Floriane Chouraqui, Docteure en Géographie et en aménagement, Université Toulouse II Jean-Jaurès, CNRS, UMR 5193, LISST-Dynamiques rurales
Cet article propose de revenir sur la mobilisation du film dans une thèse réalisée dans la caldera de Fogo, au Cap-Vert, sur les jeux de pouvoir entre et au sein des groupes d’acteurs autour du territoire de Chã das Caldeiras avant, pendant et après la catastrophe d’origine volcanique de 2014-2015. À partir du dernier film réalisé pendant cette thèse, l’auteure s’interroge sur le choix de l’approche audiovisuelle en tant qu’outil de recherche, mode d’écriture et de diffusion en géographie. Tourné en temps de crise, Fogo na Boca (38 minutes) – en français, le Feu dans la Bouche – porte sur les discours et pratiques développés par les différents acteurs du territoire en termes de préparation face à la menace, d’évacuation et de relogement. Le lecteur peut visionner ce film en ligne (https://dai.ly/x6ahr8e), article et film communiquant et s’alimentant l’un l’autre tout en conservant leur autonomie.
Mots-clés : Géographie audiovisuelle, Réduction des risques de catastrophe, Déplacement et relogement forcé, Résistance sociale et politique, Doctorat, Posture éthique et réflexive.
This article intends to examine the film practice within a PhD project conducted in the Fogo Caldera, in Cape Verde. The PhD deals with power relationships between and within the groups of stakeholders around the territory of Chã das Caldeiras before, during and after the volcanic eruption of 2014-2015. Based on the last movie made during the PhD, the author questions the choice of audio-visual approach as a tool for research, writing and dissemination in geography. Taking place in times of crisis, Fogo na Boca (38 minutes) – in English Fire in the Mouth – focuses on the discourses and practices developed by different stakeholders in terms of preparation, evacuation and resettlement. The reader can view the movie online (https://dai.ly/x6ahr8e). The present paper and the film feed each other while maintaining their autonomy.
Keywords : Audio-visual geography, Disaster risk reduction, Forced displacement and resettlement, Social and politic resistance, PhD, Ethical and reflexive posture.
La géographie audiovisuelle est-elle une branche de la géographie ? Une discipline à part entière ? Un pont unissant cinéma et géographie, art et science ? Et qu’est-ce qui différencie fondamentalement un réalisateur de documentaire d’un géographe qui fait des films, ou encore un géographe qui filme d’un sociologue (voire un ethnologue) qui filme ?
Si la question des rapports entre géographie et audiovisuel suscite bien des discussions, une chose est sûre : la caméra n’est pas uniquement un outil qui permet d’accompagner et de confirmer les résultats obtenus à travers d’autres outils plus classiques en géographie comme le questionnaire, la cartographie ou la télédétection. C’est un instrument à part entière qui renvoie à un langage spécifique (Metz, 1964, 1973). Ainsi, bien qu'attractive, la pratique audiovisuelle induit des problématiques nouvelles d'ordre technique, méthodologique, théorique ou épistémologique, mais aussi éthique.
À partir d’une réflexion sur six années de recherche menée à Chã das Caldeiras (Cap-Vert), je voudrais analyser les conditions et le sens de cette forme d’écriture en images et en sons dont il existe encore peu de précédents en thèse de géographie1. La thèse menée traite des résistances au déplacement et au relogement de populations vivant au cœur de la caldera d’un volcan actif (image 1). Elle analyse les atouts et contraintes inhérentes à l’intégration d’une approche audiovisuelle en géographie. Cet article propose d’apprécier en quoi la pratique du film dans cette thèse permet de comprendre les rapports de force multiples autour de la gestion du territoire. Il suggère finalement que les films de recherche, en mettant en scène des membres de la communauté marginalisée de la scène politique, puis en rendant publiques ces productions via différentes formes de diffusion, sont susceptibles de produire des espaces de discussion et de favoriser des initiatives de mobilisation collective.
Par ailleurs, réaliser et diffuser des films pendant le doctorat questionne la prépondérance du texte écrit sur l’image (fixe ou animée) en sciences sociales : en quoi la pratique de la recherche par et avec le film ouvre-t-elle une dimension nouvelle pour la recherche ? Comment le duo image et son permet-il de faire parler autrement la réalité sociale étudiée ? Quels enjeux par rapport à l’écriture classique ? Enfin, ce choix de l’approche audiovisuelle pour écrire une thèse de géographie de façon à la fois concomitante et complémentaire au texte, permet d’engager une réflexion sur le doctorat en tant qu’étape charnière au niveau universitaire et professionnel : quelle place pour le film dans la thèse ? Pour quel gain heuristique ? L'engagement financier et temporel que requiert l'élaboration d'un film de recherche est-il pris en compte par les institutions universitaires ?
La première partie de cet article présente le temps du tournage réalisé en période d’éruption volcanique, avec des répercussions sur la manière d’envisager la recherche. La deuxième partie présente l’étape du montage de Fogo na Boca qui équivaut au temps de l’analyse et de l’écriture des résultats. Elle débouche sur la dernière partie, centrée sur la restitution et la diffusion du film.
Les éruptions du volcan Fogo, au Cap-Vert, sont certes fréquentes du point de vue géologique, mais pas à l’échelle d’une vie humaine, et encore moins d’un doctorat. En entamant ce travail de géographie sur les risques volcaniques au Cap-Vert, la probabilité d’une éruption volcanique pendant la thèse était donc faible. Le volcan de Fogo est entré en éruption quand j’étais en 3ème année de doctorat. La recherche était déjà à un stade avancé, avec 11 mois et demi passés sur le terrain, répartis en trois missions réalisées entre octobre 2012 et juillet 20142. En remettant brutalement en cause le travail effectué précédemment, cette éruption a induit la nécessité de réaliser une refonte de l’objet de la recherche, ralentissant la thèse et repoussant la soutenance. Ces imprévus faisant partie intégrante de la recherche, il serait vain de les considérer en termes de gêne, d’inconvénient, ou d’entrave. A contrario, le parti pris ici est de montrer comment l’aléatoire vient nourrir et questionner le travail de recherche écrit et filmique.
Si les expériences scientifiques menées en laboratoire obéissent à des paramètres entièrement contrôlés, une enquête de terrain en géographie (et plus généralement en sciences humaines) suppose au contraire de s’adapter à un ensemble de facteurs imprévisibles d’origine humaine ou non-humaine. Cela nécessite d’élaborer une méthodologie adaptée au terrain, mais aussi de se conformer aux imprévus et aux contraintes diverses qui ne manqueront pas de se présenter.
