Benoît Raoulx, Maître de conférences HDR en géographie, Université de Caen-Normandie, CNRS, UMR 6590, Eso Caen
Xavier Browaeys a été enseignant en géographie à l’université de Paris I – Sorbonne. Agrégé en 1966, il est nommé assistant à l’université de Paris en 1968 puis occupe un poste de maître de conférences jusqu’à sa retraite en 2008. Il est l’auteur avec Paul Châtelain d’un ouvrage de géographie économique et sociale : La France du Travail (1984, Paris, PUF), La France des 36 000 Communes (Paris, Masson, 1991) et d’Etudier une commune : paysages, territoires, populations, sociétés (2005, Paris, Belin). Au tout début des années 1990, il s’intéresse à la pratique de l’outil vidéo dans l’enseignement et la recherche en géographie. Il met en place dans le cursus de géographie un enseignement à la lecture et à la réalisation d’images avec le support de l’atelier géovidéo ; il a par ailleurs fondé l’association Arrimage (1996) qui promeut la pratique de la photographie et du film en géographie, notamment par un festival, « Territoires en Images », qui a lieu chaque année à l’Institut de géographie à Paris.
Benoît Raoulx : Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à la pratique audiovisuelle en géographie1 ?
Xavier Browaeys : Alors, c’est simple. Avec mon ami et collègue Paul Châtelain nous nous sommes aperçus que, parmi les données possibles, les géographes travaillaient sur la cartographie et sur la statistique, mais jamais sur les images ou très peu sur les images à l’exception notable des photographies aériennes. Elles semblaient absentes. Lui, ce qui l’intéressait beaucoup, c’était la photographie. Il s‘est mis à utiliser la photo dans ses études de diagnostic de territoire. Cela devait faire partie des données. C’était ça l’idée. Et moi, j’étais plus intéressé par le film.
Par goût personnel, j’étais cinéphile, j’allais très souvent au cinéma, tout type de cinéma, dont évidemment le cinéma documentaire. Moi, j’ai beaucoup aimé les films d’Alain Resnais, les documentaires d’Alain Resnais. Ce qui m’a marqué aussi, ce sont les films de Jean Rouch. Jean Rouch, il donne l’idée qu’on peut faire des films. C’est extrêmement bien fait, on sent que c’est à notre portée, on peut oser. C’était le gros problème des géographes avec l’image : ils n’osent pas ! Il faut à un moment oser. Il faut se lancer. Il faut abandonner toute cette gangue de la formation universitaire – on en a une – et puis essayer. Bon allez ! Passer à la narration, quitter la dissertation. Après ça, trouver les images pour le faire. J’ai tendance à penser une partie des images avant d’aller les tourner. Après l’idée, tu construis une histoire et pour cette histoire tu as besoin de cette image et c’est, ces images-là qui vont donner naissance aux idées.
Nous voulions faire de la géographie avec l’image. Il fallait que les géographes tiennent la caméra. Et la révolution numérique est arrivée. On a vu arriver les caméscopes et j’ai pensé qu’on pouvait essayer de faire quelque chose dans ce sens- là, travailler avec l’image animée.
En plus, il y a eu une conjoncture au début des années 1990 (on était en 1991-92). Grâce à un ami qui connaissait le Ministre de l’Education nationale, qui s‘appelait Lionel Jospin, j’ai eu une mission pour évaluer ce que l’on appelait à l’époque « les université ouvertes » c’est-à-dire tout ce qui était audiovisuel, tout ce qui était « fabrique audiovisuelle » dans les universités françaises et européennes.
Donc, j’ai eu cette possibilité d’aller un peu partout en France : à Nancy, Paris, Lille, Lyon, et puis aussi en Angleterre et en Belgique, partout où il y avait des « universités ouvertes ». C’était en réalité une université par correspondance, mais à travers des cassettes. On envoyait des cours aux étudiants et ils pouvaient téléphoner aux professeurs. Et donc j’ai vu que c’était possible à condition d’avoir du matériel ; j’ai obtenu un crédit à la fin de cette mission pour voir comment on pouvait mettre en France, systématiquement dans toutes les universités, une « université ouverte ». J’ai ensuite obtenu des crédits de la part du ministère par l’un des hauts fonctionnaires du ministère avec lequel on avait travaillé, qui m’a dit « tiens, j’ai encore un reliquat de crédits à dépenser, on peut les donner à ton université ». C’est ce qui m’a permis d’acheter un caméscope, un magnétoscope, une télé, à l’université. Je voulais qu’on puisse tout faire : avec le magnétoscope, j’ai obtenu un système de montage. On a commencé avec les VHS, avec le HI8 - en 1994-95.
