Revue Française des Méthodes Visuelles
Méthodes créatives : la part artistique des sciences sociales

N°7, 07-2023
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/7/

Connaître et faire connaître les chantiers de rénovation domestique

Understanding the worksites of domestic renovation

Place et signification de l’œuvre artistique en contexte de recherche

Use and meanings of the artistic work in research context

Jean Paul Filiod, Sociologue, Centre Max Weber, Université de Lyon/Lyon 1

Claire Kueny, Historienne de l’art, ISBA Besançon ; critique d’art, AICA

Jade Tang, Artiste plasticienne

Écrit à six mains par une plasticienne, un sociologue et une historienne de l’art, cet article analyse les méthodes de travail de l’équipe, autrice d’une recherche sur les images de chantier de rénovation domestique qui a abouti à la réalisation d’articles scientifiques, de deux expositions et d’un site web élaboré en parallèle au travail de terrain. Il est ici question d’interroger précisément les objets artistiques, œuvres et formes plastiques qui ont amené à cette étude et jalonné les cinq années de collaboration. Revenant sur des œuvres de la plasticienne antérieures et contemporaines à la constitution de l’équipe, les auteur·e·s analysent la manière dont elles ont muté au contact de la recherche, et réciproquement. Le résultat donne à voir un travail de montage, de mise en scène et en récit des différents matériaux (visuels, scripto-visuels, textuels ou plastiques) qui sert à connaître et faire connaître les composantes et significations de ce moment particulier de la vie ou du cycle de vie qu’est le chantier de rénovation domestique.

Mots-clés : Art, Sciences sociales, Chantier, Interdisciplinarité, Dispositif, Spatialisation

This article, written by a visual artist, a sociologist, and an art historian, analyses the working methods used by the team during a field research on the images of domestic renovation sites. Their fieldwork has resulted in scientific articles, exhibitions, and a website developed in parallel. Here the research is questioned in the light of the artistic objects, works, and plastic forms that have marked these five years of collaboration. The authors analyse how the artist’s previous works have evolved through their interaction with the research and vice versa. The result is a compilation of a work of montage, scenography, and narrative of different materials (visual, scripto-visual, textual, or plastic) which serves to understand and communicate the components and meanings of this particular moment of life or life cycle that is the domestic renovation site.

Keywords : Art, Social Sciences, Construction Site, Interdisciplinarity, Display, Spatialization

Télécharger le PDF
Galerie des images
Images 1 et 2 - Recto-verso d’une des cartes de <em>Perspective Résidentielle, 2014</em>.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImages 1 et 2 - Recto-verso d’une des cartes de <em>Perspective Résidentielle, 2014</em>.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImages 3 et 4 - <em>Conversations, 2016</em>.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImages 3 et 4 - <em>Conversations, 2016</em>.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImage 5 - <em>Gravats</em>, 2015.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImage 6 - Les collègues de l’artiste, Claire Kueny et Jean Paul Filiod, rangent l’œuvre dans un carton aux IV<sup>e</sup> Assises de l’habitat.Image 7 - Documentation d’artiste.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImage 8 - <em>Relevé de structures</em>, 2016.<br/>Jade Tang © ADAGP, ParisImage 9 - <em>Le veilleur</em>.Image 10 - <em>La bâche</em>.<br/>Nina Ferrer-Gleize, bâche en toile imperméable, empruntée à Jean-Louis Gleize, © Amandine Mohamed-Delaporte.Image 11 - Espace de travail commun dans l’exposition <em>Perspective résidentielle #4</em>, Paris, 2017.Image 12 - Entrer dans l’exposition <em>Chantiers domestiques</em>. Vaisselle.Image 13 - <em>Allaitement</em>, chez Emmanuelle Effendiantz et François Cabanis, avec leur fille Lou.Image 14 - <em>En balade</em>, chez Emmanuelle Effendiantz et François Cabanis, avec leur fille Lou.Images 15 et 16 - Vues de la section jardin de l’exposition <em>Chantiers domestiques</em>.Images 15 et 16 - Vues de la section jardin de l’exposition <em>Chantiers domestiques</em>.Image 17 - Extrait du site internet imprimé dans l’exposition <em>La construction du champ #1 Le chantier</em>, Vitry-sur-Seine, 2021.

Connaître et faire connaître les chantiers de rénovation domestique

Place et signification de l’œuvre artistique en contexte de recherche

Introduction

Si l’écriture d’articles scientifiques ou de publications tournées vers la « vulgarisation » est une conséquence nécessaire des recherches, la production d’œuvres artistiques au sein d’un contexte de recherche pose question quant à sa capacité à rendre compte de réalités dont la science cherche justement, par une écriture développée, argumentée et démonstrative, à restituer la complexité. En effet, la finalité d’une œuvre1, quand bien même celle-ci émane d’un travail de recherche approfondi, n’est pas d’en rendre compte de manière littérale, exhaustive ou objective. De même, l’œuvre n’a pas pour fonction d’illustrer ou de vulgariser une recherche. Elle viendrait plutôt mettre en évidence un aspect de celle-ci, un détail, quelques mots, une sensation, ouvrant à des réflexions et à des interprétations. La question se pose alors de savoir comment se matérialise la recherche à travers une œuvre et pourquoi on peut considérer que l’œuvre est bien une forme de restitution de la recherche même si elle n’est ni exhaustive, ni vulgarisée, et qu’elle donne la primeur à l’empirie et au sensible. Cela nous amène à défendre l’idée, avancée par Isabelle Stengers, que la recherche scientifique est elle-même rendue compréhensible dès lors qu’elle est mise au travail par les chercheur·se·s et qu’elle est une production de savoir ambitieuse, située et sensible, ancrée politiquement, consciente que le « public » est intéressé, curieux, et qu’il est un partenaire potentiel (Stengers, 2013).

Le présent article revient sur une recherche sur les images de chantier de rénovation domestique intitulée Saisir le chantier par l’image, menée entre 2018 et 2020 par un trio composé d’une plasticienne, d’un sociologue et d’une historienne de l’art, également critique d’art2. Située au croisement de la sociologie de la vie quotidienne, de la sociologie visuelle et de l’histoire et de la théorie de l’art contemporain, cette recherche a été réalisée à partir d’un travail de terrain, suivi d’un temps d’analyse et de rédaction d’un rapport (Filiod, Kueny, Tang, 2020), puis de deux articles scientifiques (Filiod, Kueny, Tang, 2021, 2022). Parallèlement, sous l’impulsion de l’artiste, ont également été produits deux expositions, ainsi qu’un site web, considéré d’abord comme un outil de travail de type base de données, puis devenu par sa forme et ses usages, un objet de production de savoir et un objet plastique en tant que tel3. Chacune de ces productions contient les approches méthodologiques des trois membres de l’équipe. Néanmoins, le site web et les expositions relèvent clairement du champ de l’art et sont particulièrement significatifs pour éclairer l’apport de la part artistique dans la recherche scientifique.