Mon travail filmique n’a pas fait exception à la règle, avec une interaction permanente entre un ensemble d’objectifs et d’hypothèses préalablement définis et la découverte d’un territoire – ici, Chã de Caldeiras. Au fil des semaines et des mois passés sur place,il a fallu repenser, affiner et recentrer l’étude en l’ouvrant à de nouvelles interrogations et questionnements. L’écriture des scénarios des films réalisés pendant la thèse illustre bien ce processus exploratoire. En effet, j’ai utilisé ces scénarios comme moyen pour définir des stratégies d’enquête filmée, maintenir une cohérence dans la manière de filmer et ne pas oublier des informations cruciales à la construction de mon propos. Écrire ces scénarios a aussi été un moyen d’éviter de me perdre dans la captation frénétique et de me retrouver submergée par le nombre de rushs réalisés. Il ne s’agit pas de vouloir filmer exactement et uniquement ce qui a été couché sur le papier, mais de dessiner les contours du film et les bases de sa structure narrative. Les films Na Boca de Fogo3 et Fika na Casa4, réalisés en période stable, ont commencé par une idée, un thème à aborder. Des ébauches de scénario ont ensuite été écrites, structurant et balisant le temps de l’enquête filmée. Au moment du tournage, certaines scènes prévues ont fonctionné, d’autres non. De nouvelles scènes imprévues ont été tournées au gré des évènements. Tous ces impondérables ont modifié les scénarios initiaux, les représentations sur l’objet filmé ainsi que la manière de.
Cette question épineuse de l’incontrôlé s’est posée dans toute son acuité pendant le tournage du film Fogo na Boca, réalisé pendant une éruption volcanique ayant connu de nombreux soubresauts (Perez-Torrado et al., 2015 ; Chouraqui, 2018). J’ai été prévenue de l’imminence de l’éruption le dimanche 23 novembre 2014 à l’aube alors que j’étais en France. Je suis arrivée à Chã das Caldeiras le 25 novembre. Le tournage a commencé dès mon arrivée et pris fin le 28 janvier 2015, 9 jours avant la date officielle de la fin de l’éruption. Je n’ai donc pas pu organiser le tournage en amont, dérogeant à la chaîne méthodologique utilisée auparavant pendant la thèse (image 2).
Image 2 - Méthodologie du tournage des films documentaires dans la thèse (Chouraqui, 2018, p. 264). Notons que les frontières entre les catégories d’informations (sonores, visuelles et mixtes) sont poreuses. Par exemple, dans les entretiens, les grimaces, les mimiques, les gestes enrichissent les informations récoltées sur le plan sonore
© F. Chouraqui, 2018
En l’absence d’une planification préliminaire, le tournage a suivi au plus près la chronologie de la crise et ses impacts. Les données récoltées se divisent en trois catégories : des scènes d’observations (à la fois passives et participantes, même si je n’apparais pas sur les plans), des entretiens la plupart du temps réalisés sans guide, car obtenus à la dernière minute et enfin des discussions informelles « sur le vif ». Ces discussions ne relèvent pas de l’entretien sociologique mais plutôt d’un échange d’impressions et d’informations, par exemple sur l’activité volcanique, l’avancée de la lave, le barrage policier, les difficultés à évacuer les biens ou à se reloger en dehors de Chã.
Les thèmes évoqués dans Fogo na Boca se sont donc imposés au fur et à mesure de la crise, dans une démarche inductive, à travers l’observation des pratiques et des discours formels et informels. Par exemple, les questions de la régulation de l’accès au site éruptif et de la reconstruction informelle du village sont apparues comme des sujets centraux particulièrement conflictuels. Si les contours du film se sont précisés au fil du tournage, ce n’est qu’au moment du montage que l’angle d’approche et les bases de la structure narrative se sont véritablement dessinés. Le propos s’est resserré autour de deux axes. Le film analyse d’une part la gestion de la crise par les habitants dans un contexte marqué par de nombreuses faiblesses organisationnelles et stratégiques. D’autre part, Fogo na Boca montre les dégâts et les pertes immédiats mais aussi les blocages à la reconstruction post-catastrophe, en particulier pour certains groupes sociaux défavorisés ou en position de marginalité dans la société.
Filmer de manière imprévue et en moment de crise renforce les contraintes techniques du tournage, car on filme d’une certaine manière sans filet et « dans l’urgence ». D’autres contraintes sont spatiales dans un contexte de restrictions de l’accès à la caldera. Enfin, certaines contraintes posent au chercheur des questions éthiques. Je me suis ainsi interrogée sur mon positionnement au sein de cette crise, et en particulier sur le décalage qu’il pouvait y avoir entre cet évènement et mon propre objectif de finir la thèse.
En période stable comme en période de crise, la première contrainte technique à Chã das Caldeiras est l’absence d’électricité. L’éclairage nocturne se réduit souvent à la lumière des bougies, insuffisante pour ma caméra. La seule image de nuit présente dans le film Fogo na Boca est donc celle du cratère en éruption. En temps normal, recharger le matériel électronique (batteries pour la caméra, ordinateur pour décharger les vidéos et visionner les plans, téléphone portable pour prendre des rendez-vous) et accéder à Internet était possible grâce à la gentillesse de certains habitants équipés de panneaux solaires. Mais lors de ce tournage pendant l’éruption, le rechargement des batteries du matériel n’a été possible que de manière occasionnelle, en quittant la zone exposée à la menace volcanique.
D’autres contraintes techniques sont liées au fait que cette thèse était un travail solitaire, où la caméra est venue s’ajouter à d’autres outils d’enquête (questionnaire, groupes de discussion, jeu de cartes, etc.). J'ai dû apprendre, non sans difficultés, à jongler entre différents postes - caméraman, pigiste, journaliste. Leur maîtrise simultanée est essentielle afin que les plans réalisés soient regardables et audibles, une interview pouvant être gâchée par un réglage du son raté, une erreur de cadrage ou encore une mauvaise exposition. Fogo na Boca étant le tout dernier film réalisé pendant la thèse, il a bénéficié de l’expérience acquise lors des précédents tournages, d’une connaissance solide du terrain et des acteurs sociaux (y compris de leur langue, le capverdien) ainsi que du matériel utilisé. Ma caméra, une Sony HVR-A1E, est un modèle qui permet de faire les réglages sans peine et rapidement. Son poids et sa taille réduits constituent également des atouts qui la rendent facile à transporter sur de longues distances (route coupée), mais aussi plus discrète et d’apparence moins professionnelle (donc moins intimidante) que les caméras des journalistes présents sur place pendant l’éruption.