Avec ces crédits alloués à l’université, j’ai pu commencer à lancer un enseignement de l’audiovisuel à l’université. Au début, c’était un enseignement supplémentaire, non obligatoire ; je le faisais en dehors de mes heures et puis après, c’était sur la base du volontariat de la part des étudiants ; ensuite, on a incorporé cela, Châtelain et moi, aux cursus des étudiants. Il nous semblait fondamental que cela puisse être noté, sanctionné au sens universitaire du terme et que cela participe de leur progression pédagogique.
BR : Quelle réceptivité des collègues ?
XB : Ils ont été un peu étonnés au début ; ils ne s’y attendaient pas. Il y avait quand même cette idée, surtout chez les géographes, qu’il fallait se préoccuper de l’image. Ils utilisaient l’image comme une illustration. C’était pendant longtemps les rois, les pros de la diapo, qu’ils utilisaient comme une illustration, mais pas du tout comme une contribution.
Ce que je voulais c’est que cela contribue vraiment au travail pédagogique, au travail de recherche. L’audiovisuel ne remet pas en cause l’écrit : cela apporte un plus à l’écrit, cela apporte quelque chose surtout en liaison avec l’écrit. Au début, ils étaient un peu réticents : ils l’ont bien accepté à partir du moment où ils ont vu le résultat, quand des étudiants ont fait leur mémoire de maîtrise (l’équivalent du master 1 actuel) sous cette forme-là. Cela les a d’autant plus convaincus que je travaillais en binôme avec les enseignants ; l’étudiant avait un enseignant avec qui il avait un sujet, et moi pour faire le documentaire. On travaillait vraiment en binôme avec l’enseignant. On ne se voyait pas beaucoup, mais on était d’accord sur le sujet. Au début les enseignants qui donnaient le sujet de maîtrise avaient tendance à demander à l’étudiant la même chose (le sujet de maîtrise sous forme documentaire), mais ils réclamaient un écrit aussi important que n’importe quel sujet de maîtrise. Ce qui était un gros problème, car souvent les étudiants mettaient deux ans pour le faire : ils n’arrivaient pas à la fois à faire un film et un sujet de maîtrise. C’est arrivé une ou deux fois et j’en ai eu marre. Et j’ai dit aux enseignants : « Non on ne peut pas faire comme ça, ils vont faire un supplément, un complément universitaire dans lequel il y aura la biblio, le paquet des états des connaissances, tout ce que l’on ne peut pas mettre dans un film en gros ». Mais le film en soi était le mémoire : c’était lui qui devait être noté, le reste était un complément universitaire pour montrer que l’étudiant avait fait un travail sérieux. Ce n’était pas juste : « Tiens, je me balade et je filme ».
Les étudiants étaient assez enthousiastes. Je ne pouvais pas en prendre beaucoup, une vingtaine maximum, car il y avait un problème de caméscopes, dont le nombre était insuffisant. Je n’ai pas eu beaucoup de crédits. J’avais des crédits chaque année, alors j’arrivais progressivement à augmenter le nombre de caméscopes que je prêtais aux étudiants, de même à augmenter le nombre de bancs de montage. Cet enseignement commençait en 2e année : ils pouvaient avoir une sensibilisation et même ils pouvaient tourner un peu. En 3e année, il y avait vraiment un enseignement qui s’appelait « analyser et réaliser en géographie ». Ensuite, ceux qui le voulaient pouvaient faire leur mémoire de maîtrise. Entre 120 et 130 mémoires ont été faits.
J’ai hésité sur l’usage du film dans la thèse. Pourquoi ? Parce que j’avais peur que l’étudiant aille dans un mur. Je craignais de ne pas trouver cinq enseignants pour le jury qui soient d’accord avec cette démarche. De même, j’ai toujours mis en garde les étudiants qui voulaient en faire leur profession : je leur disais souvent « c’est un plus à mettre dans votre CV éventuellement ».
BR : Est-ce que le film a changé en retour ta vision de la géographie, et de l’enseignement en particulier ?
