Revue Française des Méthodes Visuelles
Méthodes créatives : la part artistique des sciences sociales

N°7, 07-2023
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/7/

Faire place à la dimension sensible de l’expérience

Considering the sensitive dimension of the experience

Apports et usages de la photographie par et avec les enquêté·e·s

Contributions and uses of photography by and with the people interviewed

Jessica Brandler-Weinreb, Docteure en Sociologie, Chercheuse associée au Centre Émile Durkheim (CED – UMR 5116), Sociologue indépendante.

Faire place à la dimension sensible de l’expérience des enquêté·e·s, tel était l’enjeu des méthodes visuelles déployées dans les quartiers populaires du Venezuela et de Lormont (banlieue bordelaise, en France) autour de la pratique photographique par et avec les habitant·e·s. Il s’agissait de réfléchir matériellement et affectivement à l’histoire des transformations sociales en train de se faire, dans la volonté de rencontrer l’expérience des enquêté·e·s dans leurs propres termes. Dans cet article, je propose la question suivante : dans quelle mesure le recours à la photographie permet de renseigner les différentes dimensions de l’expérience des enquêté·e·s, de manière incarnée et située, en même temps qu’elle favorise la reconnaissance de l’Autre ? En quoi la « forme créative » de la sociologie, par et avec l’image instaure, un dialogue entre les manières sensibles d’être au monde des parties prenantes de l’enquête, riche d’enseignements pour la connaissance sociologique ? Dans le cadre de deux approches différentes de sociologie visuelle, il s’agit de réfléchir à ce que donne à voir et à comprendre la photographie sur la question du sensible.

Mots-clés : Covid-19, Ethnographie, Genre, Méthodes visuelles, Photographie participative, Quartiers populaires, Vie quotidienne.

Considering the sensitive dimension of the experience of the people interviewed, this was at stake of the visual methods deployed in the working-class neighbourhoods of Venezuela and Lormont (suburb of Bordeaux, France), based on photographic practice by and with the residents (or inhabitants). It was a question of reflecting materially and affectively on the history of social transformations in the process of being made, in the desire to meet the experience of the people interviewed in their own terms. In this article, I propose to question: to what extent does the use of photography make it possible to inform the different dimensions of the experience of the interviewees in an embodied and situated manner, while at the same time promoting the recognition of the Other? And, in what way does the “creative form” of sociology through and with images establish a dialogue between the sensitive ways of being in the world of the parties involved in the investigation, rich in lessons for sociological knowledge? Within the framework of two different approaches to visual sociology, the aim is to reflect on what photography gives us to see and understand on the question of the sensitive.

Keywords : Covid-19, Ethnography, Gender, Visual methods, Participatory photography, Working-class neighbourhoods, Daily life.

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Galerie des images
Image 1 - Extraits de Carnet de Yudith Dávila.Image 2 - Les cours du soir d’Edilma Andráde.Image 3 - La fille de Miguel Angél Sulbarán, musée Santo Niño de Cacute.Images 4 et 5 - Fête des Mères.Images 4 et 5 - Fête des Mères.Image 6 - Le mari de Guillermina Albarrán au travail.Image 7 - Autoportrait de Miguel Angel Sulbarán.Image 8 - Autoportrait de Carmen Rivero.Images 9 et 10 - Prises de notes photographiques : le lien avec l’Australie et la vie de la résidence d’Annie et Robert.Images 9 et 10 - Prises de notes photographiques : le lien avec l’Australie et la vie de la résidence d’Annie et Robert.Images 11 et 12 - Les notes de Robert et la pièce numérique.Images 11 et 12 - Les notes de Robert et la pièce numérique.Image 13 - Démarrage du premier reportage chez Sylvie.Image 14 - Les bancs du parc de l’Ermitage où se retrouvaient « les tricoteuses » pendant le confinement.Image 15 - Idriss face au balcon chez Sylvie.Images 16 et 17 - Fethy mime le jeu des « culs rouges » et montre l’espace où il y jouait.Images 16 et 17 - Fethy mime le jeu des « culs rouges » et montre l’espace où il y jouait.Image 18 - Joël prépare le portrait de Sylvie et ses enfants.Images 19 et 20 - La « ville Covid ».Images 19 et 20 - La « ville Covid ».Images 21 et 22 - Recréer un lien mère-fille autour de la cuisine.Images 21 et 22 - Recréer un lien mère-fille autour de la cuisine.Images 23 et 24 - Le portrait de Klervie.Images 23 et 24 - Le portrait de Klervie.Image 25 - Le Foyer de jeunes travailleurs.Image 26 - Le développement personnel comme ressource pour Sylvie.Image 27 - Carnets de terrain, descriptions et observations des reportages de Bernadette.Image 28 - Sylvie et ses enfants lors de la restitution publique de clôture du projet SCIVIQ.Image 29 - Émission de présentation de l’ouvrage issu de SCIVIQ, en présence des enquêté·e·s.

Faire place à la dimension sensible de l’expérience

Apports et usages de la photographie par et avec les enquêté·e·s

Introduction

Qu’y a-t-il en commun entre une recherche sur la participation citoyenne des femmes des milieux populaires au Venezuela sous les gouvernements Chávez et un projet de recherche-action sur les effets de la pandémie de Covid-19 dans la vie des quartiers populaires en France ? La réponse ne sera pas thématique, mais méthodologique. En effet, ces deux recherches ont en commun de porter sur des transformations sociales en train de se faire, puisqu’elles se produisaient en même temps que je les étudiais1. Et, pour essayer de les comprendre, il a fallu penser des méthodes spécifiques, adaptées à la multidimensionnalité des phénomènes étudiés qui transformaient les structures sociales et politiques en même temps qu’ils impactaient les trajectoires et les parcours de vie individuels. Et, dans ce même mouvement, il s’agissait d’adopter une approche méthodologique « qui s’intéresse à la fois au sens (rationalité) et au sentiment (affects) » (Balteau, 2021, p. 147), à la dimension sensible de l’expérience des enquêté·e·s. Dès les premiers entretiens menés au Venezuela, ce fut également le cas dans les quartiers populaires en France dans un contexte de crise sanitaire, j’ai compris qu’il fallait donner les moyens aux enquêté·e·s de relier par eux·elles-mêmes les différentes dimensions de leur vie touchées par l’expérience de participation et celle de la pandémie. Je proposais ainsi aux informateur·rice·s, majoritairement issu·e·s des milieux populaires et occupant des positions sociales subalternes – en raison de leur appartenance ethno-raciale, de genre et/ou de classe –, de se définir par eux·elles-mêmes (Forgarty-Valenzuela, 2020). Les entretiens semi-directifs, individuels et collectifs, ainsi que l’observation participante peuvent apporter un premier niveau d’information, souvent très complet et précis. Ils permettent également de tisser une relation de confiance nécessaire à l’enquête ethnographique. Pour autant, ces outils méthodologiques ne permettaient pas toujours d’accéder aux ambiances, aux lumières, aux données sensibles et à la dimension visuelle des récits des enquêté·e·s (Pink, 2021).

Terrains d’enquête en milieux populaires

Des photographies participatives au Venezuela

Entre 2008 et 2015, dans le cadre de ma recherche doctorale, j’ai travaillé sur deux états « de province » importants pour le développement économique du pays, choisissant d’observer d’autres réalités sociales que celles de la capitale, Caracas, où l’accès aux services et aux institutions est facilité par rapport aux zones plus reculées du pays. J’ai réalisé un premier terrain dans l’état de Carabobo, dans les « barrios » (bidonvilles) et les zones rurales de Valencia, et, par la suite, j’ai élargi à l’état de Mérida en enquêtant sur trois communautés (urbaine, péri-urbaine et rurale) de la cordillère des Andes du Venezuela : Cacute, Misteque et Misintá, comptant 200 à 300 habitants et située à près de 3 000 m d’altitude. J’ai entendu parler d’un groupe de femmes mobilisées dans ces communautés depuis près d’une trentaine d’années et je suis partie à leur recherche pour interroger les effets des nouveaux dispositifs de participation locale (impulsés par les gouvernements Chávez) dans leur mobilisation politique et, plus largement, dans leur vie quotidienne. Équipées d’appareils photo jetables, elles ont photographié les « ingrédients » de la participation citoyenne, puis commenté les images avec la sociologue que je suis.