Toutefois, le tournage s’est parfois transformé en véritable défi physique et psychologique. Par exemple, pour réaliser une interview cruciale avec Paulo Teixeira, employé de l’Observatoire Volcanologique de Fogo et habitant de Chã das Caldeiras (vidéo 1)5, il m’a fallu parcourir pendant plusieurs heures un immense champ hérissé et instable de lave aa6. Pour réaliser des plans de moins de 10 secondes (image 3), combien d’efforts, d’heures passées en voiture (en panne), dans une tente (gelée, au même titre que son occupante) et enfin à proximité d’un cratère en éruption (ce qui étant donné la faible distance, n’est pas totalement sans danger), sans même savoir si ces images serviraient ou non ? Mon séjour dans le camp de relogement de Mosteiros s’est également avéré éprouvant en raison des conditions sanitaires et a débouché sur une hospitalisation de courte durée dans la capitale de l’île de Fogo.
Enfin, les contraintes étaient aussi liées à des questions de mobilité et de circulation. L’éruption a provoqué l’évacuation des sinistrés avec un relogement multi-sites. Le film a donc été tourné dans plusieurs endroits, avec des allers-retours fréquents entre Chã das Caldeiras, le village touché par l’éruption, et les quatre principales localités de relogement (Achada Furna, Monte Grande, Mosteiros et São Filipe). L’accès à la zone exposée aux risques a de surcroit été limité par le SNPC (Service National de Protection Civile) avec un barrage à l’entrée de la caldera. Lors de mon arrivée à Fogo, j’ai dû me cacher dans un camion pour ne pas être bloquée par les militaires à l’entrée de la caldera. Après une marche de deux heures pour rejoindre le village (route bloquée par la lave), un groupe de policiers nous a obligés à rebrousser chemin. J’ai finalement été ajoutée à la liste des scientifiques autorisés à se rendre dans la caldera, mais le risque de me voir confisquer mon matériel ou interdire l’accès au site a contraint le tournage, par exemple au moment de filmer les oppositions entre habitants et forces de l’ordre.
Réussir à filmer les conséquences sociales de cette crise éruptive ne reposait pas uniquement sur les problèmes liés à la technique ou à l’accessibilité mais aussi sur les rapports sociaux entretenus avec les personnes filmées. Filmer son terrain demande de travailler sur ce que Granié & Guétat-Bernard (2006, p. 26) appellent « la rencontre », c’est-à-dire « la manière de se présenter à l’autre, […] de lui parler, le regarder ». Christian Lallier affirme ainsi que « savoir filmer n’implique pas de maîtriser une quelconque grammaire cinématographique, mais de savoir être là, au sens d’établir et de maintenir une relation sociale avec les personnes filmées, de construire une relation de face-à-face avec les personnes que l’on filme » (Lallier, 2009, p. 26). Le pouvoir exercé par celui qui filme implique des responsabilités par rapport à la personne filmée qui doit être présentée « comme un autre égal en dignité à n’importe quel spectateur » (Mess-Baumann, 2001, p. 2). La question du droit et du non-droit à filmer a été cruciale dans le tournage de Fogo na Boca. J’ai été sollicitée à plusieurs reprises pour filmer l’évacuation, mais sans ma présence sur place depuis plusieurs années, ma caméra n’aurait sans doute pas été acceptée ou même souhaitée par les habitants. Je n’aurais pas non plus été admise par les acteurs de la Protection Civile et les chercheurs, qui m’ont accordé des entretiens et ont facilité mes allées et venues.
Le moment du tournage ne se limite pas à l’action de filmer. Au-delà du travail prise de vue (environ 16 heures de rushs), ma présence à Fogo (un peu plus de deux mois) m’a amené à m’interroger sur la juste distance à établir et sur le type d’engagement à avoir auprès des membres de la communauté. J’ai fait le choix d’alterner les moments consacrés à aider et ceux employés à filmer. J’ai notamment participé à l’évacuation des biens, mais aussi aux moments d’attente inquiète et de désespoir collectif, renforçant les liens avec les habitants du village et obéissant à un besoin d’engagement personnel marqué par une connotation morale (La Soudière, 1988, p.5).
Ce choix d’aider les sinistrés s’est également traduit par la mise en place d’un projet de développement intitulé Na Mão de Fogo. Dès le mois de décembre 2014, une collecte de fonds a été organisée via des supports de crowdfunding afin de venir en aide aux sinistrés7. Dans ce même élan, des conférences-débats ont été réalisées en France, à Lyon et Paris, en utilisant une toute première version sous-titrée du film Fogo na Boca. En plus de la récolte de fonds, cette mise en image a rendu visible une crise « oubliée », « négligée8 » par les médias internationaux. En me servant des productions audiovisuelles pour sensibiliser l’opinion publique, ma recherche est sortie du cadre purement scientifique, venant s’inscrire dans le champ politique et social.
Loin d’être évident, ce croisement entre aide envers les sinistrés et recherche filmée a été à l’origine de sentiments de culpabilité aux multiples facettes (Chouraqui, 2018, p. 315). En effet, l’éruption risquait a priori de nuire à la finalisation du doctorat, une grande partie des éléments observés et filmés étant devenus obsolètes. Toutefois, et de manière contradictoire, cette éruption volcanique a finalement représenté une aubaine pour la thèse. Elle a permis d’aborder de première main l’avant, le pendant et l’après-catastrophe, augmentant considérablement l’intérêt des résultats présentés. Les dangers encourus sur place ont également participé à rehausser la valeur du travail aux yeux du jury de thèse (Lefort, 2012, p. 470). Je me suis donc sentie coupable de tirer profit d’une situation tragique.
Le fait d’utiliser un premier montage de Fogo na Boca pour sensibiliser l’opinion publique m’a permis de transformer les sentiments de culpabilité, d’impuissance et de tristesse, en moteur pour m’engager dans une démarche d’action sur le terrain (André-Lamat et al., 2016). Mais cette culpabilité a parfois limité ma capacité à filmer certaines scènes, dans un mouvement d’autocensure plus ou moins conscient. Par exemple, lorsqu’une habitante m’a demandé de filmer sa maison en train de disparaître pour en garder une trace, j’étais si bouleversée que j’ai juste posé la caméra sur le trépied en mode automatique. Cette séquence apparaît dans la scène d’ouverture de Fogo na Boca (vidéo 2). Sur le plan formel, ce choix m’a permis d’éviter un certain voyeurisme journalistique présent dans certains reportages télévisés capverdiens diffusés pendant l’éruption. Il illustre surtout les conséquences du travail émotionnel lié au tournage en situation de crise.