Par ailleurs, il est intéressant de noter d’emblée que l’objet même de notre recherche trouve son origine dans le travail de l’artiste. Sculptrice, formée dans l’atelier verre de l’École des Arts décoratifs de Strasbourg, Jade Tang prêtait, depuis les débuts de son travail, un intérêt pour les matériaux qui se métamorphosent et changent d’état dans leurs processus de formation, ainsi que pour des questions d’espace et d’architecture. C’est dans le prolongement de ses premières réalisations – qui lui permettent d’identifier ce qu’il y a de commun à ses œuvres – qu’elle s’est intéressée aux chantiers de rénovation, sur lesquels, comme nous le verrons par la suite, elle se rend dès 2013 pour prendre des photos et des vidéos, rapidement soumises à nos regards et à nos interprétations.

De même, c’est à l’occasion d’une exposition des œuvres de la plasticienne aux IVe Assises de l’Habitat4 à la Cité des sciences et de l’industrie (Paris, 20-21 juin 2017) que notre équipe s’est réunie publiquement pour la première fois, installant un bureau dans l’espace de l’exposition et animant un atelier participatif à partir d’un corpus de représentations de chantier réalisé par des artistes. C’est suite à cette exposition, intitulée Perspective Résidentielle #4, que nous avons élaboré les hypothèses de travail et sollicité un financement pour la recherche.

De la fabrication de sculptures à la production d’une recherche collaborative en passant par des captures d’images de terrain, s’observe, chez Jade Tang, une mutation dans la mise en œuvre de la recherche que les trois chercheur·se·s partagent et qui accompagne parallèlement le développement de leurs pratiques respectives : l’artiste développe une pratique de recherche de terrain, tandis que l’historienne de l’art et le sociologue s’ouvrent à des pratiques de recherche spatialisée et à d’autres approches de l’image. L’historienne de l’art étend son champ d’analyse au visuel au sens large et le sociologue approche les images avec une lecture plus sensible et interprétative des motifs, formes et compositions.

Cette configuration particulière nous amène à revenir, dans la première partie de l’article, sur trois œuvres réalisées par l’artiste en amont de l’étude et qui ont servi de support aux réflexions et discussions engagées par le trio et ont confronté d’emblée l’historienne de l’art et le sociologue à leur manière de réaliser un travail de terrain et de le restituer. Par la diversité de leurs moyens d’expression, ces trois œuvres permettent d’interroger les formes de connaissance que propose le dialogue entre art et sciences humaines et sociales.

Dans une seconde partie, nous verrons comment la rencontre entre les recherches de l’artiste et celles du sociologue et de l’historienne de l’art fait muter, de manière réciproque, les œuvres et la recherche elle-même, dans les formes comme dans le contenu qu’elles mettent en évidence.

En menant ensemble cette étude, nous avons intégré l’idée que la diffusion des connaissances devait passer par la coexistence du textuel, de l’iconique et du matériel tout en s’articulant de manière signifiante afin de produire des connaissances offertes à la compréhension des personnes qui les rencontrent. Il nous est apparu, dès nos premiers échanges expérimentaux, que la recherche gagnerait à utiliser le langage de l’art comme un outil pour élaborer des dispositifs de monstration et de montage de la pensée, plutôt que comme une fin en soi – l’usage de dispositifs ayant par ailleurs été largement analysé par Claire Kueny dans le cadre de ses recherches doctorales (Kueny, 2017). Nous avons ainsi développé un double jeu de mise en scène et de mise en récit qui rassemble et combine, à plusieurs échelles et dans différents contextes, ce que les sciences sociales et les arts peuvent apporter à la connaissance du phénomène. Cela au profit de la recherche elle-même, comme des publics amenés à la découvrir. Il reste que les lecteur·rice·s, visiteur·se·s, citoyen·ne·s, se trouvent à tel ou tel moment face à un objet, une image, une phrase, un dispositif qui impliquent une réflexion sur la place et la signification de l’objet artistique dans ce contexte particulier de recherche inter- ou transdisciplinaire.

1. La restitution d’une recherche de terrain par le biais de productions artistiques

Saisir le chantier par l’image trouve sa genèse dans le projet Perspective résidentielle de l’artiste Jade Tang, démarré en 2014. À partir d’un travail de terrain sur des chantiers de rénovation de logements privés, elle observe l’appropriation par les habitant·e·s de leur « chez-soi en transition » (Jade Tang).

Intéressée par les matériaux en perpétuel renouvellement, Jade Tang s’est rendue sur des chantiers de rénovation domestique pour y observer des formes en transformation. C’est en y passant du temps qu’elle se rend compte que les habitant·e·s façonnent leur espace de vie dans le chantier, qui devient un lieu générateur de formes, d’aménagements et de déplacements singuliers. Parfois même, les installations produites par les habitant·e·s et les artisans ressemblent à des œuvres que l’on pourrait rencontrer dans les lieux d’art contemporain (les bâches suspendues attrapant la lumière sont un exemple significatif).

En 2013, sans encore parler de « terrain », elle cherche des habitant·e·s qui rénovent eux-mêmes leur habitat. Elle repère les petits drapeaux des plans du cadastre national5 qui signalent les obtentions de permis de construire autour de chez elle, à Pantin, en Seine-Saint-Denis. Elle toque aux portes et se présente en tant qu’artiste. À ce stade de balbutiement du projet, elle explique ses intentions d’observer discrètement l’évolution du chantier, sans savoir où cela la mènera et ce qui en sortira. C’est principalement par curiosité de sa démarche que les personnes accueillent l’artiste avec sympathie. Avec leur autorisation, elle capte les éléments qui retiennent son attention par le biais de la photographie et de l’enregistrement des conversations avec les habitant·e·s et les ouvriers et ouvrières présentes, reprenant le duo de captation image-son, bien installé dans les pratiques de recherches en sciences humaines et sociales (Maresca, 1996 ; Vander Gucht, 2012 ; Collectif 2017, 2018). Une routine de visite se met rapidement en place pour ne pas attendre que les habitant·e·s l’invitent à venir voir les changements. Ainsi, à l’instar de chercheur·se·s souhaitant être sur les lieux à une fréquence régulière et plutôt élevée pour ne pas trop perdre de la dynamique de transformation, elle maintient un rythme de visite tous les deux ou trois jours durant plusieurs mois. De même, et de manière systématique, lors de chaque venue, avant d’entrer, elle met en marche l’enregistreur et l’appareil photo. Parfois, les changements sont à peine visibles, tout comme les discussions peuvent être moins denses, laissant place aux sons des machines. Très vite, les habitant·e·s et les ouvriers s’habituent à sa présence et des déjeuners sur chantier s’organisent ensemble. Tous les enregistrements sont transcrits. Arrivent alors les premières questions : comment passer de la collecte de données à l’interprétation plastique ? Et que faire de toutes ces données, textuelles en particulier ?

Œuvre 1, Conversations : l’extrait d’entretien formalisé par un objet

En 2016, la plasticienne trouve une solution à cet usage des conversations transcrites. Elle souhaite formaliser ses recherches en donnant la parole à toutes ces personnes qui se sont confiées et avec qui elle a partagé les chantiers. Elle réalise l’œuvre Conversations, une installation faite de 20 tubes de cuivre de 2 m de long et de 25 mm de diamètre, utilisés d’ordinaire pour la plomberie, sur chacun desquels a été gravée numériquement une phrase extraite des propos d’habitant·e·s ou d’ouvriers.