XB : Oui, parce que je me suis aperçu qu’il y avait différentes façons de faire, de construire une problématique. Avant, j’avais l’impression - cela tient un peu du formatage sorbonnard –qu’en dehors du plan en trois parties, rien n’existait, tandis que là il s’est mis à y avoir une polysémie. L’image est nécessairement polysémique : on fait moins bien, avec plus de difficultés, on ne bloque pas l’image, cela nous échappe. L’image échappe à l’auteur : ce qu’avait tourné un étudiant, je le voyais d’un autre regard, cela entraînait de belles discussions. La réalité ne tient pas dans un format universitaire : on la recherche, on ne sait pas bien ce que c’est. On est confronté à la réalité, et là cela devient complexe : il y a une part de représentations, d’acquis culturels, de détermination aussi. Cela a changé probablement mon regard. J’ai toujours été surpris par les images que les étudiants ramenaient de l’ensemble du monde. On y trouvait plein de choses. Et après il fallait essayer de construire une narration. Là aussi, cela a changé mon regard dans la mesure où l’on est formé à la dissertation, qui est un exercice valable, mais ce n’est pas la seule manière de s‘exprimer ; on entrait là dans la narration. Avec un film, on entre dans l’idée de raconter une histoire. Et on ne peut pas poser la problématique d’entrée, les trois questions, etc. : cela ne fonctionne pas dans un film, ce n’est pas possible. Donc, le film a changé mon regard sur le récit géographique. On est plus dans cet exposé calibré qui a son utilité, mais il ne faut surtout pas rester là-dedans.
BR : Et justement, pour toi, qu’est-ce qu’un film ?
XB : C’est d‘abord une idée. Il faut fréquenter le terrain, aller sur son terrain, essayer de le circonscrire, etc. Et après cela, il y a une idée. Et quand on a l’idée, en général on arrive à tenir le film, parce qu’avec une idée, on arrive à construire une démonstration. Ce n’est peut-être pas le bon terme, car il est trop précis : on construit une histoire, on rend compte d’une réalité telle qu’on l’a perçue avec les composantes de notre savoir accumulé. Et c’est l’idée : on donne du sens aux apparences. Et nécessairement, même si l’on va baser un film uniquement sur l’interview, on est obligé de concentrer : on ne va pas donner les 10-15 heures d’enregistrement réalisées, on n’en ferait plus un film. C’est nous qui organisons ces interviews, même si le film est sans voix-off : voilà, on donne un sens.
BR : Comment éduquer au regard ? Quelle place à l’analyse des films ?
XB : Je pensais, je pense toujours, qu’il faut toujours analyser et réaliser. Quand on a fait les deux, on n’est plus exactement dans le discours universitaire sur les images, etc. Ce que les étudiants appréciaient, c’est qu’ils découvraient beaucoup de choses dans l’analyse de l’image. Quand on analysait systématiquement un film, ils découvraient beaucoup de choses. Donc analyser. Je suis assez, très pragmatique : on prenait un film, on analysait comment s’est construit, plan par plan, etc. ; comment tout cela se relie, comment on arrive à composer un scénario ; ils me disaient : « Quand je vais au cinéma, je ne regarde plus les choses de la même manière ». Et donc ils avaient un autre regard : ce n’est pas un robinet d’images comme on le croit toujours : « j’aime ou j’aime pas ». Et après, on va essayer de créer. Je partais toujours de la forme pour aller au sens – et quand on va réaliser, on part du sens qu’on veut donner et on va construire une forme pour faire sens.
BR : Et ce sens est pour quel public ?
XB : Tout public. J’ai toujours dit aux étudiants que le but était de projeter leur film. Tous les mémoires de maîtrise que j’ai fait faire ont été projetés aux jurys, mais également dans le grand amphithéâtre de l’Institut de géographie, à l’occasion de la journée du mémoire de maîtrise, avec tous les étudiants qui voulaient venir, les familles, etc. ; on projetait tous les films. La géo doit s’adresser à un grand public. C’est pour cela que j’ai créé un site qui s‘appelle « doc 2 géo » : 2 géo parce qu’il y a deux géo, parce qu’il y a la géo universitaire, mais aussi de la géo pour tout le monde. Donc c’était ces deux géo là que je voulais réunir, pas que la géo universitaire. Je pense en plus que c’est une question éthique – on est payé par les impôts de la population et on doit restituer aussi à la population ce pourquoi on a été payé. Et en général, les gens sont assez contents. Et ils accèdent à la géo par ce moyen, parce que ce n’est pas eux qui vont lire les revues universitaires : la géographie grand public écrite n’existe presque plus, donc, par le film, on arrive à toucher beaucoup de gens. Cela permet une conversation avec les gens ; la projection d’un film amène tout de suite un avis, des critiques, des discussions : c’est la force de l’image.