Le tournage de Fogo na Boca a été l’occasion de saisir, de capter et d’enregistrer des fragments hétérogènes d’espace et de temps qui sont autant de morceaux de mon regard sur la crise volcanique de Fogo de 2014-2015. Cette fragmentation du regard questionne l’articulation temporelle et spatiale d’images et de sons collectés dans le désordre d’une réalité fuyante qui « échappe sans cesse au cadrage qui tente de l’enfermer » (Piault, 2008, p. 44). Entre des bribes de temps et d’espaces décousus, disparates, le montage consiste à saisir un fil qui permette de bâtir un récit en donnant l’illusion au spectateur d’un ensemble cohérent et homogène. Son but n’est donc pas de rester le plus fidèle possible à l’évènement réel, mais de raconter une histoire par les croisements des personnages, des espaces et des temporalités. Il s’agit maintenant d’examiner en quoi cette construction par le montage ne constitue pas un biais, mais une condition à la construction du discours du chercheur.
Qu’ils soient réfléchis ou spontanés, conscients et inconscients, les choix de ce qui est filmé et de ce qui ne l’est pas sont chargés de sens. Si les plans capturés portent déjà en eux-mêmes l’interprétation de la personne qui filme, ils n’acquièrent cependant leur pleine signification qu’au moment du montage qui les agencent et les lient réciproquement (Metz, 1964, p. 61). Le montage opère donc comme une écriture qui, au lieu de se construire avec des mots et des signes de ponctuation (à l’instar du texte écrit), se « compose de l’arrangement spatial et temporel d’éléments visuels et sonores » (Metz, 1964, p. 40). Cette association via un logiciel de montage entre une bande visuelle et une piste sonore forme ce qu’Alexandre Astruc nomme « la pâte du monde » (in Metz, 1964, p. 60). Il s’agit ici d’expliciter comment cette pâte a été pétrie, travaillée, jusqu’à arriver à la version définitive du film Fogo na Boca.
Les étapes successives du montage-pétrissage de ce film sont détaillées dans l'image 4. Elles ont permis de passer de 16 heures de scènes filmées (ou rushs) à 38 minutes de film.
Ce long processus s’est divisé en trois temps principaux. Tout d’abord, le visionnage des rushs, dont sept heures d’interviews, entièrement traduits et retranscrits. Revoir les scènes filmées a permis de prendre conscience de certains détails (visuels et sonores) passés inaperçus au moment du tournage, permettant « une observation plus fine de la réalité » (Louveau de la Guigneraye & Arlaud, 2007, p. 102). On s’aperçoit ainsi bien souvent que la caméra a enregistré des informations qu’on n’avait pas vues au moment de la capture (Raoulx, 2016, p. 65). Surtout, le montage permet d’établir des liens, de faire des recoupements, de se livrer à des opérations de segmentation puis de classement, de comparaison. Dans la pratique toutefois, il n’est pas évident de faire des choix lorsque l’on a vécu l’expérience du tournage sur le terrain. Il y a un décalage entre ce que l’on pensait ou aurait aimé avoir tourné et les matériaux bruts effectivement disponibles.
Dans le cas des rushs réalisés pendant l’éruption, le travail de distanciation vis-à-vis de la catastrophe vécue a été particulièrement difficile. Je peinais à éliminer et sélectionner les plans, à en faire le deuil, à l’image d’un terrain vécu, englouti par l’éruption qui avait été le révélateur de mon goût pour la recherche. Le montage a pris un tournant décisif avec l’arrivée et l’appui de Carmen Alix, monteuse professionnelle, qui m’a aidée à organiser le film et à rendre le discours plus intelligible. Au fur et à mesure, le scénario a été redéfini, détaillé, en fonction de la pertinence des discours, des nouvelles connexions entre les thèmes, et de l’abandon nécessaire (bien que douloureux) de certains sujets ou personnages.
La construction du film s’est ensuite faite par séquences séparées, pensées à la manière de chapitres. Il s’agissait à la fois de faciliter le travail de montage au sein de ces parties et de réfléchir à l’ordre entre elles afin d’assurer la progression du propos. Ce découpage a permis de tester différents assemblages, afin de choisir celui qui serait le plus logique et le plus intelligible pour faire comprendre les rebondissements dans l’évolution de l’éruption.
Les séquences ont ensuite été rassemblées sur une seule et même timeline, formant un premier montage sommaire des plans, suivant l'ordre du scénario, d’environ 3 heures. Ce « bout à bout », aussi appelé « ours » dans le jargon du cinéma, a été épuré en fonction des objectifs de la thèse et en se posant les questions suivantes : qui est plus légitime pour parler de tel ou tel sujet ? Qui l’aborde le plus clairement ? Qui s’exprime le mieux ? Qui apporte un point de vue nouveau ? Ainsi, après une quinzaine de versions de l’ours, 30 personnages sont finalement intervenus dans Fogo na Boca (image 5) : 20 personnes de la communauté9, 7 gestionnaires, 3 experts scientifiques et 2 personnes désignées comme « amis » de la communauté10.
Consacrer aux membres de la communauté plus de place dans le film a permis de valoriser les savoirs et les connaissances du territoire par ses habitants : les membres de la communauté représentent 58 % du temps total de discours contre seulement 31 % pour les acteurs externes et 11 % pour les « amis » de la communauté. Il s’agissait aussi de montrer la diversité des points de vue et des situations entre les locaux (en fonction du statut, de l’âge, du sexe et des activités pratiquées), et de ne pas s’en tenir à un discours qui aurait donné l’illusion d’une communauté sans inégalité et sans tension interne. Les capacités à se relever de la crise et les stratégies mises en place par les individus ont été analysées à cette échelle fine, révélant une résilience différentielle des habitants de Chã das Caldeiras.
Le nombre important d’acteurs complexifie la trame narrative du film mais ce choix répond à l’objectif central de la thèse qui était de favoriser la prise de parole d’acteurs sociaux marginalisés de la scène décisionnelle et de promouvoir le dialogue entre la population, les pouvoirs publics et les scientifiques.