Les 20 tubes sont disposés au sol, adossés à d’autres œuvres ou contre les murs. Les phrases sont plus ou moins lisibles et accessibles selon la disposition des tubes dans l’espace et les uns par rapport aux autres, ou selon l’orientation de la lumière. La question s’est posée pour l’artiste de savoir s’il fallait les montrer toutes, n’en montrer que quelques-unes, voire qu’une seule. Souvent, dans l’espace d’exposition, un tube est isolé du groupe, indiquant aux spectateurs et spectatrices qu’ils·elles peuvent s’approcher du tube pour y lire les paroles choisies.

En amont, en juin 2015, l’artiste avait tenté une première formalisation de ces paroles, au verso de cartes éditées pour présenter le projet Perspective Résidentielle. Au dos de l’image phare du projet, présentant la façade en travaux d’une extension d’une maison, avec étais, bâche et autres classiques du chantier, un témoignage différent était partagé. L’artiste avait choisi ce support manipulable pour un dîner où elle dut présenter sa recherche et convaincre une trentaine de convives de voter pour son projet. Cette soirée l’obligea à trouver un support manipulable et percutant traduisant sa méthode, l’esthétique et l’ambiance des chantiers. La carte associe donc un visuel au recto et une courte citation d’habitant·e au verso. L’association texte-image fonctionne : l’image traduit une approche esthétique du chantier et la citation vient apporter un récit intime de cette expérience.

Images 1 et 2 - Recto-verso d’une des cartes de Perspective Résidentielle, 2014.
Jade Tang © ADAGP, Paris

Cette manière de faire est donc à l’origine de l’œuvre Conversations, pour laquelle la plasticienne a mené un nouveau travail de sélection des extraits d’entretien. Les phrases choisies et gravées sur les tubes (voir exemples ci-dessous) sont toujours courtes et décontextualisées. Elles peuvent révéler la dimension poétique ou humoristique des conversations, comme elles peuvent renvoyer à la réalité du chantier, ses difficultés, sa matérialité.

« Bon, c’est pas grave on va laisser comme ça. »

« Et puis donner une forme bizarre, pas une forme rectangulaire. »

« C’est la somme de toutes ces petites choses. »

« Ça a déjà évolué dans les plans et dans les têtes. »

« Je les ai fait à ma manière et puis c’est pas très aux normes. »

« On touche à quelque chose, bah c’est plus ou moins en équilibre, hein, forcément… »

« C’est vraiment un moment dans une vie où on voit personne. »

« Que de la sueur. Que ça. Enfin bon… c’était dur. »

« En touchant dessous, on voit le creux. »

« En ce moment il y a une forme de statu quo, ça change pas beaucoup quoi. »

« Donc tout n’est pas perdu. »

« Et puis de toute façon, il faut en faire son deuil, c’est pour faire encore mieux et plus beau après. »

« Non ça va pas se voir, c’est bon. »

« De l’espace c’est tout. Du vide. »

Ce qui peut apparaître comme une série d’anecdotes faisant sourire, voire émouvoir, rappelle pour certain·e·s des souvenirs de chantier et donne aussi à réfléchir – chaque mot ou expression pouvant résonner avec une situation, une idée, une pensée sur l’acte d’habiter et ses nombreuses réalités. Elles peuvent aussi faire écho aux pratiques artistiques (« De l’espace, c’est tout. Du vide »). Les phrases écrites traduisent volontairement la forme orale pour conserver l’authenticité de leur auteur·e et du contexte dans lequel elles ont été formulées. En même temps, les différentes personnes rencontrées par l’artiste dialoguent, pour la première fois, par l’intermédiaire des tubes et des spectateurs et spectatrices qui lisent ces voix entremêlées.

En 2020, Claire Kueny invite Jade Tang à proposer un entretien mis en abyme pour la revue de critique d’art Possible à partir des voix, entendues, enregistrées puis retranscrites par l’artiste depuis 2013. C’est ainsi qu’elles aboutissent finalement à un travail de collage réalisé à quatre mains, entremêlant ces paroles qui dévoilent indirectement l’œuvre de l’artiste comme l’approche de la critique d’art (Kueny, Tang, 2020).

Images 3 et 4 - Conversations, 2016.
Jade Tang © ADAGP, Paris

Imaginons un instant ces tubes de cuivre sans inscription gravée. Leur raison d’être dans cette exposition sur le chantier aurait été tout autant justifiée. L’ajout des extraits d’entretien invite alors à interroger l’intention et la méthode de l’artiste, qui peuvent être mises en dialogue avec ce que font les chercheur·se·s en sciences humaines et sociales lorsqu’ils·elles publient un article ou un livre. Les expressions originales des personnes rencontrées sur le terrain font même parfois office de titre à ces recherches : « Le vase, c’est ma tante » (Gotman, 1989) ; « Ici, on est tous pareils ! » (Génot, 2021) ; « Tu t’en es prise à la mauvaise go ! » (Aterianus-Owanga, 2016) ; « On est tous dans le brouillard… » (Pétonnet, 1979). Sans formation particulière aux sciences humaines et sociales, la plasticienne utilise ici une manière de prendre en compte à la fois des paroles d’acteur·rice·s et leur expression authentique, avec le souci de les restituer fidèlement.

Nous pouvons interpréter cet usage comme inscrit dans les suites d’une période de notre histoire – en gros, la seconde moitié du XXe siècle – qui a fait la part belle à la subjectivité et à la parole des acteur·trice·s, qu’il s’agisse du dialogue entre philosophie et sciences humaines et les différents « tournants », « moments » qu’il a connus (« descriptif », « cognitif », « interprétatif », voir Dosse, 1997) ou de formes médiatiques et artistiques très largement diffusées. La restitution de l’authenticité des paroles fait également partie des choix de certain·e·s chercheur·se·s, quand d’autres préfèrent rectifier et rendre « correcte », c’est-à-dire académique, la forme langagière utilisée. Comme le montre un autre exemple recueilli par l’artiste sur le terrain, « C’est pas grave, c’est pas très aux normes, bah c’est plus ou moins en équilibre… », les expressions en langue orale sont conservées malgré la mise en forme typographique normalisée, la transcription verbatim retenant autant de « euh… », « bah… », « bon ben… » et autres oublis de termes dans la forme négative (« pas » pour « ne… pas »). Les justifications des auteur·e·s sont rares sur le choix de tel ou tel usage. Une enquête sociologique récente en fait cependant part, une partie de la collecte de données ayant été faite en intégrant deux groupes Facebook. Faisant état de discussions au sein de ceux-ci, l’autrice précise dans une note de bas de page : « Une bonne partie des fautes de frappe, d’orthographe et de grammaire ont été corrigées dans la mesure où elles gênaient la lecture sans ajouter à la compréhension des interventions. Sont en revanche préservées les expressions familières, certaines fautes de grammaire évoquant le style oral, les raccourcis ou abréviations d’usage sur Facebook et rendant compte du mode très familier d’usage dans ce type d’échanges d’expériences » (Buscatto, 2021, p. 58).

Ainsi l’objectif est de rectifier ce qui peut l’être, sans trop désauthentifier la parole originale des acteur·trice·s, qui est à la fois singulière et suffisamment commune pour que des personnes la lisant se sentent concernées, par résonance avec leur propre expérience ou celle d’autres, proches ou moins proches.