Des reportages photographiques sur la rive droite bordelaise

Entre 2020 et 2022, j’ai coordonné la recherche-action SCIVIQ (Solidarités, Citoyenneté et Vivre-ensemble dans les Quartiers face à la Covid-19)2 s’étant déroulée dans les quartiers de la géographie prioritaire de la politique de la ville de Génicart Est et Alpilles-Vincennes-Bois fleuri à Lormont, ainsi que dans le quartier Villeneuve-les-Salines à La Rochelle, où ma collègue Anne-Laure Legendre a mené une enquête en parallèle. Nous traiterons ici plus spécifiquement de l’enquête sur les quartiers de Lormont dont j’étais personnellement chargée. Dans cette ville où 52 % de la population habite les quartiers dits « prioritaires », j’ai voulu interroger ce que le territoire faisait à l’expérience de pandémie des habitant·e·s. Une collaboration recherche-photographie a vu le jour autour des reportages photographiques où les habitant·e·s sont devenu·e·s les guides de ces explorations socio-artistiques.

De cette volonté de saisir des situations en train de se produire sont nés différents dispositifs méthodologiques pour favoriser l’expression plus libre et plus intime des personnes rencontrées, pour élargir le regard que pouvait construire la sociologue sur l’objet et avec les sujets d’enquête. Ces dispositifs cherchaient à faire place à « l’expérience sensible du monde et de soi dans le monde » (Muxel, 2021, p. 10), à considérer la subtilité des nuances qui composent la réalité sociale et la variété de dimensions qu’elle recouvre : visuelle, sonore, affective, territoriale… une réalité incarnée dans le corps et située dans le temps et dans l’espace (Balteau, 2021, p. 147). Il s’agissait de travailler sur l’expérience des classes populaires avec des outils favorisant la circulation et le partage des connaissances, entre la chercheuse et les enquêté·e·s. L’approche adoptée se situe à la croisée de trois grands tournants en sciences sociales : le « tournant affectif » (Clough, Halley, 2007), le « tournant visuel » (Pauwels, 2000) et le tournant des « subaltern studies » (Chakrabarty, 1989). Ces derniers proposent un changement de paradigme permettant de théoriser le social en repensant le pouvoir, afin de considérer à la fois le pouvoir d’agir sur le monde social et le pouvoir d’être touché, affecté par celui-ci, tout en accordant une place importante à l’image dans l’administration de la preuve.

Ainsi, il s’agit d’interroger l’utilisation de la photographie dans la recherche sociologique, et sa capacité à renseigner les multiples dimensions de l’expérience des enquêté·e·s, de manière incarnée et située, tout en favorisant la reconnaissance de l’Autre . Nous chercherons à comprendre le dialogue que permet la « forme créative » d’une sociologie par et avec l’image entre les différentes parties prenantes de l’enquête, et leurs manières singulières d’être au monde, ce croisement de regards riche d’enseignements pour le travail sociologique. En suivant deux expérimentations différentes de la sociologie visuelle, et les questionnements qui les accompagnent, nous réfléchirons à la manière dont la photographie donne à voir et à comprendre la question du sensible.

La réflexion développée s’organisera en trois temps. Nous commencerons par nous pencher sur les photographies participatives réalisées dans une première recherche au long cours sur le Venezuela, en interrogeant les apports et les écueils d’une méthode s’inspirant de la « photovoice » (Wang, Burris, 1994) et de la « photo elicitation » (Harper, 2002), tout en s’en distanciant. Ensuite, nous nous plongerons dans la démarche exploratoire des reportages photographiques menés dans la périphérie bordelaise, en période de crise liée au Covid-19, avec les habitant·e·s et en collaboration avec le collectif d’artistes LesAssociés3. Nous étudierons ainsi le passage d’une sociologie avec les images à une sociologie en images et l’ensemble des questionnements qu’il peut soulever. Enfin, en conclusion, nous reviendrons sur les enseignements méthodologiques de ces différentes expériences de recours aux images dans le processus de recherche.

1. Changement social en milieu populaire : raconter l’expérience par et avec les photographies participatives des enquêté·e·s

Au début des années 2000, un président atypique arrive au pouvoir au Venezuela : Hugo Chávez. Cet ancien militaire zambo (catégorie coloniale désignant les descendant·e·s issu·e·s du métissage noir et indien) s’adresse à la majorité du pays, longtemps minorisée par les pouvoirs publics et les forces politiques : les habitant·e·s des quartiers les plus défavorisés appartenant aux classes populaires. Son ascension et son usage du pouvoir suscitent de nombreuses controverses, notamment autour de sa tentative ratée de putsch, de son personnalisme et de ses alliances anti-impérialistes (notamment anti nord-américaines). Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce personnage et sur sa manière de gouverner4, mais nous nous éloignerions de notre propos sur les méthodes visuelles et sur leur place dans les processus de recherche en sciences sociales. Néanmoins, ces quelques lignes introductives permettent de comprendre un des enjeux importants de cette période de l’histoire vénézuélienne, à savoir la reconnaissance de ceux·celles qui ont été « exclu·e·s » du pouvoir et des espaces de décision du pays, des siècles durant.

La démocratie participative comme projet politique

À son arrivée au pouvoir, la démocratie participative est adoptée à l’échelle nationale comme projet politique, mes premières recherches portent alors sur les effets des différents dispositifs de participation citoyenne dans les rapports de genre en milieux populaires. Étant moi-même une jeune femme originaire du Venezuela, mais vivant en France, je souhaitais comprendre l’impact que ce changement national pouvait avoir dans la vie des habitants et, notamment, des habitantes, étant particulièrement intéressée par la question du « plafond de verre » des femmes en politique, les reléguant aux espaces éloignés du pouvoir et des décisions hiérarchiques, largement étudiée par la littérature (Ballmer-Cao et al., 20005). Dans ma recherche doctorale, j’ai compris que pour enquêter sur les effets de la participation citoyenne dans la vie quotidienne des femmes subalternes, il fallait s’intéresser tout autant aux situations sociales et aux conditions d’exercice de la participation qu’à la perception que les enquêté·e·s avaient de leur propre expérience, voire de leur existence. En considérant à la fois « le sens » et « le sentiment » (Balteau, 2021, p. 147) des enquêté·e·s, pour comprendre leur expérience, la dimension sensible du monde social s’est introduite à ce moment-là de mon parcours de sociologue. Mais, comment la prendre en compte ? Comment faire place à cette autre dimension de l’enquête ethnographique pour étudier cette situation en train de se faire ?

Les carnets intimes comme prémices aux photographies participatives

La photographie n’a pas été le premier support imaginé pour considérer la dimension sensible de l’expérience. J’ai commencé par proposer aux enquêté·e·s de tenir des « carnets intimes » (Image 1) pendant mes séjours sur le terrain, inspirés de l’approche de budget-temps (Ponthieux, 2015), bien connue de la sociologie des inégalités sociales et de genre. C’était une invitation à raconter la manière dont la participation s’intégrait dans leur quotidien. Se déroulait-elle avant ou après l’école des enfants ? À la place d’un déjeuner en famille ou le soir après les activités rémunérées et domestiques ? Seul·e ou accompagné·e ? Je leur proposais également ces carnets comme un espace à soi où ils·elles pouvaient exprimer librement leurs pensées, leurs ressentis ou partager des bribes de leur histoire personnelle ou familiale. La mobilisation d’autres moyens de communication que la parole, pour partager son expérience, représentait un moyen d’exploration, à la fois pour l’enquêté·e – qui ne savait pas toujours où allait mener ce carnet et ce qui allait y être livré – et pour la chercheuse. À leur lecture, j’ai compris que la dimension sensible du vécu des enquêté·e·s amenait du relief à l’analyse sociologique : ces carnets me menaient sur d’autres sentiers, notamment sur le registre de l’intime et du vécu personnel puisque les enquêté·e·s partageaient leurs histoires familiales, amoureuses, migratoires, leurs rapports à la scolarité, aux diverses activités rémunérées expérimentées ou encore la confrontation à différents types de violence. D’une certaine manière, ce support leur permettait de partager à la fois leur vision du monde et le regard qu’ils·elles portaient sur leurs trajectoires de vie, sans oublier les sentiments, de colère, d’injustice, mais aussi de satisfaction face au chemin parcouru. Ces carnets m’invitaient à suivre des sentiers moins « évidents » pour comprendre la fabrique de la participation et ses effets dans la vie des habitant·e·s.

Image 1 - Extraits de Carnet de Yudith Dávila.