En plus de cette multiplication des points de vue, Fogo na Boca entrelace discours récoltés lors des interviews, discours chantés et poésies récitées. Ces informations verbales, toutes enregistrées sur place, se complètent et se nuancent mutuellement. Le film s’ouvre en musique avec la chanson Kaba pa perde11 (en français, Je viens de perdre) dans laquelle le musicien Camilo Montrond Fontes chante le bouleversement que représente l’éruption dans sa vie et celle des habitants de Chã das Caldeiras dont le lieu de vie est menacé. En nous livrant d’emblée le ressenti du musicien, cette scène renvoie le spectateur à la question qui traverse l’ensemble du film : celle de la relation intime des habitants au territoire et de la remise en question par l’État de cette intimité. La peur, la douleur et la tristesse sont traitées à la première personne : « Où je suis né, où j'ai vécu, où j'ai grandi, vient de disparaître. […] » (vidéo 2).
Les films de la thèse ont tous intégré des chansons ou des poèmes dont les auteurs sont originaires de Fogo, majoritairement de Chã das Caldeiras. Ces productions populaires locales sont traduites et à ce titre, font partie des discours récoltés sur place, au même titre que les interviews ou les dialogues. Ce ne sont ni des supports de l’image, ni des ajouts folkloriques, ni des recours poétiques visant à produire du pathos. Elles remplissent une mission essentielle dans la construction de la trame narrative des films et nous informent sur les représentations et les imaginaires des populations locales autour du volcan de Fogo. Dans une société où musique et poésie occupent une place essentielle dans la vie quotidienne (Lesourd, 1995, p. 108), leur utilisation dans les films éclaire la dualité du rapport au volcan dans la vie des habitants, permettant d’accéder à une lecture du « paysage émotionnel du volcan » (Tufano, 2016, p. 4). Cette valeur duale attribuée au volcan, unissant menace et ressource, le bien et le mal, la création et la destruction, est au centre du poème qui vient clôturer Fogo na Boca (vidéo 3). Le poète (Germano Centeio) nous livre ses sentiments mêlés d’effroi et de fascination devant le spectacle de l’éruption. Mais ses sentiments ne sont pas univoques, et si l’action destructrice du volcan est au centre du poème, Germano décrit aussi la situation de proximité quotidienne pacifique et heureuse unissant habitants et volcans.
À l’inverse de ces deux artistes qui mettent en avant le caractère spectaculaire des éruptions et les effets dramatiques pour les populations locales, « Home di campo », de Ze Fontes aborde la thématique de l'attachement à la terre et de l’antériorité du peuplement de la caldera par rapport à la création de lois restreignant l’usage du sol. Dans le film, ce chant arrive avant le témoignage de l’ancien maire de Santa Catarina, Aquileo Amado, selon qui l’éruption de 2014-2015, de par son ampleur, justifiait le départ définitif des habitants (vidéo 4), marquant ainsi le fossé entre les discours gouvernementaux et celui des habitants.
L’ordre donné aux séquences dans Fogo na Boca obéit finalement à un choix raisonné en fonction d’objectifs scientifiques. J’ai cherché à faire émerger les éléments les plus saillants des discours des uns et des autres, pour ensuite soumettre mon interprétation aux spectateurs. Dans cette perspective, la création de Fogo na Boca ne constituait qu’une première étape. En organisant, en sélectionnant, en classant et en assemblant les interviews dans le film, j’obtenais artificiellement une confrontation des discours (dialogue indirect). La seconde étape reposait ensuite sur l’organisation de projections publiques, dans le but de créer un espace propice à l’échange de points de vue entre les différents acteurs du territoire (dialogue direct). C’est ce passage d’un dialogue indirect à un dialogue direct (image 6) qui va maintenant être étudié, de manière plus approfondie, à travers l’analyse des différentes étapes et modes de diffusion de Fogo na Boca.
Faire de la géographie en images et en sons suppose de s’intéresser aux contenus des films produits, aux différentes étapes de leur production (du tournage au montage), mais aussi à leur diffusion (Mariette, 2011). Contrairement à une divulgation d’article scientifique, diffuser sa recherche avec un film permet de restituer le travail de recherche à la population enquêtée et donc d’analyser la manière dont ces films sont reçus par les personnes qui ont été directement ou indirectement l’objet de la recherche. Le film permet également d’exposer les résultats de recherche au public bien au-delà de son contexte de production. Enfin, il offre la possibilité d’une appropriation de ce matériel par les différents acteurs sociaux (population locale, pouvoirs publics et scientifiques). Cette prise de possession des savoirs est cruciale dans ma démarche de recherche engagée.
Alors que la recherche a été menée dans un pays non francophone, la thèse elle, a été écrite en français. Elle est donc hors de portée pour la majorité des personnes y ayant participé (sans même parler du fort taux d’analphabétisme dans le village12). Au contraire, le documentaire Fogo na Boca est presque intégralement en capverdien. Sa diffusion sur le terrain de recherche constitue donc « un moyen de retourner la connaissance construite vers la population partie prenante de la réalisation et différents publics » (Raoulx, 2016, p. 65). Cette diffusion permet non seulement un juste retour envers ceux qui ont permis la recherche, mais répond aussi à l’un des principaux objectifs de la thèse, ancrée dans une approche de recherche-action, à savoir l’élaboration d’un outil de dialogue entre les différents acteurs.
Une toute première version du film a été diffusée publiquement à Achada Furna alors que l’éruption de Fogo n’était pas encore finie. Lors de cette réunion organisée par les habitants du village, une cinquantaine de personnes étaient présentes. Le but de cette première projection n’était pas tant de créer du débat que de valider la manière dont le film allait donner à voir la crise. Cette projection a également été l’occasion de montrer une autre façon de filmer la crise que celle des médias nationaux. En effet, les journalistes capverdiens ont eu tendance à surreprésenter les images sensationnelles au détriment d’informations permettant de saisir la situation dans sa complexité politique, économique, sociale et historique.
Plusieurs diffusions ont ensuite été organisées auprès de la communauté éclatée entre les deux principales localités de relogement (Achada Furna, Monte Grande) et à Chã das Caldeiras. Ce dernier étant encore très sinistré, une projection à l’air libre a été organisée avec l’aide d’habitants, qui m’ont prêté des enceintes, un groupe électrogène et même un ordinateur (image 7). Les réactions de l’assistance avaient nettement évolué par rapport à la toute première projection réalisée pendant l’éruption, pendant laquelle de nombreux spectateurs avaient été submergés par les émotions (pleurs, cris, etc.). Le premier stade du choc épidermique était dépassé, ce qui a permis d’échanger sur des questions de fond : les préjudices liés à l’interdiction d’entrer dans la caldera, le manque de transparence autour de la circulation de l’aide destinée aux sinistrés, l’absence d’opportunité économique dans les villages de relogement et les conséquences sur l’état physique et mental des individus vivant dans des logements insalubres ou dégradés, ou encore le manque de fiabilité des informations journalistiques données pendant l’éruption.