En tant qu’universitaire on a très peu de retours sur nos écrits. Avec le film, on a du retour, ce qui est très utile pour un universitaire car cela permet de recomposer ses hypothèses. Et puis, par ailleurs, personnellement il y a une relation qui se fait avec les gens qu’on interviewe parce qu’il y a une caméra : il y a une relation qui s’inscrit et puis on la restitue. J’ai fait un film en 2009, en Syrie, qui a été restitué aux gens : ils étaient heureux, il y avait quelque chose qui passait et cela a entraîné de nouvelles discussions. Le film, qui s’appelle « L’Etat ferme » portait sur une ferme d’État qui avait été privatisée tout près du lac Assad, le grand lac situé à côté d’Alep, deux ans avant le début de la révolution.
BR : Justement, cela nous permet d’aborder tes propres films. Dans tes films, il y a un souci pédagogique…
XB : Oui, je pense, mais je faisais la même chose avec les étudiants. Je pense que le grand enjeu pour le film, et c’est ce qui fait sa force, c’est de tirer la géo du côté du vivant, du côté de ce qui existe ; on n’est pas uniquement dans le concept, l’idée, les garanties… etc. On a des gens, du vécu. La grande question est d’arriver à articuler : d’une part, les perceptions, la représentation des acteurs et, d’autre part, nos propres déterminations, nos propres analyses. Voilà c’est ce qu’il faut arriver à faire : articuler les deux. C’est peut-être classique, mais pour moi c’est essentiel dans la construction d’un film. Mes films ont été dans ce sens-là. Soit avec une voix-off, ou un récitant enfin quelqu’un qui dit quelque chose, soit avec la construction d’une interview. Une interview est une construction, bien entendu. Donc, c’est l’interview qui est au service en quelque sorte de mon idée.
BR : Est-ce que tu peux parler de ta première expérience de film en Auvergne… Marquis, Henri et Baron (1998)
XB : C’était avec mon ami Paul Châtelain qui connaissait beaucoup de gens dans le coin ; il m’a dit : « Tiens y’a un gars, un jeune qui a acheté des bœufs et il veut leur apprendre à débarder le bois en forêt ». L’idée à l’époque c’était d’éviter l’usage du tracteur : les tracteurs rentrent mal en forêt, creusent trop d’ornières, détruisent un peu le sol. Si on faisait ce travail avec des bœufs ou des chevaux, ça serait plus écolo. Et je suis allé chez le gars, un paysan très sympa, mais pas très moderne, un vieux garçon… Je l’ai rencontré par l’intermédiaire de mon copain qui le connaissait très, très bien. J’ai tout de suite été admis et ils ont accepté tout à fait l’idée de faire un film. Et j’ai tourné sur le coup, en une journée.
BR : Tu t’es intéressé à la gestuelle ?
XB : Ce qui m’intéressait c’était la gestuelle, la manière dont il procédait. On a fait une journée d’éducation, de ces petits bœufs, qui était des Aubracs. Donc, on le voit au début : il est dans l’étable, il les caresse et il explique comment il les a acquis et quel est son objectif. Et puis après on le voit faire. Il parle un petit peu avec les autres, mais pas beaucoup. Paul Châtelain est aussi dans le film parce qu’un moment il mène les bœufs, et c’était drôle parce qu’il leur parle. On les voit dans une forge, une forge de la ferme.
Et le dernier plan qui avait beaucoup plu dans les festivals où il a été primé, on nous voyait tous, tous les acteurs du film, tous ceux qui avaient tourné, autour d’un verre et on boit à la santé du film.