Image 1 - Extraits de Carnet de Yudith Dávila.
© J. Brandler-Weinreb

Les « carnets intimes » ont été précieux, mais peu nombreux et inégalement renseignés (13 sur près de 100 habitant·e·s rencontré·e·s) pour que je m’interroge sur le frein que pouvait représenter l’écrit pour des personnes qui maîtrisaient mal, ou depuis peu, l’écriture. Le rappel du milieu scolaire (expérience courte pour certain·e·s, difficile pour une majorité) et la peur d’un jugement, voire d’une évaluation de ma part ont été évoqués par les habitant·e·s par la suite. L’idée d’équiper ces mêmes enquêté·e·s d’appareils photo jetables, proche de la méthode du « photovoice » (Wang, Burris, 1994) est apparue comme une alternative intéressante puisque la plupart ne disposaient pas de smartphones6. Cela permettait également de proposer un même support à tous·tes, sans puiser dans leurs ressources individuelles, cherchant ainsi à limiter au maximum les inégalités matérielles d’accès à l’expérience proposée. Ces photographies représentaient également un moyen d’expression pour les habitant·e·s, une manière différente de raconter à la sociologue – et aussi à la Vénézuélienne habitant en France et qui ne sait pas « ce qui se passe ici » – sa vision de la participation et son rapport au pays.

Avec le recul, je comprends aussi aujourd’hui que l’inconfort de l’ethnographe en photographe (Maresca, Meyer, 2013) a, en partie, déterminé le choix des méthodes visuelles participatives. En effet, le recours aux appareils photo jetables est sûrement en partie lié à « l’inconfort » que je peux ressentir vis-à-vis de la pratique photographique sur le terrain qui, d’une certaine manière, « rend explicite la posture d’observateur et les intérêts du chercheur » (Maresca, Meyer, 2013, p. 31).

Le recours aux photographies participatives pour aller plus loin

À l’aide des appareils jetables, les personnes rencontrées étaient invitées à photographier les « ingrédients » de la participation citoyenne, de leur participation à eux·elles. Qu’est-ce qui compose cette participation ? À chaque fois que je revenais du terrain, je savais que quelque chose m’échappait dans ce que j’avais pu saisir de l’expérience des enquêté·e·s. Ce nouvel outil méthodologique répondait alors à un autre besoin : celui de pouvoir transmettre des ambiances, des idées de lieux, de mettre des visages sur les récits, sur ces vécus, car ce sont aussi les visages de la participation qui changeaient au Venezuela. Et, en même temps que les photographies participatives racontent la vie – « les corps et les décors » (Balteau, 2021) des enquêté·e·s –, elles renseignent le Venezuela des années Chávez, la vie dans la cordillère des Andes et dans un bidonville proche de la capitale. Ces photographies racontent à la fois la place, le vécu des individu·e·s et la situation d’un pays, les ambiances d’une période de haute politisation populaire et de forte mobilisation sociale. Ainsi, la dimension proprement visuelle de l’image permettait un « degré de plus » (Balteau, 2021) de ma connaissance du monde étudié et de la connaissance que je proposais au lectorat dans mes productions scientifiques.

La démarche des photographies participatives a donné lieu à six séries de photographies composant un corpus de 89 images. Au moment de développer les pellicules, deux séries de photographies étaient imprimées (j’y voyais une sorte de contre-don de leur implication dans l’enquête) : une pour la sociologue et une pour l’enquêté·e. Dans ce corpus, les images proposent des contenus différents, mais se rejoignent également sur certains points. Certaines thématiques sont récurrentes, comme la famille, le travail rémunéré, les activités culturelles et communautaires, les études ou encore les activités religieuses. En mobilisant la méthode de « photo-élicitation » pour « introduire les images comme catalyseur de la mémoire et de la verbalisation » (Maresca, Meyer, 2013, p. 51), je proposais aux enquêté·e·s de m’expliquer le contenu de leurs photographies dont je ne pouvais saisir le sens sans leurs commentaires, étape que je n’avais pas anticipée au moment de leur remettre les appareils photo. Faisant écho à l’épistémologie du point de vue, je comprenais, à ce moment-là de ma pratique de l’ethnographie visuelle, que les images « ne parlent pas » d’elles-mêmes puisque notre lecture se produit à partir de notre propre position et compréhension du monde. En commentant les photographies avec les enquêté·e·s, la dimension sensible et affective de ces matériaux ressortait : ils·elles avaient fait des captures visuelles à la fois des lieux et activités de la participation, mais aussi de ce/ceux qui les nourrit, dans leur démarche (Brandler-Weinreb, 2018), expliquant ainsi les nombreuses photographies de la famille ou de pratiques religieuses – et autres systèmes de croyances – alors qu’au moment de les découvrir ensemble7, j’ai pensé qu’il s’agissait d’une erreur, d’un « à-côté ». Sans ses photographies et les commentaires qui y sont associés, je ne les aurais pas directement reliés à l’expérience de participation des habitant·e·s.

Des appareils photo jetables qui circulent et qui matérialisent l’engagement

Dans la lignée des recherches participatives en sociologie visuelle (Meyer, 2017), la pratique photographique par les enquêté·e·s leur permet de disposer d’une liberté : celle d’utiliser l’appareil dans des espaces et temporalités qui leur conviennent. Ces appareils photo jetables pouvant être transportés partout8 et la prise de vue étant immédiate, elle n’impliquait pas de devoir dégager du temps pour les utiliser. Ils offraient également la possibilité aux enquêté·e·s d’associer librement des éléments de leur expérience, de leurs histoires, de leurs ressentis. Ainsi, Edilma Andráde peut photographier des activités tard en soirée, comme ses cours du soir (Image 2), et Miguel Angél Sulbarán a pu accéder au musée de la divinité locale de sa communauté el Santo Niño de Cacute en dehors des horaires d’ouverture, puisqu’il en est le responsable, pour faire un portrait de sa fille (Image 3).

Image 2 - Les cours du soir d’Edilma Andráde.

Image 2 - Les cours du soir d’Edilma Andráde.
© E. Andrade.

Image 3 - La fille de Miguel Angél Sulbarán, musée Santo Niño de Cacute.

Image 3 - La fille de Miguel Angél Sulbarán, musée Santo Niño de Cacute.
© M. Sulbarán.

Le fait de disposer de l’appareil à tout moment permettait également aux enquêté·e·s de faire des captures visuelles de moments de convivialité importants dans la vie du quartier, tels que l’organisation de la fête des Mères que Carmen Rincón a en partie assurée (Images 4 et 5). Au premier abord, ces temps de convivialité n’étaient pas directement liés aux dispositifs que j’étudiais, mais les photographies participatives ont permis aux enquêté·e·s de relier, en matérialisant, leurs multiples formes d’engagement. Et, dans ce même mouvement, je comprenais que je ne pouvais analyser les effets de la participation sans considérer ces différentes manières de prendre part à la vie de quartier. Il me semble que c’est l’un des principaux apports de cette méthode des photographies par les enquêté·e·s, à savoir élargir la vision sociologique (Harper, 1988). Si le regard était resté centré sur les espaces exclusivement réservés à l’activité des dispositifs étudiés, il aurait été difficile de saisir ce continuum entre ce qui est considéré comme privé et ce qui renvoie au public et au collectif (Brandler-Weinreb, 2018), continuum où se situe l’expérience vécue de participation.

Images 4 et 5 - Fête des Mères.
© C. Rincón.

Les photographies participatives sont prises par les enquêté·e·s sans que la sociologue soit présente (des prises de vue ont pu avoir lieu en ma présence, mais elles étaient plutôt rares). Cette pratique a également pu faciliter la participation d’autres personnes à la démarche, en tant que figurant·e·s, alors qu’elles pouvaient se montrer plus frileuses lorsque je m’adonnais à la pratique sur le terrain. Comme la photographie du mari de Guillermina Albarrán pendant sa journée de travail dans les champs (Image 6). Miguel Angel Sulbarán s’est également prêté à l’exercice pour réaliser son autoportrait, entouré d’images du Santo Niño (Image 7) alors qu’il faisait preuve d’une grande timidité lors de nos rencontres répétées sur le terrain. En découvrant les images ensemble, Carmen Rivero commentait son portrait (Image 8), amusée d’imaginer les réactions au moment de découvrir que la personne en charge de la casa de alimentación (cantines populaires subventionnées par l’État dans les quartiers) soit « una gordita » (une personne en surpoids). Les portraits et autoportraits occupent une place importante dans les séries des photographies participatives au Venezuela, comme si la mise en scène de soi était plus facile à assumer en étant loin du regard de « l’intéressé·e ».

