par Olivier Schwartz (2012, p. 41) de « comportements perturbés signifiants ».
18 (Notamment) Durand et Sebag, 2015, p. 76 ; Vander Gucht, 2010, p. 4 ; Haicault, 2010, p. 4 ; La Rocca, 2007, p 36-37 ; Besenval, 1982, p. 127.
19 On retrouve un précepte classique de l’ethnologie (voir notamment Abélès, 1989, p. 345). La relative petitesse de l’échelle locale choisie (le quartier), loin de s’opposer ici à la mise en évidence des dimensions globales des phénomènes observés, favorise au contraire leur émergence grâce à une approche plus complète.
20 Cependant, du fait de la quantité de détails que la description par le film est susceptible de fournir, ce dernier peut au contraire, sous certaines formes, apparaître comme un « pur reflet » (Heusch, 1962, p. 76) ou une « décalcomanie » (Arlaud, 2006) de la réalité. Pourtant, « le cinéma documentaire est toujours un langage appliqué à la description de la réalité » (Heusch, 1962, p. 76).
21 Ken Loach : « J’essaie juste de raconter des histoires », entretien-vidéo de Daniel Mermet (2018), Là-bas si j'y suis, [en ligne] http://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/ken-loach-je-soutiens-totalement-la-greve-des-cheminots.
22 Sous-titrage : « Je ne sais pas… qui sait ? Moi, je ne sais pas. Je pense que les gens qui font des films, les gens qui font des émissions de radio participent au débat public. Nous ne sommes qu’une voix au milieu d’un grand terrain, au milieu d’un grand « bruit ». Une voix peut aider, mais elle peut aussi être inutile… je ne sais pas ».
23 Sous-titrage : « Vous voulez que le public fasse une partie du travail. Vous voulez que le public tire les conclusions ».
ABÉLÈS Marc (1989), Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d’un département français, Paris, Odile Jacob.
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