BR : Et dans ce film, tu as mis de la musique…
XB : Voilà, la musique, j’ai longtemps hésité… Il y a le classique, l’accordéon auvergnat, bon, que j’ai mis d’ailleurs en partie sur le film sur les routes Traces et tracés. Et là, un soir j’écoutais la radio et j’ai entendu – que je connaissais d’ailleurs - la Norma de Bellini. Et la Callas qui chantait cela avec sa voix très pure, comme ça, j’ai dit, voilà, il y a deux puretés avec un contraste culturel a priori très fort et je pense que cela va fonctionner et effectivement je crois que cela fonctionne. Voilà, d’une part, la pureté du geste de ce garçon, son ambition d’arriver à élever ses petits bœufs, un objectif original et puis, d’autre part, la voix de la Callas, qui s’élève comme ça et je trouvais que ça allait bien avec ces paysages, avec les gestes de cet homme.
BR : Le film réalisé avec Paul Châtelain Traces et tracés (2001), lui, propose une démarche didactique…
XB : Celui qu’on a fait avec Paul Châtelain, c’est sur l’histoire des routes qui passent dans un seuil à Cervières ; il y a quatre ou cinq routes. En réalité, c’est une vraie analyse d’historiens, de géographes, localement personne ne sait cette histoire, personne. Les habitants connaissent la route ; elle est plus ou moins pentue, avec plus ou moins de virages. Mais l’histoire même ils l’ont découverte grâce au film ; ça aussi, c’est l’apport d’un prof-chercheur. Châtelain avait travaillé sur le seuil où il habitait, et c’était cette recherche-là qu’on a tenté de mettre en images ensemble et d’expliquer. Ce film a eu beaucoup de succès localement. Je l’ai présenté à Paris aussi, à l’Institut de géo ; il y a eu un petit peu de monde.
Cette approche m’intéresse : c’est quasiment un travail de recherche présenté de manière didactique parce qu’il faut trouver la formule qui fait que le spectateur comprend tout de suite - Châtelain était très fort là-dedans. L’invention du virage au 18e siècle, j’ai découvert ça aussi, la route droite avec le char qu’il faut bloquer qui est en train de monter. Les gamins qui étaient payés pour mettre une petite pièce, et les gens qui descendaient… Et puis tout d’un coup, on invente le virage. Donc il y a davantage de distance, mais les gens restent dans le carrosse ou la charrette…
BR : Une autre expérience de film, avec une approche très différente : La ZAC aux folles (2001), la mémoire d’un micro-espace, une friche, le regard qu’on porte sur des choses qui paraissent marginales…
XB : C’est marrant ça, c’est ma collègue Martine Tabeaud qui avait eu cette idée je crois, qui l’avait proposée en disant : « il y a des plantes qui ont poussé dans ce terrain vague », c’est un terrain vague dont on parlait beaucoup, tu sais c’est au niveau des Frigos, les Frigorifiques le long de la Seine à Paris. On en parlait beaucoup, et les plantes avaient poussé. Elle y avait été, moi aussi d’ailleurs, mais comme ça pour voir ce qui se passait à côté des Frigos. Et puis après, je suis allé tourner là-bas, sur place, et elle avait ramassé plein de plantes. Et on avait fait évaluer tout cela : elle en connaissait pas mal, mais pas tout, elle en avait fait identifier par Laurent Simon qui était biogéographe et qui expliquait chacune de ces plantes. Après, on a construit le film.
BR : Tu avais eu envie de faire un film sur cette marge ?
XB : Oui, et puis j’avais trouvé assez poétique de voir tous ces gants abandonnés ; c’était un terrain vague plus ou moins abandonné puisque les hommes étaient passés avec des bulldozers et avaient laissé tomber plein de choses. Et j‘avais trouvé que toutes ces mains -enfin sous forme de gants présents - donnaient quelque chose de poétique, ça faisait sens. Voilà, ça faisait sens. Aujourd’hui, tout est construit, il n’y a plus rien.
BR : Il y a une dimension à la fois poétique et scientifique ; les deux se rejoignent…
XB : Oui. La beauté aussi des plantes. Bon, j’ai essayé, quand tu tournes ce n’est pas toujours facile, on cherche des lumières, des choses comme ça. C’est un endroit qu’on peut regarder. Les folles, les herbes folles, c’est joli. Nous avons fait œuvre de précurseur, aujourd’hui maintenant dans la moindre ville, on laisse pousser les plantes, les plantes sauvages et on dit : « Tiens, c’est pas si mal ». C’était ça l’idée. Alors il a été projeté, évidement à Paris, mais aussi dans un colloque à Montréal. Cela a fait un tabac d’après ce que ma collègue m’a dit.