Image 6 - Le mari de Guillermina Albarrán au travail.

Image 6 - Le mari de Guillermina Albarrán au travail.
© G. Albarrán.

Image 7 - Autoportrait de Miguel Angel Sulbarán.

Image 7 - Autoportrait de Miguel Angel Sulbarán.
© M.A. Sulbarán.

Image 8 - Autoportrait de Carmen Rivero.

Image 8 - Autoportrait de Carmen Rivero.
© C. Rivero.

En commentant les photographies, certain·e·s enquêté·e·s ont ainsi pu faire part des discussions que l’utilisation de l’appareil avait pu générer dans les différentes sphères de la vie quotidienne (familiale, amicale et de voisinage) et de la prise de conscience que ces échanges avaient pu provoquer chez eux·elles, sur leurs multiples engagements dans la vie de la comunidad (terme employé pour se référer au quartier). « Je ne m’étais pas rendue compte que je faisais autant de choses ! », me dit Edilma avant de commencer à « raconter » ses photographies. Un retour similaire avait été fait autour des carnets intimes, sur la réflexivité que permettait la mise en récit de soi et de ses différentes occupations. Avec les photographies participatives, cette mise en récit s’accompagne d’une mise en scène de soi rappelant le caractère incarné de l’expérience, matérialisé ici par l’image. Ce rappel, rendu possible par la photographie, favorise la reconnaissance de soi et, dans le cadre de cette recherche, de son engagement.

Entre photovoice et photo-élicitation : apports et limites des photographies participatives

L’analyse rétroactive de cette méthode permet de la situer entre la pratique de la photovoice et celle de la photo-élicitation. Employée dans des perceptives de recherche souvent militante, la photovoice oriente la démarche participative vers l’action (Wang, Burris, 1994), ce qui n’était pas le cas de mes photographies participatives. Émergeant dans un contexte d’extrême polarisation politique divisant le monde public, mais aussi les sphères les plus intimes de la vie sociale (amicales, amoureuses, familiales), et travaillant autant avec les partisan·e·s qu’avec les opposant·e·s au régime politique en place, j’étais particulièrement vigilante à produire une recherche engagée sans endosser une posture militante (la frontière est mince et pourrait faire l’objet d’un article à part entière). Ma démarche ne visait ni à soutenir les populations étudiées ni à mieux faire fonctionner les conseils communaux. Comme l’explique Christophe Broqua (Broqua, 2009) dans son étude d’Act-up, en étudiant une mobilisation qui connaît un certain succès, le·la chercheur·se peut d’autant plus faire l’économie d’une défense des populations ou des organisations étudiées puisque ce succès est précisément l’objet de l’étude. Néanmoins, photovoice et photographies participatives se retrouvent sur un point : leur capacité à opérer en tant qu’action de réparation d’un manque de visibilité de certaines catégories sociales.

Alors, pourquoi ne pas avoir continué à recourir aux photos participatives pour enquêter sur l’expérience de pandémie de Covid-19, 10 ans plus tard ? D’autres motivations ont influencé le choix des reportages photographiques et sonores : la volonté de documenter ce moment historique qu’était la pandémie pour contribuer à « faire mémoire », celle de nourrir la réflexion sociologique d’une diversité de regards sur une réalité inconnue jusque-là et celle d’assurer la faisabilité des reportages dans un contexte de confinement et donc de liberté contrainte. Héritiers de l’ethnographie visuelle menée au Venezuela, je propose de revenir à présent sur ces reportages et sur la collaboration recherche-photographie à laquelle ils ont donné lieu.

2. Documenter le vécu pandémique : les reportages photographiques au croisement de regards enquêté·e·s-chercheuses-artistes

La vie telle que nous la connaissons a été bouleversée par l’arrivée de la pandémie de Covid-19 et des mesures gouvernementales (Muxel, 2021 ; Brandler-Weinreb, Legendre, 2022). Les premières études sur les effets de cette situation inédite soulignaient l’aggravation des inégalités sociales, territoriales et de santé, notamment chez les populations les plus « vulnérabilisées » au quotidien (Lambert, Cayouette-Ramblière, 2021 ; Mariette, Pitti, 2021). En partant de ce constat, nous décidons alors de mener la recherche-action SCIVIQ en priorité sur ces territoires et notamment sur Lormont, commune située en périphérie de la métropole bordelaise. Il s’agissait de comprendre l’impact de la situation dans la vie des quartiers les plus défavorisés9, tout en portant le regard sur les ressources qu’avaient pu mobiliser les habitant·e·s pour traverser la crise sanitaire, ce qui avait aidé à « tenir le coup ».

La rencontre enquêté.e-chercheuse avait déjà eu lieu, la plupart du temps autour d’un entretien ethnographique réalisé dans le cadre des différentes activités du quartier (associatives ou organisées par la mairie, chantiers d’insertion en pied d’immeuble…). Certains profils d’habitant·e·s cristallisaient des éléments forts des récits recueillis dans les quartiers étudiés en temps de Covid-19. Chargés d’une forte sensorialité (Pink, 2021), ces entretiens renvoyaient à la dimension visuelle du vécu de la situation sanitaire, mais impliquaient également d’autres dimensions et d’autres sens de l’expérience : la manière de vivre la pandémie dépendait de l’ambiance qui pouvait régner dans l’immeuble ou dans la rue, des sons qui avaient accompagné les journées confinées au domicile, de la lumière de ce printemps ensoleillé observée et ressentie depuis des variétés de « chez soi », de l’odeur émanant des cuisines surinvesties pour s’occuper, seul.e et/ou en famille.

Les récits de l’expérience pandémique sont aussi traversés d’une forte affectivité. L’attachement ou non que l’on avait à son quartier a pu aider ou au contraire favoriser un repli chez soi et sur soi, les discours médiatiques et politiques ont généré de la colère et un sentiment d’infantilisation, notamment chez les personnes âgées, mais également d’impuissance et de détresse chez d’autres catégories de la population, comme les jeunes, pour ne citer que ces exemples. Autant de dimensions d’une expérience partagée de confinement – aux formes et aux effets variés – que je ne saisissais qu’en partie dans le face-à-face des entretiens ou dans les échanges collectifs des réunions observées.

De là est née la collaboration avec les membres du collectif LesAssociés dont Joël Peyrou (photographe) et Frédéric Corbion (preneur de son) pour réaliser des reportages. Nous souhaitions proposer aux enquêté·e·s ayant accepté la démarche de partager avec nous ce qu’ils·elles voulaient « donner à voir et à écouter » de leur expérience pandémique via un reportage. Nous les avons invité·e·s à réfléchir en amont aux objets qui ont été importants dans ce contexte, aux espaces (au domicile ou dans le quartier), aux sons, aux relations, aux images et aux trajets qui les avaient aidé·e·s à traverser le confinement et, plus largement, la crise ou qui resteraient, plus tard, associés à cette période de pandémie et à leur vécu.

Les coulisses de la collaboration avec le collectif LesAssociés

En amont du premier reportage avec le collectif, plusieurs séances de travail ont eu lieu. Nous avons organisé des points mensuels réunissant le photographe, le preneur de son et les deux chercheuses autour des avancées de la recherche pour partager le processus de construction de l’objet de la recherche et du sujet d’étude avec le collectif d’artistes. Cela leur permettait également de prendre connaissance du terrain en cours et des divers dispositifs d’enquête développés. Puis, nous avons mis en place des séances de réflexion collective autour du cheminement intellectuel et artistique de chacun·e et de l’élaboration de la démarche commune. Une fois les reportages commencés, des séances de travail post reportage ont permis de croiser les regards, à la fois au niveau de la méthodologie adoptée et du ressenti de chacun sur les après-midi passés avec les enquêté·e·s (la durée des reportages était variable, allant de 3h à 4h par reportage environ). Enfin, une fois l’ensemble des reportages finalisés, de nouvelles séances de travail ont eu lieu pour partager les impressions et les enseignements que chacun.e retenait de ces explorations.