Dans le champ de l’art, la transcription se pratique souvent dans un souci de fidélité aux paroles collectées, certain·e·s artistes allant même jusqu’à inventer des partitions permettant la transposition, à l’écrit, du paralangage (rires, souffles, respiration, accents…). C’est le cas du travail de franck leibovici (sic6), qui porte non seulement un intérêt pour les différentes modalités d’existence de l’œuvre, et en particulier pour leur existence dans leur mise en récit (Castera et al., 2014), mais aussi pour la transcription, dans le champ de l’art et de la littérature, de paroles provenant de champs militaires, politiques, étatiques ou intimes (Leibovici, 2019).

Un autre exemple est le travail de l’artiste Joséphine Kaeppelin qui se définit comme « prestataire de services intellectuels et graphiques ». Sollicitée à ce titre par des entreprises pour réaliser des audits, elle y invente des dispositifs conversationnels au cours desquels elle collecte les paroles des un·es et des autres, qu’elle restitue dans les rapports délivrés ensuite aux entreprises, ou sous la forme d’installations murales, d’objets ou de tapis7.

Œuvre 2, Gravats : l’objet seul peut-il parler ?

Une seconde installation, inscrite dans le corpus de Perspective Résidentielle, pose question quant au fait de savoir comment une œuvre fait état d’une recherche. Il s’agit de Gravats qui, comme son titre l’indique, s’apparente à un tas de gravats.

Image 5 - <em>Gravats</em>, 2015.<br/>Jade Tang © ADAGP, Paris

Image 5 - Gravats, 2015.
Jade Tang © ADAGP, Paris

Tout comme pour Conversations, il faut s’approcher et observer l’œuvre dans le détail pour qu’elle prenne sens. Car ces gravats ne sont pas des déchets ou des résidus de chantier, mais des formes géométriques, aux angles et arêtes saillantes ; non pas des objets résiduels, mais des formes construites. Comme de petites briques géométriques, chaque élément a été moulé, un à un, en plâtre, ciment, sable ou poudre de marbre. Ils ont été fabriqués, minutieusement, en utilisant des moules que Jade Tang utilisait enfant, dans un jeu où il fallait fabriquer soi-même des briques pour construire une maison miniature. Le public peut percevoir l’amoncellement de petites pièces sans toutefois deviner l’histoire des briques – à moins de connaître le jeu en question auquel il se réfère, et encore. D’ailleurs, y voit-il des briques ? Pour l’artiste, cette sculpture lui donne l’occasion de faire référence aux deux types de tas et de monticules qui se forment et se rencontrent sur les chantiers. D’un côté, les gravats résiduels issus de la démolition, prêts à partir à la déchetterie, et de l’autre, des monticules de graviers ou de sables qui vont servir à la rénovation et attendent, comme neufs, d’être déversés dans la construction. Et puis, parfois, les gravats-déchets servent de remblais dans la rénovation. Alors on ne sait plus dans tout ce cycle, ce qui se défait, patiente, se jette, se forme ou se reforme. Pour un œil non averti, tous ces tas se ressemblent sur un chantier. Par les indices qu’elle sème : présence dans les lieux de l’art, formes moulées et répétitives, couleurs des briques…, la sculpture pourrait-elle affiner la perception des regardeur·se·s sur les formes du chantier8 ?

Cette sculpture, née de toute pièce en atelier, n’emprunte pas aux terrains parcourus par l’artiste, au sens où, dans ce qui la constitue, il n’y a ni citation extraite ni captation du terrain. La plasticienne n’a pas emprunté directement une matière du terrain, mais plutôt un vocabulaire formel (rappelant par exemple les leçons d’iconologie d’Erwin Panosfky (voir Panosfky, 1967)), celui du chantier, par le recours au tas, à la brique, facilement associables à cet environnement. À cela s’ajoute l’usage du plâtre et du ciment, matériaux courants en construction et en sculpture, qui produisent une nuance de couleurs rappelant, là encore, l’univers auquel il se réfère. Jade Tang qualifie d’ailleurs ses pièces d’« interprétations artistiques ». Il y a le temps du terrain, d’où naissent des captations et des intuitions suscitées par des intérêts. Puis vient, à l’atelier, le temps du traitement des documents visuels et sonores suivi par celui des interprétations plastiques, souvent sculpturales, puisque c’est le médium principal de l’artiste. Le passage de l’analyse du terrain à l’interprétation plastique n’est pas toujours intellectualisé, il s’opère plutôt intuitivement, par des manipulations de matières, des trouvailles (en l’occurrence, son jeu d’enfant), des gestes, par imprégnation aussi du sujet, du terrain, de la recherche.

Il convient ainsi de distinguer, dans la démarche de l’artiste, différents statuts des travaux, certains ayant une nature documentaire, d’autres non, certains nécessitant d’accompagner l’objet d’un discours, d’autres se suffisant de la rencontre sensible entre les regardeur·se·s et l’œuvre. Dans le cas de Gravats, l’absence de discours tient probablement au fait que le terrain de la recherche soit plus le champ de l’art et de la sculpture que celui du chantier.

Image 6 - Les collègues de l’artiste, Claire Kueny et Jean Paul Filiod, rangent l’œuvre dans un carton aux IV<sup>e</sup> Assises de l’habitat.

Image 6 - Les collègues de l’artiste, Claire Kueny et Jean Paul Filiod, rangent l’œuvre dans un carton aux IVe Assises de l’habitat.
© Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 21 juin 2017.

Œuvre 3, Relevé de structures : l’objet authentique artifié

Le dernier exemple est l’œuvre Relevé de structures. Comme son nom l’indique, elle reprend des techniques d’enregistrement de données de terrain que l’on retrouve, par exemple, dans le travail des archéologues, sans que l’artiste n’en ait conscience ni ne mobilise cette référence au moment de la réaliser. La considérant à l’origine comme un document de travail et de recherche, l’artiste assume progressivement ce statut d’œuvre, bien qu’in progress, non figé, changeant selon les contextes de monstration.

Au moment de ces premières approches des chantiers, la plasticienne a beaucoup photographié, prenant en note des formes, des agencements, des mouvements aériens de tissus, des jeux de lumière ou des mises en scène d’outils. Au début de sa recherche personnelle, elle se demande ce que peuvent être toutes ces photographies dont elle ne sait que faire puisqu’elle travaille en volume et ne se considère pas photographe. Elle détient plusieurs centaines de photos de chantier. Comment les traiter plastiquement ? Comment les montrer ? Pourquoi montrer ces photos ? Pour en dire quoi ?

Lors du premier « labo » initié par la plasticienne à Paris et réunissant pour la première fois notre future équipe de recherche (voir Filiod, Kueny, Tang, 2022, section 1), il est question de ces photos, du petit tas qui formera Gravats, et d’une bâche en plastique sur laquelle sont reproduites des formes issues des photos de chantier, associées par des opérations de superpositions, d’assemblage et de montage. À partir de photos imprimées, Jade Tang a dessiné, par décalque sur la bâche, les formes présentes sur ces images, préférant ce support aux habituelles feuilles de calque et appréciant l’idée qu’il résonne littéralement avec le sujet. Les bâches, leurs jeux de lumière, de transparence et leurs mouvements au vent avaient déjà retenu son attention lors des visites de chantier.