BR : Et le film : Les risques majeurs à Herblay (2004) ?
XB : Les risques majeurs à Herblay : il y avait une idée derrière, qui était de travailler pour les municipalités et aussi peut-être pour trouver du boulot aux étudiants. Expliquer par l’image, les risques qu’il y avait dans une commune et permettre au maire de faire de la communication. C’était cette idée, c’est pour cela que le film est construit comme ça : les différents risques, les pompiers qui parlent, etc. Il y avait un côté com, pas dans le meilleur sens du terme, mais il y avait cette idée de valoriser un certain savoir. J’avais fait un canevas bien précis pour aborder les risques. Ce film pouvait être reproduit dans une autre commune. Le même type de film.
Cela n’a rien donné, parce qu’à Herblay, le maire PS à qui on avait proposé le projet de film est parti ; un nouveau maire UMP l’a remplacé ; mais il était d’accord. Je lui ai montré la cassette et je m’étais engagé à ne rien distribuer tant que je n’aurai pas un accord de la mairie. C’était fait gratuitement ; elle n’a rien payé. Et il m’a dit : « je ne le projetterai jamais », « Mais pourquoi ? », Il est très bien votre film, mais je le projetterai jamais, parce que vous allez affoler les habitants : ils vont apprendre qu’il y a un train tous les jours avec vingt wagons de kérosène et autres qui passe au milieu de la gare d’Herblay ; ils vont apprendre qu’une partie de la commune d’Herblay est sur d’anciennes carrières et qu’elles ont tendance à s’effondrer, qu’elles ne sont pas complétement entretenues, etc., le prix du m2 va s’effondrer – c’était des maisons très chères à Herblay. « S’ils veulent le savoir, j’ai tout en mairie, j’ai tous les plans, il y a tout ce qu’il faut. Ils viennent en mairie, mais ce n’est pas moi qui vais projeter ça ». Mon histoire s’est arrêtée là, parce que la municipalité ne voulait pas le projeter.
BR : Peux-tu évoquer le film réalisé avec Martine Tabeaud sur le lac de Sainte-Croix Toute la mémoire du monde (2006). Comment est venue l’idée ?
XB : C’est assez simple, j’ai rencontré une personne dans une boutique de vente et de location d’équipement vidéo à Paris, devant le comptoir, et on s’est mis à discuter parce qu’on attendait. Et il a dit : « Moi, je suis de Sainte-Croix ». Et moi j’ai dit : « je connais ». Je connaissais parce que ma collègue de Paris I, Martine Tabeaud, y a une résidence secondaire, enfin juste à côté. Et voilà, ce qui fait que je lui ai fait rencontrer Martine Tabeaud. Puis, tout le monde a discuté et il a dit qu’il serait possible de faire un film parce qu’il connaissait le cadre. Enfin, il connaît tout le monde, surtout quatre-cinq personnes qui avaient été vraiment dans l’affaire de la construction de ce barrage. Et on lui a dit qu’on pouvait faire un film, d’autant que c’était gratuit. Ensuite, il pourrait l’exploiter comme il voulait. Donc on a réalisé ce film à partir d’interviews de ces quelques personnes.
BR : Et comment as-tu mobilisé les images d’archives ?
XB : Les images d’archives, oui, on est allé les chercher. Il y a deux types d’archives ; je crois, il y en a au moment de la création du barrage et même avant, il y avait même des images d’avant, tournées par quelqu’un de l’ORTF, Krieff. Jacques Krieff avait une maison là-bas, et avait tourné des images et surtout, il avait récupéré des images qui avaient été tournées par des amateurs, des paysans, en particulier les scènes où on voit les lavandes. Ce sont des films d’amateurs, qui avaient été trouvés dans un grenier. On a pu bénéficier de ces archives. On les a fait mettre sur support numérique et on les a conservées. On a pu les introduire dans le film : c’est intéressant ça. J’aime beaucoup les archives. C’est très important. On ne peut faire de la géographie qu’avec de la profondeur historique. La phrase est courte : elle est de Bismarck – la géographie c’est ce qui reste de l’histoire. Oui, mais il y a eu l’histoire…
BR : Justement, dans tes films, on peut voir une intention particulière aux temps, aux temporalités…
XB : Absolument. Oui elle est dans le paysage, mais elle est aussi dans les têtes l‘histoire ; il faut vraiment la prendre en compte. Evidemment dans ce que l’on voit, mais aussi dans le passé. Et c’est ce que l’on voit bien dans le film sur le lac de Sainte-Croix : Toute la mémoire du monde. C’est dans la tête des gens, ils le disent. Cela commence comme ça, où l’on voit cette femme - qui dit : « Je vois ma maison ». Voilà, elle regarde le lac et elle voit sa maison.