Naissance d’une collaboration recherche-photographie

Le passage de la conception théorique à la réalisation des reportages a été, pour moi, ponctué de doutes et de questionnements. J’ai découvert LesAssociés par un ami photographe qui est membre du collectif – mais qui n’a pas travaillé avec nous dans le projet, par souci d’objectivation de ma part bien que cela pourrait être interrogé. Ayant suivi « D’ici ça ne paraît pas si loin », leur projet sur la reconfiguration administrative, cartographique et affective de la région Nouvelle-Aquitaine, j’avais apprécié leur approche sensible et à l’écoute « du sens et des sentiments » (Balteau, 2021) des photographié·e·s et de leurs propres ressentis. J’avais donc confiance dans le collectif et dans sa capacité à m’accompagner sur le terrain dans ce contexte si particulier de pandémie (donc d’incertitude et de potentiels risques) et de confinement. Mais, au moment de formaliser la collaboration et de rédiger le contrat et ses clauses, j’ai été prise d’une certaine appréhension, voire d’une peur à concrétiser le projet : certes, j’appréciais leur travail et je connaissais l’un des membres, mais je ne connaissais ni leur démarche ni leur pratique individuelle de la photographie et du son. À l’inverse, eux ne connaissaient pas « ma » sociologie, mais me situant plutôt du côté du « commanditaire », les enjeux ne se posaient pas de la même manière pour chacun·e puisque c’était moi qui les amenais sur « mon » terrain.

Auparavant, je n’avais jamais été accompagnée sur le terrain par d’autres personnes intervenant dans la recherche, mis à part d’autres acteur·rice·s du terrain (habitant·e·s ou associations me présentant d’autres habitant·e·s, par exemple). Tout en étant convaincue de la richesse que cela pouvait représenter de croiser les regards sur une même situation, j’appréhendais cette expérience sur plusieurs aspects :

  • relation de confiance chercheuse-enquêté·e, car elle pouvait être perturbée par la présence du photographe et du preneur de son ;
  • fluidité de la triangulation sur place, la capacité à travailler ensemble sans empiéter sur le rôle de l’autre ;
  • résultat, que pourrait bien ressortir d’un reportage photographique et sonore où l’enquêté·e donne à voir, ou à écouter, des éléments qui sont captés par d’autres que lui·elle, comme cela était le cas avec les photographies participatives ?


De la documentation socio-photographique à la photographie pour questionner le regard

Si, plus loin, nous interrogerons la manière de poser les regards et de les croiser sur une même scène observée, j’aimerais interroger ici la façon dont nous avons mobilisé la photographie dans cette collaboration entre le monde artistique et celui de la recherche, afin de saisir le vécu de la crise sanitaire en milieux populaires. En cherchant à matérialiser une partie de la mémoire collective de cette pandémie, la photographie est apparue comme un moyen privilégié de documentation de la réalité enquêtée. Si cette dimension visuelle était présente dès l’écriture du projet de recherche-action, sur le terrain, les usages de la photographie étaient sensiblement différents selon qu’ils venaient de moi ou du collectif LesAsssociés.

Ma pratique de la photographie pendant les reportages se rapprochait de la photo-documentation et donc d’une procédure de notation des situations, des activités et des personnes observées (Maresca, Meyer, 2013). Par exemple, pour me souvenir de l’importance du lien à l’Australie dans l’histoire familiale et personnelle de Robert et Annie, je photographiais le mur sanctuarisant le rapport au pays dans leur salon (Image 9). Dans la même optique, je réalisais une prise de vue du hall d’entrée de l’immeuble et notamment du panneau d’affichage, riche en renseignements sur la vie de la résidence et les interactions avec certaines organisations locales, la plupart rencontrées au fil de l’enquête ethnographique (Image 10). Ces photographies venaient donc enrichir mes observations ou mes notes sur le récit des enquêté·e·s tout en représentant aussi un moyen d’interaction avec les enquêté·e·s, dans ces reportages, dimensions de l’usage de la photographie sur lesquelles je m’attarderais plus loin.

Images 9 et 10 - Prises de notes photographiques : le lien avec l’Australie et la vie de la résidence d’Annie et Robert.
© J. Brandler-Weinreb

Le projet de décrire la situation même de pandémie que nous traversions a donc été une motivation principale dans le recours au collectif de photographes pour aller plus loin que cette pratique de photo-documentation. D’un côté, cette collaboration permettait d’assurer la maîtrise – donc la qualité – de la dimension visuelle de l’enquête. De l’autre, je pouvais me dégager d’un rôle de photographe que je n’avais pas nécessairement envie d’occuper. Mais cette collaboration ne se résumait pas à cela. Si la qualité des matériaux issus des reportages nous a permis d’en faire un bel ouvrage socio-photographique (Brandler-Weinreb, Legendre, 2022), la photographie a aussi, et surtout, permis de questionner les regards portés sur une même scène, sur un même récit partagé10. Dans la situation sanitaire inédite et de confinement dans laquelle nous nous trouvions, rechercher ce relief me semblait plus que jamais nécessaire au travail sociologique. Pour Douglas Harper, il s’agit d’ailleurs d’une dimension clé de l’ethnographie visuelle : « Ainsi, l’ethnographie visuelle contemporaine utilise moins la photographie pour dire “voilà ce qui est”, mais pour créer un dialogue autour de significations concurrentes et complémentaires des images » (Harper, 2003, p. 244-245). Ainsi, je pense que la collaboration avec le collectif LesAssociés a permis de limiter l’écueil de produire des images qui permettent de voir ce que j’avais pré-vu.

Enfin, la photographie a également été mobilisée pour capter et questionner le regard des enquêté·e·s, pour s’intéresser à l’ordinaire en contexte extraordinaire. Plus que la photographie, le fait d’interroger la dimension visuelle et sonore du vécu pandémique représentait une méthode d’entretien, un tremplin vers le registre sensible de l’expérience vécue. Cette méthode avait été pensée comme un support facilitant le travail réflexif et introspectif sur leur expérience de la crise sanitaire. Les reportages ont pu parfois entraîner une certaine scénarisation des explorations proposées par les enquêté·e·s. Robert avait préparé des notes (Image 11) identifiant les éléments qu’il souhaitait partager ou nous exposer. Avec son épouse, Annie, il et elle avaient reconstitué des situations vécues, dans le domicile, comme la mise en place d’une « pièce numérique » pour les échanges en ligne (Image 12).

Images 11 et 12 - Les notes de Robert et la pièce numérique.
© J. Peyrou, J. Brandler-Weinreb

Certains meubles et objets avaient été disposés de manière à scénariser des moments ou des activités vécus en confinement, ou depuis le début de la crise sanitaire. Ce point peut soulever des interrogations quant au degré de spontanéité de la démarche, mais cela ne fait-il pas aussi partie du travail de sociologue que d’observer ces mises en situation, ce qui est donné à voir ?

Dans les reportages, les sujets donnent à voir certains aspects de leur vie et cette mise en scène de soi subjective est tout autant constitutive du sujet que le croisement de données dites « objectives » (niveau d’instruction, revenus, accès ou non à la propriété, composition du foyer, type de logement, etc.) pour appréhender son expérience. Mais, dans ces reportages, d’autres manières d’être sensible au monde viennent croiser celles des enquêté·e·s puisqu’en photographiant ces mises en scène, artistes et sociologue réagencent la réalité observée11. En effet, comme le rappellent Sylvain Maresca et Michaël Meyer, « […] il faut considérer avec une grande prudence la supposée possibilité de “voir” à travers le regard des enquêtés, d’accéder à leur “vision du monde” par les images produites » (Marescan, Meyer, 2013, p. 56).

La photographie et les reportages comme moment pour dépasser le « discours cassette »

Les reportages commencent lorsque nous nous rendons chez l’enquêté·e, ou dans d’autres types de « chez soi » (Images 13 et 14) : une cage d’escalier, une place, un parc, par exemple, et que nous lui proposons de nous guider dans cette exploration collective de son vécu, de ses territoires de vie. Un décalage existe dès l’arrivée : la chercheuse connaît la personne ainsi qu’une partie de son histoire, alors qu’entre LesAssociés et l’enquêté·e, c’est un premier contact – bien qu’ils soient imprégnés de son histoire grâce aux réunions de travail sociologue-artistes, en amont des interventions sur le terrain. Elle joue alors un rôle de médiatrice, rappelant le cadre du projet et expliquant le lien entre l’enquête et la collaboration artistique. Elle peut aussi rappeler des bouts du récit partagé par l’enquêté.ee, permettant de faire le lien avec l’exercice photographique et sonore à venir.

Image 13 - Démarrage du premier reportage chez Sylvie.

Image 13 - Démarrage du premier reportage chez Sylvie.
©  J. Brandler-Weinreb

Image 14 - Les bancs du parc de l’Ermitage où se retrouvaient « les tricoteuses » pendant le confinement.