Des personnes de l’auditoire qui n’avaient pas été filmées ont souhaité témoigner afin de partager elles aussi leur expérience. Leur témoignage a permis de développer certains points précis du film en particulier concernant les défaillances de la gestion gouvernementale de la crise et du détournement présumé de l’aide destinée aux réfugiées. Un parallèle a également été fait avec la gestion de l’éruption de 1995. De plus, les interventions de certains participants ont permis d’actualiser certaines informations, par exemple concernant le statut légal du foncier à Chã das Caldeiras. Si ces rencontres ont été relativement propices au dialogue, des difficultés ont néanmoins surgi. Les habitants n’étaient pas habitués ou formés à prendre position à partir d’un film, il était difficile de susciter leurs réactions et leurs questions, malgré les relances prévues. De plus, certaines personnes ont eu tendance à monopoliser la parole, traduisant une forme de domination établie dans les relations au sein de cette communauté traversée par des conflits internes et de fortes rivalités. Le débat a ainsi été limité par des jeux de pouvoir communautaires et familiaux, qui expliquent en partie le silence de certains sur les difficultés/contraintes qu’ils traversent.
La peur des sanctions économiques et sociales (crainte de se retrouver exclu, désolidarisé de la collectivité) ayant vraisemblablement encouragé certaines personnes à se taire, il aurait fallu faire preuve de plus de rigueur dans l’animation des projections-débats. La qualité des échanges aurait bénéficié d’une planification plus détaillée et d’une attention plus rigoureuse à la bonne circulation de la parole. Il aurait également été souhaitable de prendre des notes sur les personnes souhaitant intervenir, ou encore de prévoir à l’avance un ensemble de questions pour aller plus loin et si nécessaire, recadrer le débat. Enfin, la caméra permettant d'archiver le travail de terrain (Raoulx, 2016, p. 65), il aurait été utile de filmer ces projections-débats pour analyser a posteriori les réactions et les échanges provoqués par le film.
Dans un second temps, deux projections officielles ont été organisées dans les deux principaux centres urbains de l’île, Mosteiros et São Filipe, avec invitation des acteurs institutionnels locaux, voire nationaux. La plus importante devait être celle de São Filipe. Des affiches avaient été placées à plusieurs endroits stratégiques (bus, marché, bar-épicerie). Sur l’affiche on pouvait lire, en capverdien : « Tous les gens de Chã sont invités le 27 novembre, à 10 heures du matin, au Musée de São Filipe, pour assister à la projection de films sur la vie à Chã das Caldeiras, avant et pendant l’éruption. Les membres de la municipalité, du Parc Naturel, de la Protection Civile, de la Croix-Rouge, la Police sont aussi invités pour créer dialogue. » Une centaine de messages téléphoniques a également été envoyée pour convier des membres de la communauté de manière individuelle et des invitations par mail ont également été adressées aux acteurs institutionnels mentionnés ci-dessus. Pourtant, seule une dizaine d’habitants s’est déplacée et ni la Police, ni la Mairie de Santa Catarina, ni la Protection Civile n’ont envoyé de représentants.
Plusieurs pistes permettent d’expliquer la faible participation des habitants. Géographiquement, la projection a eu lieu à São Filipe où ne résidait qu’une petite minorité des sinistrés après l’éruption. Certains ont invoqué leur manque de disponibilité pour expliquer leur absence, mais la faible mobilisation traduit surtout un manque d’intérêt à participer aux réunions publiques, voire un refus manifeste de cautionner le jeu de pouvoir mis en place par les acteurs externes. Autrement dit, les réunions publiques, même orchestrées par la chercheuse, ne sont pas perçues comme des espaces de liberté et de dialogue, mais comme un consentement de la domination des acteurs externes. Dans la thèse, j’analyse donc ce manque de participation non pas comme une absence d’opposition, mais au contraire comme une forme de résistance en sourdine.
Les pistes expliquant la réticence des acteurs institutionnels externes à prendre part au projet sont multiples. Malgré les efforts menés pour ne pas effrayer ces acteurs, leur faible participation aux projections-débats est sans doute d’abord liée à une certaine défiance envers mon travail de recherche en général et ma volonté de mobiliser par le cinéma en particulier. En diffusant les films, je donnais en effet à la thèse une dimension protestataire et m’inscrivais dans le champ politique et social sans y avoir été invitée par les acteurs officiels de la gestion du territoire.
Ensuite, l’approche technocratique et top-down dominante au Cap-Vert ne présageait pas de l’implication des acteurs institutionnels. Il apparaît somme toute logique, dans un système politique avec une tradition ancrée de faible implication des citoyens (Carreira, 1983 ; Pereira, 2010), que ceux qui détiennent officiellement la légitimité de décider ne souhaitent pas la partager avec les populations locales (Weber, [1921] 2013). Venir voir le film et se lancer dans une dynamique participative a pu être perçu par ces acteurs légitimes dominants comme une perte de temps, des difficultés supplémentaires à gérer, voire une perte éventuelle de pouvoir. Il y a néanmoins une certaine contradiction dans ce positionnement des acteurs institutionnels. En négligeant le débat public, ils perdent une opportunité de maximiser l’acceptation sociale de leur légitimité et de leurs stratégies affectant le territoire.
Enfin, par son contenu, Fogo na Boca fonctionne comme un miroir braqué sur les acteurs institutionnels, pour refléter les défaillances des stratégies officielles et des décisions adoptées pendant la crise. Certains acteurs externes ont trouvé ce miroir dérangeant, reprochant au film de forcer le trait. Ainsi, Hélio Semedo, employé de la Protection Civile, fait part de sa critique dans un questionnaire sur le film mis en ligne au moment de sa diffusion sur YouTube en mars 2017 : « Je trouve que ce sont surtout les aspects négatifs qui ont été montrés dans le film, la souffrance des personnes de Chã, et pas tellement un message positif basé sur des informations concrètes comme par exemple : le bon accueil des personnes déplacées dans les différents centres de relogement, le fait qu’aucun enfant ne se soit retrouvé sans accès à l’éducation, qu’il n’y ait eu aucune perte humaine, etc. » Pourtant, Hélio Semedo faisait partie des rares acteurs institutionnels à reconnaître l’inadaptation des certaines mesures mises en place par son institution (vidéo 5 et vidéo 6).