Image 7 - Documentation d’artiste.<br/>Jade Tang © ADAGP, Paris

Image 7 - Documentation d’artiste.
Jade Tang © ADAGP, Paris

Au fil de cette journée de « labo », ses deux collègues poussent ainsi la plasticienne à reconnaître des qualités plastiques à cette bâche dessinée. Selon eux, elle peut tout à fait dépasser son statut de « document », d’« étape de travail » ou d’« outil intermédiaire » pour traduire autrement des images de terrain. C’est ainsi qu’elle sera exposée aux Assises de l’Habitat, sur une cloison peu éloignée du bureau où les trois acolytes travailleront et recevront la visite d’habitant·e·s intéressé·e·s pour parler chantier. Si Relevé de structures est, encore une fois, à l’origine d’un travail de transcription d’images documentaires, la superposition des formes sur la bâche et la composition générale qui en résulte produisent un dessin qui s’affranchit de ses sources.

Image 8 - <em>Relevé de structures</em>, 2016.<br/>Jade Tang © ADAGP, Paris

Image 8 - Relevé de structures, 2016.
Jade Tang © ADAGP, Paris

Et pourtant, la bâche « imprime » la recherche de terrain. Dans le projet de doctorat en « pratique et théorie de la création artistique et littéraire » de Nina Ferrer-Gleize sur l’écriture possible de l’agriculture (Ferrer-Gleize, 2023), une ancienne toile de camion a occupé une place primordiale. « La bâche », comme elle l’appelle également, a servi tout autant de support et outil méthodologique processuel que d’objet artistique.

Image 9 - <em>Le veilleur</em>.

Image 9 - Le veilleur.
© Nina Ferrer-Gleize, tirage jet d’encre, support et dimensions variables, 2020.

Image 10 - <em>La bâche</em>.<br/>Nina Ferrer-Gleize, bâche en toile imperméable, empruntée à Jean-Louis Gleize, © Amandine Mohamed-Delaporte.

Image 10 - La bâche.
Nina Ferrer-Gleize, bâche en toile imperméable, empruntée à Jean-Louis Gleize, © Amandine Mohamed-Delaporte.

Matérialisée aussi bien par la photographie (éditée ou exposée) que par le texte, la recherche conduite par Nina Ferrer-Gleize déploie de différentes façons cette bâche bien réelle : telle quelle ou en version augmentée, elle est présente sur le terrain de l’exploitation agricole où se déroule l’étude, aussi bien que dans le contexte de l’exposition artistique. Après avoir servi d’amorti pour la chute des bottes de fourrage au moment de l’enrubannage, elle a été utilisée par l’artiste comme fond pour les photographies où son oncle pose, dans la ferme, avec divers objets. Elle a par la suite été présentée pour ses qualités intrinsèques et chargée des poses qu’elle a vu défiler, sobrement accrochée au mur, sans autre ajout, dans un contexte d’exposition, rendant compte de l’importance de cet objet dans cette recherche9.

Tant de vivants et non-vivants ont été immortalisés devant cette bâche que l’oncle de l’artiste (exploitant et acteur du terrain) s’en souvient quelques mois plus tard. L’autrice en fait la clôture de sa thèse : « Au téléphone, nous parlons de cette bâche comme d’une sorte de métonymie, de miniature, de réduction (c’est-à-dire de détail) des quatre étés passés ensemble à la ferme. JL dit : “si tout ce qu’a vu et fait cette bâche s’était imprimé sur elle…” » (Ferrer-Gleize, 2023, p. 511)

Finalement, peu importe comment, dans les deux cas, la bâche est utilisée, telle quelle comme toile de fond d’un studio photo reconstitué sur le terrain ou support pour des structures graphiques. L’important est que l’objet, qui renvoie à une réalité du chantier ou de l’exploitation agricole, soit présent dans l’espace d’exposition et que ces objets artistiques ou rendus tels résonnent avec l’expérience réelle, suggérant un dialogue avec des sujets.

2. Un bureau partagé : poser une attitude commune de recherche

Ces trois œuvres, bien que réalisées hors du contexte de la recherche menée par le trio artiste-sociologue-historienne de l’art, témoignent de l’inscription de la démarche de l’artiste dans une démarche de recherche, quand bien même celle-ci n’est pas nommée, voire identifiée comme telle par l’artiste au moment où elle mène son enquête et réalise ses pièces. Elle partage non seulement des outils communs avec les chercheur·se·s en sciences humaines et sociales (rencontres directes, étude de terrain, prises de notes, enregistrements photographiques et sonores…), mais aussi des méthodologies de travail (observations, transcriptions, relevés…). Surtout, chacune des œuvres transmet des éléments signifiants qui, sans prétendre rendre compte de l’exhaustivité d’une réflexion, pointent un élément précis sur lequel les visiteur·se·s peuvent concentrer leur attention, et ainsi comprendre, ou simplement ressentir, voire s’émouvoir, des éléments que restitue la recherche. Bien sûr, se pose toujours, concernant les œuvres d’art, la question de la médiation, du discours qui accompagne l’œuvre, que celui-ci se fasse par l’intermédiaire de cartels, livrets d’exposition ou de la parole directe de médiateur·rice·s qualifié·e·s, voire de l’artiste même  ; et ainsi des codes que devraient posséder les visiteur·se·s pour comprendre cette forme de langage. Quand bien même l’expérience visuelle et sensible peut, à elle seule, engendrer une forme de connaissance et de compréhension par celle ou celui qui regarde.

Si elles ont été réalisées pour le contexte artistique, ces trois œuvres ont aussi été exposées dans un contexte professionnel non artistique pour les IVe Assises de l’Habitat en 2017, où elles ont été accompagnées par un double dispositif de médiation et de mise en perspective théorique qui ont tous deux servi de support au développement de la recherche collaborative Saisir le chantier par l’image : il s’agit du bureau commun dédié et de l’atelier participatif (cf. supra). Attardons-nous un peu sur le bureau, installé dans l’espace de l’exposition, dessiné et construit pour l’occasion. Composé de deux modules à deux hauteurs différentes, l’un pour être assis·e, l’autre permettant d’être debout, accoudé·e, il permettait à l’équipe de recherche de travailler tout en étant sur le lieu de l’exposition et d’accueillir les visiteur·se·s pour leur présenter les œuvres, manipuler ensemble les photos de terrains imprimées et étalées sur la table. De là est née l’envie de fonder la recherche sur une collecte d’images et de paroles sur les chantiers de rénovation domestique afin d’en affiner la compréhension.

Image 11 - Espace de travail commun dans l’exposition <em>Perspective résidentielle #4</em>, Paris, 2017.

Image 11 - Espace de travail commun dans l’exposition Perspective résidentielle #4, Paris, 2017.
© Jean Paul Filiod, Claire Kueny, Jade Tang.

Sans qu’aucun des trois membres de l’équipe ne l’ait anticipé, cet agencement au sein d’un même espace entre les œuvres exposées, la table de travail et les échanges avec les visiteur·se·s ont fait bouger nos envies et nos manières de faire de la recherche, ensemble et individuellement. Au sein de la recherche collaborative, l’artiste a d’ailleurs perdu sa casquette d’artiste, au sens où il n’a jamais été attendu qu’elle produise des formes plastiques pour ou issues de la recherche que nous menions. De même, les tâches et productions (entretiens, réflexion, rédaction…), toujours faites à trois voix et six mains, ont été identiques aux trois chercheur·se·s10. Ainsi, par exemple, le sociologue s’est entretenu avec des artistes, l’historienne de l’art avec des habitant·e·s, les interlocuteur·rice·s n’étant pas assigné·e·s en fonction de nos disciplines et pratiques. À plusieurs reprises, l’art lui-même est devenu, non plus l’objet d’attention, mais l’outil à partir duquel nous allions pouvoir faire de la recherche et la présenter. C’est ce que nous allons développer à présent, à travers deux modalités de restitution, l’une postérieure à la rédaction du rapport final (l’exposition), l’autre élaborée en parallèle (le site web).