Image 14 - Les bancs du parc de l’Ermitage où se retrouvaient « les tricoteuses » pendant le confinement.
© J. Brandler-Weinreb

Très rapidement et de manière assez intuitive, le contact s’installe, différemment avec chacune des personnes présentes, mais dans une complémentarité surprenante. Ma crainte d’une approche pouvant être ressentie comme intrusive par l’enquêté.e (en raison de la présence des appareils et de l’enregistreur et du fait que l’on arrive à trois chez eux·elles) se dissipe pour accueillir des pratiques parallèles qui se font écho. Le preneur de son échange quelques minutes avec l’enquêté·e pour faire connaissance et pour explorer son histoire à sa manière, avant d’enclencher l’enregistreur, pendant que le photographe se rapproche petit à petit de l’enquêté·e pour commencer à photographier des éléments extérieurs dans un premier temps (les arbres mis en mouvement par la présence du vent, vus depuis la fenêtre du salon, Image 15). Tout cela sous l’observation de la sociologue, interpellée de temps en temps par l’enquêté·e pour confirmer les échanges passés sur certains sujets.

Image 15 - Idriss face au balcon chez Sylvie.

Image 15 - Idriss face au balcon chez Sylvie.
© J. Peyrou.

Les reportages avec LesAssociés rendent possible la documentation de l’expérience de l’enquêté·e tout en racontant les liens qui se tissent en une véritable convivialité, voire une certaine complicité au fil des échanges. À l’image de cette photographie où Fethy mime à la sociologue un jeu de son enfance (Image 16), pour évoquer la « nostalgie » que les projets de renouvellement urbain peuvent générer dans les quartiers. Ici, Fethy faisait allusion au fait qu’en démolissant le bâti, ce sont des pratiques sociales et de voisinage qui disparaissent, comme ce fut le cas dans sa résidence quand le muret où il jouait avec d’autres enfants aux « culs rouges » a été remplacé par cet espace vert plat, peu investi par le voisinage (Image 17).

Images 16 et 17 - Fethy mime le jeu des « culs rouges » et montre l’espace où il y jouait.
© J. Peyrou.

L’usage de la photographie et les moments mêmes des reportages, empreints d’une humanité partagée, ont permis de dépasser le « discours cassette », terme que j’employais dans ma thèse sur le Venezuela pour évoquer ce premier niveau de discours qui m’était livré, souvent vidé d’informations personnelles et quasiment « prêt à l’emploi ». Inviter les enquêté·e·s à interroger les dimensions visuelles, spatiales, affectives, temporelles et corporelles de leur expérience leur permettait d’aller au-delà de ce premier niveau de discours qu’ils·elles avaient pu partager lors des premiers entretiens individuels ou collectifs, porté sur des critiques généralisées ou au contraire imprégné du fameux « tout va bien, moi j’ai pas de problème ».

Ainsi, interroger la dimension visuelle et sonore du vécu de la pandémie nous a ouvert de nouvelles pistes de compréhension et transportés dans des espaces inattendus : je ne pensais pas découvrir un Lormont aussi vert en étudiant les quartiers très minéralisés que je fréquentais ! Et pourtant, les reportages ont permis de renouveler à la fois le regard sociologique, mais également celui des enquêté·e·s qui redécouvraient, avec nous, les multiples dimensions de leur vie quotidienne. Sans ces moments privilégiés qu’ont été les reportages, et sans le temps que nous avons dédié à « la rencontre » – en amont avec moi, des mois avant le démarrage des reportages et sur le moment, avec Joël et Frédéric, avant de pointer l’objectif ou d’enclencher l’enregistreur –, la mobilisation de la photographie seule aurait difficilement permis la qualité des échanges qui ont émergé dans ces reportages. À l’image du photographe photographié – en chaussettes ! – au moment de la prise de vue du portrait de Sylvie et ses enfants (Image 18), le moment des reportages et les photographies qui en découlent permettent également de démystifier la démarche et de mettre à l’aise toutes les parties prenantes de l’enquête. Ces matériaux viennent ainsi déconstruire la rigidité à laquelle peut être associée l’idée de protocole scientifique puisqu’ils donnent à voir la sociologue, amusée par le récit de l’enquêté·e et le photographe prêt à photographier Sylvie et ses enfants, avec leurs regards complices, dans leur cuisine. Au-delà d’humaniser l’approche scientifique, ces photographies interrogent également le processus d’objectivation des chercheur·se·s et de celles·ceux qui participent à l’enquête. Elles rappellent que la subjectivité n’est pas réservée aux enquêté·e·s, mais qu’il est nécessaire, pour les chercheur·se·s de travailler à leur objectivation.

Image 18 - Joël prépare le portrait de Sylvie et ses enfants.

Image 18 - Joël prépare le portrait de Sylvie et ses enfants.
© J. Brandler-Weinreb

La sélection des photos mobilisées ou la question de ce qui reste et pour qui

Pour réfléchir aux apports et aux écueils des méthodes créatives (Grésillon, 2020), et notamment de la photographie dans le cadre de cette collaboration, je me suis posé la question de ce qui reste de ces explorations et pour qui ? En effet, ces reportages nous ont permis de comprendre que le regard de la sociologue ne se posait pas au même endroit que le regard du photographe (Desaleux et al., 2011), bien que nous assistions à une même scène et que nous écoutions un même récit. Par moments, pour la recherche, il fallait pouvoir photographier des éléments indiqués par les enquêté·e·s qui pouvaient ne pas représenter un grand intérêt du point de vue de la photographie d’auteur. Et, inversement, ce qui parfois semblait précieux aux yeux du photographe-auteur pouvait paraître sans grand intérêt pour l’analyse sociologique de l’expérience des personnes rencontrées, ce que nous n’avons saisi qu’en croisant nos photographies, à la suite du premier reportage. Ces échanges ont permis de faire des ajustements pour les reportages à venir. Alors que pendant le premier reportage, je n’avais pas osé indiquer à Joël certaines prises de vue clés pour la recherche, nous avons compris que, sans trop chercher à diriger son regard, il était nécessaire de partager avec lui ces besoins pendant le reportage.

La plupart du temps, le croisement de regards a été complémentaire et d’une grande richesse analytique. Les échanges entre Frédéric, Joël et les enquêté·e·s ont fait émerger des sujets qui n’avaient pas été évoqués en entretien avec moi, comme la dimension sonore du vécu pandémique ou la centralité d’une relation de voisinage, qui avait pu être simplement évoquée comme un élément parmi d’autres en entretien. Ces échanges avec d’autres ont aussi permis de pointer des nuances, des états d’esprit exprimés avec plus de précision ou plus librement. C’est bien parce que nous n’avons pas toujours retenu les mêmes choses d’un même récit que ce croisement a été fructueux, la plupart du temps (nous reviendrons plus loin sur les croisements plus difficiles). Les enfants de Sylvie, Maty et Idriss (10 et sept ans au moment du reportage), ont créé une « ville Covid » avec leurs Playmobil dans la chambre de la première, sous son lit, Idriss partageant la chambre avec sa maman. Cette ville est une allégorie de la reconfiguration totale de la vie quotidienne depuis le début de la pandémie. Sous le lit, un hôpital, une école, des magasins, des appartements où les Playmobil appliquaient les mesures gouvernementales en vigueur, sauf le président qui était au-dessus de tous les Playmobil, sur un meuble en hauteur. Là où Joël a été marqué par la distance installée entre les Playmobil qui respectaient les gestes « barrières » (Image 19), mon regard s’est porté sur l’installation sous le lit (Image 20), sur la place que prenait cette installation dans la petite chambre de Maty et donc sur l’importance de cette installation dans le vécu de la situation par ces enfants.

Images 19 et 20 - La « ville Covid ».
© J. Peyrou, J. Brandler-Weinreb

Audrey et Camille, mère et fille, ont construit un lien choisi pendant le premier confinement « on a reformé le cordon ombilical et on a appris à le couper », disait Audrey lors de l’entretien. Dès que Camille est retournée chez sa mère à Lormont, après avoir arrêté ses études d’arts à Lille au moment du confinement, elles ont pris soin l’une de l’autre. Comme pour d’autres enquêté·e·s, la cuisine a pris un autre sens dans ce contexte. La reconstruction de leur relation mère-fille est passée, entre autres, par la cuisine : « on se cuisinait des petits trucs, pour se faire du bien », racontait Camille. Au moment d’entrer dans la cuisine, c’est ce lien qui est resté pour Joël (Image 21) alors que mon regard se portait sur les produits et les placards de la cuisine même (Image 22).