BR : Dans ce film les paroles sont extrêmement fortes notamment sur la mémoire des lieux…
XB : Les gens ont des paysages dans les têtes et ça, ça ne s’efface pas. Mais on a tous des maisons d’enfance, des lieux qu’on ne visite plus, qui ont disparu, parce qu’il y a une évolution plus ou moins rapide. Moi, ma maison d’enfance, elle a été rasée. Mais je l’ai dans la tête. Elle existe quand même, voilà elle existe tant que j’existerai. Cela marque les hommes, leur manière d’être. Il n’y a personne qui est sans histoire en fait. Il faut que nous les géographes, on prenne cela en compte…
BR : Et sur ce film, sur la construction du scénario de l’écriture. Il y a eu plusieurs étapes j’imagine. Vous êtes partis des personnes ?
XB : Oui, oui, nous sommes partis des personnes et puis la construction est chronologique. Je n’en voyais pas beaucoup d’autres. De toute façon, il n’y a pas trente-six constructions possibles.
BR : Donc ce film a été montré, discuté ?
XB : On me demande encore souvent des DVD. J’en refais à la demande et c’est projeté tous les ans là-bas, presque tous les ans. Ils en font une animation pour le tourisme parce que les gens ont l’impression que c’est un lac naturel. C’est comme le lac d’Annecy, le Léman pour la plupart des gens. Surtout que le barrage on le voit peu ; il est bien caché dans sa gorge.
BR : Quelles ont été les réactions lorsque le film a été projeté pour la première fois ?
XB : Les réactions ? Une part des gens pleurait ; c’était ceux qui avaient connu avant. Dans le film, on voit les témoins, mais il en y avait d’autres qui n’ont pas été interviewés. Je crois qu’on n’a pas plus d’interviews que cela : on a conservé les 4 ; et puis d’autres, qui étaient stupéfaits de voir ce qui s’était passé. J’y suis allé il y a 3 ans : voilà c’est pareil, les gens disent : « Ah bon, c’était comme ça ?! ». Ils ne comprennent pas bien comment cela était possible. C’est dit dans le film, d’ailleurs ; une partie des gens disait : « On ne pouvait pas résister. On était soixante-quinze dans une vallée, on alimente en eau Marseille, Toulon, etc. ; bon, on peut pas tenir. »
Mais la tendance aujourd’hui, c’est la tendance Notre-Dame-des-Landes, Sivens, etc. On ne touche pas au paysage. Donc, ils ne comprennent pas comment on a pu toucher à cela. Même si eux-mêmes en profitent évidement. C’est fini, les grandes infrastructures comme cela, ce n’est plus possible. Les mentalités ont changé.
Je reviens un peu en arrière, à propos justement de la mémoire des luttes, etc. Le film sur les routes, on avait une expérience localement d’une lutte contre le passage de l’autoroute dans le col de Cervières. On avait lutté, on avait fait des manifs avec Paul Châtelain, on avait fait des expositions, des conférences de presse. Pour ne pas passer par cet endroit-là, on avait expliqué les raisons. On avait même fait un tracé alternatif qui passait plus par les bois et qui aurait évité que la clairière du seuil disparaisse. Elle a disparu maintenant. Bon, on a été battu. C’était Valéry Giscard d’Estaing qui était président de la République. Clermont-Ferrand… Allez, il a dit : « Ça passera par là ! » et c’est tout. On ne mettait pas en cause les ingénieurs, ce qu’on arrive aujourd’hui à faire… On avait du monde derrière nous, même le sénateur qui était de droite était venu. C’était les premiers combats écolo. Bon, on a été battu, battu. Cela a permis simplement d‘augmenter le prix de la terre. Ils ont acheté aux paysans qui avaient de la terre ; ils en ont eu plus.