3. Restitutions et convergence de la recherche : dialogue, hybridation, spatialisation et logique de montage

Depuis que Saisir le chantier par l’image a été engagée, l’équipe a présenté cette recherche en empruntant au champ de l’art contemporain des formats et du vocabulaire formel. Ainsi avons-nous mis en place des dispositifs de monstration et de partage de la recherche qui ont parfois pris un statut artistique en tant que tel. Il s’agit du site web saisirlechantier.com et des expositions Chantiers domestiques (Strasbourg) et La construction du champ #1. Le chantier (Vitry-sur-Seine).

Nous commencerons par présenter les dispositifs de monstration que nous avons produits dans le cadre de la première exposition. Nous poursuivrons en interrogeant les formats d’existence du site web créé au début de la recherche et qui s’est trouvé à deux reprises présenté dans les espaces d’exposition, à la fois en tant que tel (usage numérique par les visiteur·se·s) et imprimé (des extraits du site avaient été choisis par l’artiste pour être exposés).

Dans cette section, nous verrons donc comment les pratiques et gestes artistiques (choix de formats, de support, d’accrochage) deviennent des outils précieux pour exposer la recherche, et comment, réciproquement, la spatialisation de la recherche produit des formes d’art et de partage de savoir.

Dispositif 1, Chantiers domestiques : des enfants et des jardins
Image 12 - Entrer dans l’exposition <em>Chantiers domestiques</em>. Vaisselle.

Image 12 - Entrer dans l’exposition Chantiers domestiques. Vaisselle.
© Jean Paul Filiod, Claire Kueny, Jade Tang

Pour une équipe pluridisciplinaire fondée sur la rencontre des arts et des sciences humaines et sociales, l’exposition est l’occasion de voir comment la recherche plastique de l’artiste, jusqu’alors matérialisée par la production d’œuvres, et la recherche scientifique, jusqu’alors matérialisée par la production d’articles ou d’ouvrages scientifiques, ont muté au service d’une recherche qui, dès lors, n’a plus besoin de spécifier si elle est artistique ou scientifique.

Sans relever du mouvement de la « recherche-création » – lui-même difficile à circonscrire clairement (Pluta, Losco-Lena, 2015) et possiblement confondable avec la « recherche de création » pratiquée par les artistes dans le milieu de l’art (Rüdiger, 2015) –, même si la finalité de produire de nouveaux savoirs sous de nouvelles formes est commune, notre trio s’est plutôt interrogé sur l’hybridation qui résulte de cette recherche : quels hybrides avons-nous produits ? Et comment ces dispositifs, construits sur et portés par une approche autant intellectuelle que sensible, œuvrent-ils en faveur de la connaissance et à son accès, en maintenant un niveau de rigueur qui exige un minimum d’engagement de la part des visiteur·se·s, spectateur·rice·s et lecteur·rice·s ?

En 2019, le Syndicat potentiel, situé à Strasbourg, propose une carte blanche à Jade Tang pour formuler une exposition. L’artiste invite Claire Kueny et Jean Paul Filiod à la réaliser à partir de leur recherche Saisir le chantier par l’image, dont le rapport vient d’être rédigé. L’équipe y voit l’occasion de traduire son travail dans un autre format et vers un autre public. L’exposition Chantiers domestiques s’inscrit dans la programmation des Journées européennes de l’architecture dont le thème cette année-là est « La transition ». À cette occasion, le Syndicat potentiel, « structure associative dont le projet est de susciter des croisements entre des formes d’expressions expérimentales et des questions de société11 », accueille également des rencontres d’habitant·e·s réuni·e·s autour de la question des habitats partagés.

Sans doute cette particularité du lieu nous a-t-elle permis de décaler le propos tenu dans le rapport de recherche. Il aurait en effet été facile de penser les sections de l’espace d’exposition en analogie avec les chapitres de l’ouvrage et leur succession. Rien de tel, d’autant que la table ronde qui nous a réuni·e·s – animée par un artiste, Jean-Claude Luttmann – a permis de développer ce contenu. Les échanges au sein de l’équipe nous ont conduit·e·s à choisir des « images-limite » du chantier, celles qui nous ont posé question et ont dessiné un portrait en creux de la diversité et la pluralité des images de chantier recueillies jusqu’alors. Parmi ces images-limite qui deviendront des éléments importants de l’exposition, nous insisterons sur deux catégories d’entre elles : celles qui représentent des enfants, dont la présence apparut récurrente dans les photographies collectées et celles qui montrent des jardins, petits ou grands, espaces de réserve et de transition plutôt encombrés au moment du chantier.

Donner une place aussi importante à ces images qui « font limite », dans une exposition sur le thème du chantier, peut surprendre. Mais, dès lors que construire une exposition engage littéralement et concrètement à une mise en scène, nous ne sommes pas loin de ce qu’en dit l’anthropologue François Laplantine dans un essai sur les rapports entre cinéma et anthropologie : « Mettre en scène consiste à opter (au détriment d’autres scénarisations possibles), ce qui restitue au chercheur-expérimentateur sa responsabilité d’auteur. Une mise en scène peut nous permettre de montrer l’envers des stéréotypes dans lesquels nous avons spontanément tendance à enfermer et à stabiliser une culture ou un événement » (Laplantine, 2009, p. 146-147). Insister sur les images les plus évidentes du chantier : gravats, espaces vides en transition, cloisons en placoplâtre blanches et enduites, escabeaux, outils qui traînent… aurait été pour le moins stéréotypé.

La présence des enfants a été constatée dès la première expérience de terrain, menée par le sociologue dans le sud de la France, auprès d’une famille. Le couple et leur fille de sept ans lui présentèrent quantité d’images numériques de trois chantiers. Du premier, la conjointe a réalisé une version imprimée de plus de 400 images sous forme de livret qu’elle feuilleta devant la caméra du chercheur intrigué. Certaines images le marquèrent plus que d’autres, le couple ayant eu son premier enfant au même temps que le premier chantier : ainsi pour deux scènes, l’une où la mère l’allaite sur un toit-terrasse, l’autre où elle lui fait prendre un bain, mais dans l’évier de la cuisine, en attente d’une future pièce plus appropriée.

Image 13 - <em>Allaitement</em>, chez Emmanuelle Effendiantz et François Cabanis, avec leur fille Lou.

Image 13 - Allaitement, chez Emmanuelle Effendiantz et François Cabanis, avec leur fille Lou.
© François Cabanis

Image 14 - <em>En balade</em>, chez Emmanuelle Effendiantz et François Cabanis, avec leur fille Lou.