De nombreux experts scientifiques chargés de la surveillance du volcan de Fogo ont pris connaissance des films de recherche lors du colloque international organisé à Praia en novembre 2015 par l’Université du Cap-Vert (UniCV). Cet événement rassemblait surtout des scientifiques appartenant aux sciences dites « dures13 ». Le fait d’avoir été invitée à y projeter Na Boca de Fogo et Fogo na Boca atteste toutefois de l’intérêt d’une partie de la communauté scientifique pour ce travail de sciences sociales. Aucun habitant du village n’ayant été invité à venir témoigner, les films ont d’ailleurs été les seuls moments du colloque où la voix et les mots des personnes du village ont pu être entendus.
Lors des débats qui ont suivi les deux projections, l’animateur Nemesio Perez, a insisté sur l’idée qu’il ne fallait pas chercher à défendre à tout prix les choix de gestion de la crise de 2014-2015, mais au contraire, reconnaître les erreurs stratégiques des différents acteurs, institutionnels, scientifiques, mais aussi habitants, afin d’améliorer la gestion du risque volcanique au Cap-Vert et de crises futures. Certains chercheurs ont indiqué que grâce au film, ils avaient pu remettre en cause certaines de leurs certitudes initiales sur la qualité de la gestion de crise. Toutefois, quelques réactions un peu particulières ont pu être observées pendant la projection et je voudrais en particulier relater une anecdote. Pendant la projection de Fogo na Boca, les rires ont éclaté dans la salle à la vue d’une scène du film dans laquelle une femme porte sur sa tête une cuvette de toilette blanche (image 8). Elle marche seule, sur un chemin de terre qui contourne la lave d’où s’échappent gaz et vapeur d’eau en second plan. J’ai monté cette scène pour montrer la force et la vulnérabilité de cette femme, et en même temps, l’effort qu’elle a enduré pour sauver un bien synonyme de dur labeur dans les champs. Les rires provoqués par la scène étaient inattendus, rappelant l’imprévisibilité de la réception du film. J’imagine que ceux qui ont ri, ont vu cette personne coiffée d’un siège de toilette comme un personnage burlesque. Parce que cet objet renvoie à l’hygiène corporelle, le rire peut aussi être lié à de la gêne (Pagnol, 1990 [1947]). Mais cette petite histoire illustre aussi et surtout l’incapacité pour une partie de ce public constitué de personnes appartenant à des pays européens et à « l’élite » capverdienne, de saisir l’importance accordée par cette femme à cet objet. En effet, pour un individu avec un niveau de vie économique supérieur, un siège de toilette constitue un bien trivial, usuel.
Au-delà de cette anecdote, l’intensité des émotions et les nombreuses réactions d’étonnement et qui ont surgi au moment de la diffusion des films (y compris venant de personnes ayant participé à plusieurs tournages) montrent que mon travail de terrain et les mois passés à observer et à filmer les pratiques des habitants n’ont réellement été compris qu’au moment de la restitution des productions audiovisuelles. Je n’affirmerais pas avoir atteint mon objectif de recherche-action pour autant.
À bien considérer les résultats des projections-débats organisées, l’aboutissement de ce projet de recherche-action ne semble pas concluant. Le film Fogo na Boca a certes permis de révéler certaines défaillances des mesures adoptées pendant l’éruption de 2014-2015. Un vrai effort a été fourni pour impliquer les populations locales marginalisées de la scène politique, valoriser leurs savoirs, leurs expériences et promouvoir la reconnaissance de leurs besoins. Mais les projections-débats organisées n’ont pas réussi à favoriser la création d’un dialogue constructif entre acteurs internes et externes. La diffusion de Fogo na Boca a échoué à favoriser la prise en compte par les institutionnels des besoins, résistances, frustrations et souffrances identitaires des habitants de la caldera.
Mes films de recherche sont toutefois aujourd’hui mobilisés dans la mise en mémoire du territoire. Ils accompagnent la dynamique de revendication sociale des habitants concernant leur appartenance, leur droit et leur savoir sur le territoire. Élaborer et diffuser des films de recherche dans ma thèse correspondait à une démarche de recherche engagée contre les mesures d’évictions et de relogement forcé des habitants de Chã das Caldeiras. Elle rejoint tout un courant de recherche en sciences sociales qui prône la prise en compte des populations en marge, plutôt que leur mise à l’écart via des représentations sécuritaires, répressives et/ou discriminantes (Fleurbaey, 2019). Cet engagement m’a permis de générer des liens sur la durée avec des habitants du village, mais aussi des acteurs scientifiques et institutionnels acceptant de remettre en question leurs pratiques.
Ce choix d’un travail engagé se lit dans le contenu des films (sans voix-off) et dans les projections-débats. Mais c’est sans doute sur la pochette du DVD regroupant l’ensemble des productions filmiques réalisées pendant la thèse qu’elle a été énoncée le plus clairement (image 9). Écrit en créole, le texte peut se traduire ainsi : « Tôt le matin, Chã se réveille, un coq chante, le bus klaxonne pour appeler les gens à partir à la ville, les gens partent aux champs la bêche à la main, les enfants jouent dans la rue devant l’école. Quelle vie agréable mes amis ! Mais Chã, comme ça, a disparu, Chã a changé pour toujours. Une question subsiste : qui va décider du futur de Chã ? Habitants de Chã, vous devez défendre votre territoire ! Ce film est à vous, pour que vous en gardiez des images, mais aussi pour le montrer à ceux qui ne le connaissent pas. Votre vie à Chã est un héritage, un patrimoine. Merci à tous ceux qui ont participé à ces films et qui ont partagé des moments de vie avec moi et la caméra. »
Au total, une centaine de DVD a été répartie entre les habitants, à raison d’un disque par foyer. Les films de recherche se trouvent ainsi mobilisés dans les pratiques de mise en mémoire de ce territoire, d’où l’intitulé du DVD : Memoria de Chã, l’objectif étant que les membres de la communauté gardent une trace de leurs passés ensevelis sous la lave. Cette démarche fait écho aux propos de Germano Fonseca dans son poème : « Si on perd Chã, Fogo n'a plus d'histoire. Si on perd Chã, le roi perd sa couronne. Perdus dans le monde, resteront dans l'histoire seuls ceux qui l'ont connu pour venir en parler » (vidéo 7).
Susceptibles de toucher un public plus large que les écrits scientifiques classiques, les films font partie des outils de diffusion de la culture scientifique. Mobilisé sur le terrain et lors de séminaires, le film Fogo na Boca a aussi été diffusé et primé lors de plusieurs festivals cinématographiques et évènements de vulgarisations scientifiques. Tous les films de recherche sont également hébergés sur internet, via le site YouTube. La chaîne créée à cet effet enregistre plus de 96 000 vues depuis 2011, dont la répartition géographique épouse de manière saisissante la géographie de la diaspora capverdienne dans le monde, avec 46,2 % des vues aux États-Unis, 4,8 % au Portugal, 1,9 % en France, 0,2 % en Allemagne et 0,2 % aux Pays-Bas et en Suisse et 19,8 % au Cap-Vert (YouTube Studio, mars 2019).