BR : Au cours de ta carrière, tu as souvent travaillé en collaboration…
XB : Oui le plus souvent, c’est ce que je préfère. J’aime bien. Je trouve qu’on est meilleur, on discute, on ne s’enferme pas. Oui, on va à la contradiction, les arguments, cela évite l’autosatisfaction qui vient très vite. Quand on a un cours, qu’on fait des conférences, tout seul tu t’aperçois après, tu te dis, je n’aurais pas dû présenter comme ça... Cela aurait mieux passé. Si j’avais eu une amie ou un ami avec moi, il aurait dit si on avait discuté en construisant la conférence : « Ne t’embarque pas là-dedans, il y a trop de détails, tu prends pas assez de hauteur, t’as pas trouvé la bonne formule ! ». Enfin bon, des choses comme ça. Je trouve que ça apporte beaucoup. Châtelain lui était très, très bon, il me semble, sur la voix off parce que c’était un orateur extraordinaire. Il pouvait tenir une salle de trois cents personnes, pendant deux heures, sans un papier et avec un discours très construit. C’était un excellent orateur avec le sens de la formule, il arrivait à faire émerger l’idée. Je l’écoutais, il avait dix ans de plus que moi, je l’ai eu comme enseignant ; c’est lui qui m’a fait aimer la géo et après on est devenu amis…
Marquis, Henri et Baron (1998), 22 mn. Réalisation : Xavier Browaeys
Le dressage de deux jeunes bœufs pour effectuer le débardage de troncs d'arbres dans les bois noirs en Auvergne. Le renouveau d'un métier ancestral.
Traces et tracés (2001), 28 mn. Réalisation : Paul Châtelain, Frédo Dayné, Xavier Browaeys
Un seuil en Auvergne entre Clermont-Ferrand et Lyon. Et au fil du temps cinq routes pour le franchir. Chacune a laissé des traces. Des pavés, des ponts, des bornes, des relais de poste et des tracés… c'est toute une géo-histoire qui se révèle dans le passage des monts du Forez. http://www.doc2geo.fr/visionner/traces-et-traces
La ZAC aux Folles (2001), 14 mn. Réalisation : Xavier Browaeys, Martine Tabeaud.
Un terrain en friche classé Zone d'Aménagement Concerté dans un quartier parisien en pleine rénovation (13e arrondissement). En apparence, un espace à l’abandon. http://www.doc2geo.fr/visionner/la-zac-aux-folles
Les risques majeurs à Herblay (2004), 18 mn. Réalisation : Xavier Browaeys.
Une commune de 25 000 habitants dans l'agglomération parisienne. Trois risques majeurs : inondation, mouvement de terrain, transport. Et des politiques de prévention et de précaution. http://www.doc2geo.fr/visionner/les-risques-majeurs-a-herblay
Toute la mémoire du monde (2006), 38 mn. Réalisation : Xavier Browaeys et Martine Tabeaud.
Sainte-Croix, un balcon sur le Verdon, puis un lac. Il y a un avant et un après le barrage de 1973. À travers quatre témoignages le film tente de nouer les fils des mémoires. http://www.doc2geo.fr/visionner/toute-la-memoire-du-monde
L’État ferme (2011), 37 min. Réalisation : Xavier Browaeys et Martine Tabeaud, (avec la participation de Roman-Oliver Foy).
L’établissement Al-Assad (Euphrate, Syrie) était une ferme d’État mise en place dans les années 1970 avec des aménagements visant à l’irrigation des terres dans une région au climat semi-aride. Elle a été liquidée en 2000. Ce film a pour but de donner la parole aux acteurs locaux, successivement paysans dans des systèmes extensifs, puis employés dans la ferme d’État irriguée et mécanisée, et enfin bénéficiaires de lots de 3 ha par famille nucléaire après la liquidation. https://www.youtube.com/watch?v=E_90wPaAQdo
BROWAEYS Xavier, « Géographie, image et vidéo. Pour une pratique de l'audiovisuel », L'Information géographique, volume 63, n° 1, 1999, pp. 25-32.
BROWAEYS Xavier, Tabeaud Martine, Les ciels de la Grande Guerre. Aquarelles d’André Des Gachons. Champagne, Publications d’Université Paris-Sorbonne (Parution prévue automne 2019).
Benoît Raoulx, « 'Passer à la narration, quitter la dissertation'. Entretien avec Xavier Browaeys », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 5 juillet 2019, consulté le . URL : https://rfmv.fr