Image 14 - En balade, chez Emmanuelle Effendiantz et François Cabanis, avec leur fille Lou.
© Emmanuelle Effendiantz

Ainsi, si le chantier est l’espace du faire, qui renvoie au travail, à l’acte du travail, il est aussi un lieu de vie, un lieu où la vie continue, parfois même sans être véritablement impactée par le chantier. Les enfants s’y adaptent très bien, voire le vivent en toute indifférence. Leur présence tient aussi au fait que les chantiers domestiques coïncident eux-mêmes souvent avec l’arrivée d’un ou plusieurs enfants (Filiod, Kueny, Tang, 2021, §32) ; des travaux, des réagencements ou des déménagements s’imposant quand le foyer s’agrandit. La construction d’une famille engendre des transformations du chez-soi. La vie s’inscrit dans les chantiers domestiques et vice versa, parfois dès le plus jeune âge.

Pour mettre en scène cette réalité au sein de l’exposition Chantiers domestiques, le choix a été de concentrer les images en une pile de tirages argentiques au format 10 × 15 cm, dans une petite boîte, posée sur une table basse côtoyée par deux bancs. On est invité à s’y installer, comme en famille ou entre ami·e·s, et à prendre cette boîte contenant les photographies pour les regarder et les faire défiler tour à tour. Bien qu’il existe, dans le champ de l’art, des pratiques qui mettent en avant la photographie de famille (on peut penser par exemple au travail de Christian Boltanski ou de Sophie Calle), notre intention, par la mise en place de ce dispositif familier, n’était pas de conférer un statut d’œuvres, ni aux images, ni à leur mise en espace, mais plutôt d’inviter les visiteur·se·s à se sentir presque « comme à la maison », à observer ces images et ce qu’elles contiennent comme si c’était aussi un peu les leurs, permettant peut être de générer une proximité avec la recherche.

Côté jardin, quand il y en a un, il se présente comme « un espace disponible à proximité du lieu soumis à la rénovation », où l’on « entrepose les matériaux de construction […] les gravats […], les outils (brouette, étai, bétonnière, tréteau…) » ; « on y fait les travaux salissants et poussiéreux : découpes de bois, ciment… » (Filiod, Kueny, Tang, 2021, §34).

Comme pour le thème des enfants, et parmi la somme d’images que nous avions rassemblées autour de ce lieu, il nous a fallu opérer des choix, travailler à une sélection, mais aussi à une mise en forme, sachant que la majorité des images que nous avions collectées était sous format numérique. Nous nous sommes également confronté·e·s à la question de l’auteur·e, puisque les images exposées ne nous appartiennent pas, pour la majorité d’entre elles, mais ont été prises par les habitant·e·s, chercheur·se·s, artisans et artistes que nous avons rencontré·e·s dans le cadre de la recherche : présenter un document qui n’est pas vraiment une œuvre dans un lieu d’art, et surtout, prendre la responsabilité de modifier des photographies qui n’étaient souvent pas les nôtres, par le choix d’un format, d’un support, n’a pas été simple. Si nous avions obtenu les autorisations d’utiliser ces images à notre guise, des questions nous sont toutefois venues à l’esprit : pourquoi valoriser telle image plus que telle autre ? Quel format leur accorder ? Sur quel·s support·s les matérialiser ? Et cela, sans oublier que les formats de monstration jouent un rôle dans la lecture de l’exposition, dans sa structure, et induisent a minima une hiérarchisation, même si nous ne la souhaitons pas.

Pour cette section de l’exposition, nous avons fait deux propositions. La première fut d’imprimer, en très grand format et sur papier (dos bleu), une image en couleur de jardin. Marouflée, elle occupait les deux tiers d’un des murs de l’exposition, ces dimensions offrant une vue immersive sur un jardin de chantier. Prise par Jade Tang, elle présentait l’usage du jardin comme un espace d’atelier du chantier, avec étais, brouette, sacs de gravats et autres tas de matériaux à évacuer. La seconde a consisté à les imprimer toutes, en noir et blanc, sur des papiers A4 de couleur jaune. À partir de cette somme d’images, nous avons constitué deux lignes de photos, comme des frises, voire des pellicules cinématographiques, qui défilaient le long des murs autour de la photographie centrale, et présentaient les différentes réalités du jardin en chantier. Semblable à des planches-contacts de photographies, la succession des images nous a permis de ne pas faire de sélection et de montrer ainsi la diversité des usages du jardin pendant le chantier, que celui-ci serve de lieu de stockage (matériaux, outils…), de travail (poussières, salissures…) ou au contraire, de lieu où l’on peut mettre le chantier en pause (faire son potager, se reposer, s’allonger au soleil, manger une glace, contempler le passage des saisons).

Images 15 et 16 - Vues de la section jardin de l’exposition Chantiers domestiques.
© Jean Paul Filiod, Claire Kueny, Jade Tang.

Si cet agencement nous a paru réussi à l’égard du projet d’exposition et de notre objectif visant à présenter visuellement certains résultats de la recherche, il s’avère néanmoins, selon l’avis de Jade Tang en particulier, être plastiquement moins satisfaisant. Des contraintes de temps, mais aussi d’argent, nous ont en effet poussés à faire des choix avec les moyens du bord, là où, au cours de notre recherche, et en particulier pour l’élaboration du site web, nous avons eu la chance de bénéficier du financement plutôt conséquent d’une entreprise privée. À l’heure où les budgets de la recherche dans l’enseignement supérieur français se précarisent, il est important de se poser la question des moyens de la recherche, pour pouvoir maintenir un niveau d’exigence. Le mode de production à partir de la contrainte, que connaissent bien les artistes – qui, souvent, développent un travail à partir des contraintes matérielles, spatiales, etc. –, devient-il un modèle vers quoi peut tendre la recherche aujourd’hui ? L’artiste, « créatif », « passionné », travaillant sans compter ses heures, souvent gratuitement, incarnant déjà, et encore aujourd’hui, le travailleur idéal du monde néo-libéral (Menger, 2002). Ainsi, les chemins communs qu’empruntent ensemble chercheur·se·s et artistes, s’ils sont jalonnés de négociations sociales, le sont aussi de négociations matérielles. Le résultat de celles-ci contribue à des productions spécifiques, dans lesquelles il faut s’ingénier à tenir le sens de la connaissance que l’on veut donner à voir et transmettre.

Dispositif 2, saisirlechantier.com : de site web à objet polymorphe

Si le site web saisirlechantier.com a déjà été analysé dans deux articles scientifiques traitant des enjeux de la méthodologie interdisciplinaire (Filiod, Kueny, Tang, 2022) et de la place de l’image dans le travail collaboratif (Filiod, Kueny, Tang, 2021), il faut rappeler ici que ce site a été conçu comme un outil de travail et une base de données, et non comme un outil de communication. Il a permis l’élaboration d’hypothèses, a accompagné l’analyse des données et a largement contribué aux conclusions apportées concernant la place des images de chantier dans les pratiques des habitant·e·s, des chercheur·se·s, des artisans et des artistes, ou encore la nature de ces images et la porosité de leurs esthétiques. C’est en effet par le site web que sont clairement apparues la dimension esthétique des images et la dimension sculpturale du chantier, même quand ses acteurs et actrices ne portent pas cette intention ni n’ont de familiarité avec les mondes de l’art. Il reste que, depuis que des formes de restitution différentes se sont offertes à nous, la dimension artistique de cet objet peut être interrogée.