Images 21 et 22 - Recréer un lien mère-fille autour de la cuisine.
© J. Brandler-Weinreb, J. Peyrou

D’une manière générale, ce croisement de manières d’être sensibles au monde et de disciplines a permis de mettre l’accent sur le caractère dynamique de l’expérience des enquêté·e·s. Au-delà de constater que le rapport des habitant·e·s avec leur quartier a pu s’améliorer ou se dégrader dans ce contexte, les reportages ont fait ressortir une multitude d’élargissements et de rétrécissements des espaces et des relations sociales quotidiennes sous la pandémie. La maison a pu représenter un refuge ou non pour les enquêté·e·s, mais dans les reportages c’est surtout la perméabilité des murs : les rayons de soleil dans le salon, le son des rodéos dans les chambres et le vécu associé à ces espaces, les moments de tristesse pendant les visio avec la famille dans la cuisine ou au contraire les rires provoqués par les recettes de croissants ratées avec les enfants. En somme, c’est ce qui a traversé les espaces et les esprits de ceux·celles qui occupent le foyer, ce « dedans-dehors » que nous avons analysé par ailleurs (Brandler-Weinreb, Legendre, 2022).

Sur le terrain d’enquête, les « inconforts » de l’un.e pouvaient être dépassés grâce à l’approche de l’autre, comme ce fut le cas pour moi concernant la réalisation de portraits des habitant·e·s. Lors de mes précédentes recherches, j’ai pu manquer de photographies des enquêté·e·s en raison de mon appréhension de la pratique du portrait qui m’est d’ailleurs apparue clairement dans la captation floue du moment autour du portrait de Klervie (Image 23). Le photographe étant attaché à cette pratique, je l’ai suivi dans sa volonté de les réaliser lors des reportages (Image 24) et, par la suite, j’ai su que ce moment avait été important, voire valorisant pour les enquêté·e·s.

Images 23 et 24 - Le portrait de Klervie.
© J. Brandler-Weinreb, J. Peyrou

Toutefois, il semble important de ne pas proposer une lecture romancée de l’expérience des reportages photographiques et sonores. Il existe également des moments où le dialogue ne se produit pas : les « évidences » des un·e·s peuvent sembler confuses aux autres et l’explicitation d’une démarche ou d’un point de vue ne permet pas toujours de « s’entendre » sur un sujet, sur la manière d’aborder un aspect du récit. Par exemple, cette photographie du Foyer de jeunes travailleurs de Lormont (Image 25) représentait, pour le photographe, la vétusté de la structure et quelque chose se produisait, pour lui, dans le jeu de lignes et des matières. Si je comprenais bien ce dont il était question, je n’arrivais pas pour autant à « le voir » à travers la photo.

Image 25 - Le Foyer de jeunes travailleurs.

Image 25 - Le Foyer de jeunes travailleurs.
© J. Peyrou

À un autre niveau, des divergences peuvent survenir sur des aspects des récits des enquêté·e·s que l’on peut choisir de donner à voir ou non, puisque nous avons fait, par la suite, une sélection ensemble à partir des rush des reportages12. À titre d’exemple, cette photographie du livre que Sylvie a partagé avec nous à la fin du reportage, comme une ressource précieuse pour elle depuis le début de la crise sanitaire (Image 26), soulevait une question éthique pour le photographe et le preneur de son, celle de ne pas laisser entendre que les habitant·e·s des quartiers pouvaient se laisser manipuler facilement par ce type de produits dits de « développement personnel ». Alors que, d’un point de vue sociologique, cet objet est un élément de compréhension des croyances et autres pratiques ayant aidé certain·e·s habitant·e·s rencontré·e·s à vivre la situation de pandémie, sans pour autant porter de jugement de valeur sur son contenu. La question des croyances et de la religion (à la fois comme activité, comme support de sociabilité et d’entraide, et comme capacité à agir dans une situation marquée par le sentiment d’impuissance) était d’ailleurs très présente dans les récits des habitant·e·s de Lormont.

Image 26 - Le développement personnel comme ressource pour Sylvie.

Image 26 - Le développement personnel comme ressource pour Sylvie.
© J. Brandler-Weinreb

Ces points de divergence sont surtout apparus au moment de la sélection finale et de la tentative d’analyse collective des matériaux en vue de la publication de l’ouvrage. Après une première sélection commune recherche-photographie par territoire, s’agissant d’une analyse comparative des vécus de la pandémie dans les quartiers de La Rochelle et Lormont, nous avons fait le choix avec mon homologue de La Rochelle de prendre en charge le croisement des matériaux des deux territoires, tout en mobilisant en priorité le premier niveau de sélection fait avec LesAssociés. C’est d’ailleurs de cette manière qu’avait été imaginée la collaboration, mais elle s’est étendue au fil du travail que nous réalisions ensemble sur le terrain. Décloisonner les parcours biographiques et les dynamiques des quartiers permettait de centrer le regard sur ce qui avait été donné à voir et à écouter par les habitant·e·s, plaçant ainsi au cœur de l’analyse les dimensions de l’expérience que nous étions venu·e·s étudier, dégageant du commun à partir du singulier.

Le son pour activer la mémoire sonore et capter le récit des enquêté·e·s

Il semble nécessaire, ici, de faire un point sur la place et l’utilisation des matériaux sonores obtenus lors des reportages qui avaient été pensés avec une double ambition, visuelle et sonore. Le fait d’interroger la dimension sonore avec les enquêté·e·s et Frédéric a représenté un véritable apport pour prendre en compte les différentes dimensions des vécus étudiés. La sonnerie de l’école Playmobil des enfants de Sylvie restera à jamais associée à sa mémoire de la pandémie, au réconfort que trouvaient son fils et sa fille dans la « ville Covid » créée à l’annonce du premier confinement et installée, sous le lit de la grande, pendant toute la première année de la crise sanitaire. Ainsi, l’enregistreur placé au centre de la table basse de Bernadette (Image 27) nous suivra tout au long des reportages. Pour autant, l’utilisation des bandes-son n’a pas été possible par la suite, nécessitant un travail de dérushage bien trop important au regard du budget réservé aux reportages. Si l’usage du son comme matériau à part entière n’a pu être mobilisé dans la valorisation finale de ce travail, nous avons utilisé les enregistrements pour compléter nos prises de notes, indispensables à la description ethnographique ne pouvant être remplacée par le seul fichier audio ou les seules photographies, cela s’avérant précieux au moment de travailler la post-production.

Image 27 - Carnets de terrain, descriptions et observations des reportages de Bernadette.

Image 27 - Carnets de terrain, descriptions et observations des reportages de Bernadette.
© J. Peyrou

La sociologie en images pour relier le singulier au commun : des reportages à l’ouvrage

Dès le départ, en écrivant le projet SCIVIQ pendant le « grand confinement », il était question de mettre la recherche universitaire au service des territoires et de l’action publique. En proposant d’analyser cette situation extraordinaire de la manière la plus fine possible, nous souhaitions contribuer à sa compréhension en partageant les résultats de la recherche avec les professionnel·le·s (associations, collectivités, centres sociaux, établissements scolaires, entre autres) et habitant·e·s. Au début, nous pensions faire des reportages, une exposition facilitant les échanges sur une situation que nous avions tous·tes vécue, mais de manière isolée. Face aux restrictions sanitaires en place (jauges limitées, désinfection des espaces, mise à distance de l’autre, etc.), nous nous sommes finalement tourné·e·s vers la publication d’un ouvrage. L’idée d’un livre permettait à la fois de documenter, de questionner et de reconnaître le monde social étudié. Nous avons conçu un livre destiné au grand public qui puisse circuler entre les mains des habitant·e·s et des professionnel·le·s des quartiers, entre celles des décideur·euse·s, de nos collègues et étudiant·e·s en sciences sociales. Nous avons fait le choix de consacrer le plus d’espace possible aux images, en les accompagnant d’extraits d’entretiens quasi bruts, issus de nos explorations avec les habitant·e·s.

La publication de cet ouvrage soulevait de nouveaux enjeux, à la fois éthiques, esthétiques et sociologiques, dans le choix des photographies. Dans le travail de sélection réalisé avec les artistes, nous avons été particulièrement vigilant·e·s au respect de la vie privée des enquêté·e·s et notamment à ce que les images et extraits choisis ne puissent générer le moindre regard misérabiliste sur les bribes de vies qui avaient été partagées avec nous. Sylvain Maresca et Michaël Meyer décrivent de manière assez fine ces enjeux de la sociologie en images où « La distinction entre la scène publique et les coulisses d’une situation sociale, entre le monde public et le monde privé des enquêtés, devient essentielle lorsqu’il s’agit de montrer les photographies de recherche » (Maresca, Meyer, 2013, p. 53).