À elles seules, ces données montrent bien comment Internet permet d’élargir l’accès à l’information scientifique, renouvelant les modes de transmission et de sensibilisation possibles. La diffusion via le web permet non seulement de vulgariser la recherche, dans une logique de partage et de mise à disposition des savoirs scientifiques, mais peut aussi permettre de mobiliser l’opinion publique. On observe ici en pratique l’un des intérêts majeurs de l’audiovisuel pour la géographie : un pouvoir de restitution bien supérieur à l’écrit.
Pour nuancer ce constat, notons cependant que le film Fogo na Boca (en libre accès sur YouTube dans sa version capverdienne) enregistre seulement 2672 vues (YouTube Studio, novembre 2018). En effet, ce sont surtout les clips de Camilo Montrond Fontes qui sont consultés. De plus, le nombre de minutes de consultation moyen de Fogo na Boca est très bas (7 minutes pour un film qui en compte 38), ce qui indique que les personnes ne regardent que rarement le film en entier (ibid).
Le film Fogo na Boca constitue un support privilégié pour explorer les jeux de pouvoir entre les acteurs sociaux autour de l’éruption du volcan de Fogo de 2014-2015. Cet article ne s’intéresse pas tant au contenu de ce film, qu’aux modalités et enjeux autour de son tournage, de son montage – de son écriture scientifique – et de sa diffusion. Cette approche réflexive sur ma pratique d’une géographie audiovisuelle conjuguée à la survenue de cette catastrophe volcanique révèle l’importance des émotions et de la relation tissée avec le terrain et les enquêtés dans un processus de recherche.
De manière plus générale, opter pour le film en thèse de géographie renvoie à la volonté de penser et de pratiquer autrement la recherche. Mobiliser le film dans la thèse apparaît comme un choix scientifique à part entière. Pour moi, le projet final consistait à mettre au service des enquêtés les productions filmiques réalisées afin de leur servir de porte-voix et ainsi compenser leur exclusion de la scène politique et scientifique. Même si la diffusion des films n’a pas abouti à une plus grande prise en compte des besoins et des savoirs des populations locales dans les politiques publiques à court terme, la pratique du film a permis d’effectuer un réel retour auprès des personnes enquêtées, tout en favorisant la reconnaissance de la chercheuse au sein de la communauté.
La principale réserve vis-à-vis de l’approche audiovisuelle dans cette thèse est sa dimension chronophage. L’écriture filmique s’est surimposée au travail de rédaction classique. Il n’y a pas eu remplacement de l’écrit par le film, mais complémentarité. Le film est venu nourrir la thèse de données qui échappaient à l’écriture textuelle. Ainsi, en réalisant des films, ma thèse écrite, au lieu d’être plus courte comme je le prévoyais naïvement en début de doctorat, est devenue plus longue, dans la mesure où j’ai souhaité expliciter cette approche. La géographie ne peut à mes yeux que s’enrichir de la pratique du film et si on est assez intrépide (pour ne pas dire inconscient) pour faire une thèse, alors pourquoi ne pas l’accompagner d’un film (ou plusieurs)… en plus !
1 Parmi les géographes à avoir fait ce choix en France, Luc Federmeyer en 1993, Juhane Dascon en 2009, Yann Calberac en 2010 ou encore Chloé Buire en 2011, chacun à sa manière, ont mêlé écriture textuelle et écriture filmique, utilisant la vidéo comme une opportunité d’élargissement et d’approfondissement du champ d’investigation.
2 Ce travail doctoral était d’autant plus avancé qu’il s’inscrit dans la continuité du programme de recherche MIA-VITA (« MItigate and Assess risk from Volcanic Impact on Terrain and human Activities »). Trois missions ont été effectuées au Cap-Vert, soit 10 mois de terrain entre juin 2010 et janvier 2012.
3 Ce documentaire (31 minutes, 2011, URL : https://youtu.be/9nLL6g4GM0k) propose des clés de lecture afin de comprendre la résistance des habitants par rapport aux projets institutionnels venant s’opposer au développement local de ce territoire avant l’éruption de 2014-2015.
4 En mêlant les récits de vie de plusieurs protagonistes, Fika na casa (28 minutes, 2014, URL : https://youtu.be/2SSkp-20lXA) se focalise sur les rapports de force à l’intérieur de cette petite communauté rurale dans le domaine du travail, de la santé ou de la vie conjugale.
5 Ces « souffrances » du terrain ne sont pas spécifiques à l’utilisation de l’outil audiovisuel (Lefort, 2012). Bien que souvent idéalisé comme moment privilégié de la recherche, le terrain peut se révéler une véritable épreuve (La Soudière, 1988, p. 2 ; Calberac, 2010, p. 21).
6 Terme issu de l’hawaïen qui désigne un type de lave à l’aspect croûté, acéré et coupant.
7 Les détails de ce projet sont présentés dans la thèse (Chouraqui, 2018, p. 261 et 262).
8 En référence au terme « neglected disaster » qui désigne les catastrophes ignorées et invisibles du public et donc des donateurs (Wisner, 2008 ; Wisner & Gaillard, 2009).
9 Sur les 20 habitants du village présents dans le film, 11 sont des femmes (de 13 à 86 ans), et 9 sont des hommes (de 34 à 57 ans).
10 Les deux « amis de la communauté » sont Fausto Rosario qui apparaît dans le film et Germano Rosario, qui n’apparaît pas dans le film, mais dont le poème sert de conclusion finale.
11 Cette chanson a été composée le jour de l’ensevelissement quasi total de Portela et Bangaeira.
12 À Chã das Caldeiras, la construction de la première école a eu lieu entre 1971 et 1972. Aujourd’hui, le taux d’analphabétisme est encore élevé, avec une opposition entre les habitants âgés qui n’ont pas pu apprendre à lire et écrire, et les générations post-1971.
13 L’étude de l’activité volcanique rassemble de nombreux domaines tel que la sismologie, la géologie, la géochimie des solides, des liquides et des gaz.
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Floriane Chouraqui, « Le 'bonheur' de la thèse. Pourquoi faire une thèse en images et en sons quand on est géographe ? », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 5 juillet 2019, consulté le . URL : https://rfmv.fr