J’aimerais terminer cette partie en évoquant un dernier point sur ce que permet la sociologie avec et en images menée dans ces reportages. Il me semble, qu’au-delà de reconnaître le monde social enquêté et de le rendre visible en laissant une trace, ces reportages ont permis de montrer ce qu’il y avait à la fois du commun et du singulier dans les différentes histoires qui ont été partagées avec nous. Les habitant·e·s qui ont participé aux reportages se sont fortement reconnu·e·s dans les photographies mobilisées et dans les extraits choisis « J’ai même reconnu Fethy ! Il parle vraiment comme ça, et moi aussi, c’est ouf, ça n’a pas été changé ! » me dit Camille (21 ans, habitante d’un des quartiers enquêtés de Lormont) au moment de découvrir l’ouvrage lors de la présentation publique de celui-ci. Ils·elles ont, non seulement assisté aux différentes restitutions du projet (Image 28) et à la présentation publique de l’ouvrage, mais, par la suite, certain·e·s se sont même mobilisé·e·s à mes côtés pour parler du projet dans une émission de radio bordelaise (Image 29). Sans nécessairement aller jusqu’à parler d’empowerment, je serais tentée de penser que la sociologie en images participe à reconnaître la singularité des enquêté·e·s, tout en rappelant leur commune appartenance au monde social.

Image 28 - Sylvie et ses enfants lors de la restitution publique de clôture du projet SCIVIQ.

Image 28 - Sylvie et ses enfants lors de la restitution publique de clôture du projet SCIVIQ.
© J. Brandler-Weinreb

Image 29 - Émission de présentation de l’ouvrage issu de SCIVIQ, en présence des enquêté·e·s.

Image 29 - Émission de présentation de l’ouvrage issu de SCIVIQ, en présence des enquêté·e·s.
© Baptiste Giraud

Conclusion

Faire place à la dimension sensible de l’expérience des enquêté·e·s, tel était l’enjeu des méthodes visuelles déployées dans les quartiers populaires du Venezuela et de Lormont autour de la pratique photographique par et avec les habitant·e·s. Il s’agissait de réfléchir matériellement et affectivement à l’histoire de ces transformations sociales en train de se faire, dans la volonté de rencontrer l’expérience des enquêté·e·s dans leurs propres termes, à l’image de la démarche adoptée par Benjamin Fogarty dans son enquête visuelle sur le « printemps des lycées » brésilien (Fogarty 2020). Pour autant, est-ce la même chose de faire réaliser des photos par les personnes rencontrées et de les composer selon leurs directives ? Les photographies participatives ont représenté une précieuse source d’information, un moyen d’accéder à « ce qui compose » l’expérience de participation et à « ceux·celles qui comptent » pour les enquêté·e·s, intégrant des dimensions difficilement appréhendables par le seul regard de la chercheuse. La prise de vue photographique par les enquêté·e·s a également permis d’attirer leur attention, et celles des autres (voisinage, famille, ami·e·s, camarades de lutte), sur leur rôle dans la communauté et dans les autres sphères de la vie quotidienne. En matérialisant leurs descriptions, les images rendent possible la transmission de différents niveaux de transformation sociale, celle qui se produit à l’échelle des individu·e·s et celle que connaît le pays étudié. Au niveau des reportages photographiques, la richesse de la démarche reposait sur cette « possibilité de disposer de plusieurs prises de vue d’une même scène » (Meyer, 2017, p. 16) et d’échanger à ce sujet. Le décentrement est au cœur de cette approche où il s’agit de suivre les enquêté·e·s au plus près de leur perception de l’expérience pandémique pour la faire dialoguer avec celles de la sociologue, du photographe et du preneur de son. Dans les deux cas, la forme créative de la sociologie avec et en images permet d’attirer l’attention et de « faire voir des portions de réalités qui sans cela seraient peut-être passées inaperçues » (Maresca, Meyer, 2013, p. 43). En cela, elles représentent un moyen d’élargir la vision sociologique et d’enrichir la connaissance de la réalité sociale « dans ses trois dimensions imbriquées […] que sont : le corps, l’espace et le temps » (Balteau, 2021, p. 147). Les photographies sont vectrices de reconnaissance de l’Autre, de sa vision du monde social, confier aux enquêté·e·s le soin de produire des images est une manière de les faire entrer dans le processus d’écriture de la recherche. Finalement, la réflexion proposée dans cet article montre également que le rapport sensible au monde n’est pas réservé aux enquêté·e·s : La subjectivité du·de la sociologue – et des autres parties prenantes de la recherche – conditionne, en partie, la manière dont s’opère le choix des méthodes qui se situe à la croisée de l’ambition scientifique, de considérations matérielles, d’opportunités saisies ou non, et du rapport personnel que le·la chercheur·se entretient avec le terrain et les outils mobilisés pour tenter de l’appréhender. S’il s’avère riche et nécessaire d’interroger les apports et usages de la sociologie avec les images, ce questionnement mérite de s’articuler à une réflexion sur la sociologie en images comme mode de communication du savoir et d’écriture à part entière.

Notes

1 Ma recherche doctorale au Venezuela a été menée pendant la période d’effervescence politique et de politisation populaire des mandats Chávez. Le travail de terrain a commencé en 2009, au moment où le gouvernement attribuait aux habitant·e·s, organisé·e·s en conseils communaux, le droit de gestion des fonds dédiés à la participation citoyenne. L’enquête sur la pandémie de Covid-19 en France a, quant à elle, débuté en même temps que le deuxième confinement généralisé de la population, en novembre 2020.

2 Le projet a été financé par la région Nouvelle-Aquitaine (2020-2022) et porté par le Forum urbain et le Centre Émile Durkheim (Sciences Po Bordeaux).

3 Collectif de photographes ayant travaillé notamment sur le rapport affectif au nouveau territoire administratif que devenait la région Nouvelle-Aquitaine, suite à la loi relative à la délimitation des régions de 2015 : https://www.lesassocies.net/

4 De nombreux travaux existent sur le sujet, voir Compagnon et al., 2009 et Vasquez Lezama, 2019. La première référence est un des premiers ouvrages en France à retracer les principaux changements provoqués par l’accession au pouvoir d’Hugo Chávez, à partir de différentes études de terrain menées au Venezuela. L’enquête sociologique et anthropologique de Paula Vasquez Lezama propose une relecture du projet de « socialisme du XXIe siècle » mené par Chávez, à l’aune de la situation actuelle que traverse le pays.

5 Les travaux sont très nombreux, mais cet ouvrage compile un ensemble riche de contributions sur le sujet.

6 Près de la moitié des enquêté·e·s n’en avait jamais eu un entre les mains.

7 Je parle de les « découvrir ensemble », car s’agissant d’appareils photo jetables, le résultat n’était pas connu d’avance, comme c’est le cas des photographies numériques.

8 La majorité transportait l’appareil partout, signe aussi d’un certain prestige puisque je portais de l’intérêt sur ces personnes et sur leur engagement dans le quartier, et que ce travail traverserait les frontières pour être présenté en France.

9 L’enquête de terrain s’est déroulée dans deux quartiers dits « prioritaires » de la politique de la ville, auprès d’une variété d’habitant·e·s et de professionnel.les intervenant sur le territoire. Elle démarrait en même temps que le deuxième confinement, en novembre 2020.

10 À l’issue de l’enquête, ce dialogue s’est transformé en ouvrage intitulé Quartiers confinés. Vécus, ressources, territoires, il réserve une place importante aux matériaux des reportages photographiques et récits (104 pages sur 168 au total), point sur lequel je reviendrais à la fin de cette partie.

11 Voir plus loin : « La sélection des photos mobilisées ou la question de ce qui reste et pour qui ».

12 Sur 494 photographies au total (en comptant celles de Joël et les miennes), nous avons sélectionné 57 photos, soit environ 10 photographies par reportage puisque nous avons fait six reportages photographiques et sonores sur Lormont, avec 10 habitant·e·s (femmes, hommes et enfants allant de sept à 83 ans).

Bibliographie

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Pour citer cet article

Jessica Brandler-Weinreb, « Faire place à la dimension sensible de l’expérience. Apports et usages de la photographie par et avec les enquêté·e·s », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 21 juillet 2023, consulté le . URL : https://rfmv.fr