Tout d’abord, relevons que saisirlechantier.com a été conçu par des graphistes (collectif Zenner Issard) et un développeur web (Gauthier Mesnil-Blanc), tous trois issus d’écoles d’art, et qui, d’une manière ou d’une autre, manipulent une esthétique dont la lisibilité a parfois interrogé, autant le grand public que les commanditaires de la recherche. La réception dans le milieu de l’art s’en démarquait, par son enthousiasme pour le fond, la forme et l’expérience que regroupe ce même site. Les concepteurs avaient énoncé la volonté de jouer avec l’idée d’un site en perpétuelle construction, rappelée par quelques éléments graphiques forts comme ces lignes de mots-clés fièrement inclinées, comme en mouvement. Les fenêtres dédiées aux images s’ouvrent en pop-up surgissant sur un fond géométrique affichant une asymétrie presque bancale dont les angles imparfaits, non orthogonaux, viennent rompre en superposition avec la grille rigide qui structure la page d’accueil. Quant aux couleurs en fond des fenêtres, elles découlent du gris neutre de la barre surplombant la page, créant ainsi une unité colorimétrique par leur tonalité commune dont Jade Tang a joué en les exposant imprimées sur plexiglas, en écho à leur matérialité digitale.

Image 17 - Extrait du site internet imprimé dans l’exposition <em>La construction du champ #1 Le chantier</em>, Vitry-sur-Seine, 2021.

Image 17 - Extrait du site internet imprimé dans l’exposition La construction du champ #1 Le chantier, Vitry-sur-Seine, 2021.
© Jean Paul Filiod, Claire Kueny, Jade Tang.

Dans l’exposition, les extraits imprimés figent un instant d’une déambulation numérique qui souligne la dichotomie entre plateforme digitale et objet matérialisé, opérant forcément une sélection parmi la diversité des images. Par ailleurs, le site a été exposé dans des lieux d’art, soit vidéoprojeté et manipulable par les visiteur·se·s, soit imprimé en transparence sur des plaques de plexiglas. Dans les deux cas, les modalités de présentation du site insistaient, et sur sa fonction, et sur sa dimension plastique.

Le travail de Jade Tang explore d’ailleurs, depuis lors, la porosité des natures des différentes formes qui émergent de ses recherches de terrain, au point que le futur site web de l’artiste ne distinguera plus les œuvres selon leur nature, mais proposera la possibilité de composer des planches d’éléments de son travail, qu’ils soient classiquement nommés documents, œuvres ou recherches ; c’est l’ensemble combiné qui fera également œuvre. En effet, l’artiste souhaite visibiliser ce qui, pour elle, est tout aussi important que l’œuvre dans son processus de création, voire qui prime sur la réalisation finale. Pourquoi la documentation et la phase de recherche seraient-elles moins publicisées que ce qu’on considère être l’aboutissement d’une recherche, c’est-à-dire l’œuvre ? Ainsi, le site lui-même, et l’agencement des images sur une table de montage, feront œuvre par les visiteur·se·s du site, qui en révéleront leur propre lecture du travail. Héritiers des pensées d’Aby Warburg, les artistes iconographes ont recours à la sélection et à l’agencement d’images depuis déjà quelques décennies : « Depuis le début du XXe siècle, la production massive et industrielle des images inspire et nourrit les artistes en matériaux, outils et représentations. Du collage au post-Internet, de l’installation d’archives à la citation appropriationniste, en passant par la constellation d’images, différentes générations ont inventé ou renouvelé les usages stylistiques et conceptuels de l’image préexistante » (Chabert, Mole, 2020, p. 225). Jade Tang s’inscrit dans cette lignée d’artistes, à ceci près qu’elle se réapproprie l’intégralité de ses propres documents (œuvres comprises) pour faire œuvre, via le système de montage en ligne. La combinaison de plusieurs images assemblées créera donc une œuvre – une planche – dont le sens est unique et propre à l’expérience de navigation d’un·e utilisateur·rice. À chaque opération de montage, c’est une nouvelle narration qui se crée. Certains documents s’attirent et se complètent quand d’autres associations deviennent dissonantes. Cette multitude d’articulations valorisera la polysémie des images à chaque proposition.

Ces sites servent d’outils de communication, mais aussi de recherche et de travail, en même temps qu’ils produisent des matériaux « visuels ou scripto-visuels », pour reprendre les termes que Bruno Latour utilise pour interroger le rapport entre sciences et arts, la logique du « récit » leur étant par ailleurs commune (Latour, 2012). L’usage de ces matériaux visuels, scripto-visuels, sans oublier les scripturaux, est partagé par des professionnel·le·s de bien des mondes (scientifique, artistique, technique, logistique…), de la recherche au commissariat d’exposition, de la critique d’art à la conservation muséale, en passant par les web designers et web engineers. Qu’un site web soit devenu autre chose que ce à quoi sa fonction initiale le destinait pose la question du polymorphisme potentiel de tout matériau : scriptural, visuel, scripto-visuel, mais aussi, matériel et plastique, dès lors qu’art·s et science·s, en particulier sociales, discutent ensemble, construisent, réalisent, opérationnalisent.

Conclusion

Pris individuellement, chaque membre de l’équipe se définit par une appartenance professionnelle et institutionnelle qui entraîne un usage de normes assurant une reconnaissance minimale dans son milieu de référence. Mais celui-ci, qu’il s’agisse de « l’art », « l’université », « la recherche », « la science »… est, par construction historique, pluriel.

En sociologie, Michael Burawoy (Burawoy, 2009) a posé la question de la dimension « publique » de cette discipline, relevant plusieurs domaines d’intervention des sociologues, à la fois membres d’une communauté scientifique et responsables de restitution de résultats et d’analyses de phénomènes qui concernent les citoyen·ne·s. La distinction de quatre grands domaines de cette division du travail au sein de la discipline – sociologie académique, expertise, sociologie critique, sociologie publique – l’amène à interroger la nature des savoirs mis en jeu. Si les deux premiers relèvent du « savoir instrumental », les deux suivants relèvent du « savoir réflexif » (Burawoy, 2009, p. 132). Bien entendu, ce découpage est une grille de lecture et n’a pas pour objectif de réifier la place que chaque sociologue occupe ou doit occuper dans l’espace social. Il n’y a pas d’exclusivité, même si certain·e·s sociologues s’inscrivent dans un ou des dominantes, et parfois contre les options prises par certain·e·s de leurs homologues. Il n’en va pas si différemment dans d’autres métiers, les jugements de valeur réciproques au sein d’un champ professionnel étant une chose plutôt bien partagée. Le monde de l’art est lui-même hiérarchisé et la réalisation d’une exposition, par exemple, peut se faire de bien des manières, certaines tendant vers une autonomie de l’œuvre en tant qu’objet à valeur essentiellement esthétique, d’autres cherchant à y ajouter un sens particulier, à caractère social, voire politique.

Les formes de restitution que nous avons développées au-delà du travail empirique qui a conduit au « rapport final » (finalement bien mal nommé) relèvent clairement d’un savoir réflexif. Il s’appuie cependant sur une démarche plutôt habituelle de la recherche empirique et qui alimente, via les articles scientifiques publiés depuis, le versant académique. Nous avons toutefois insisté sur les enjeux de cette dimension publique, à travers un « faire connaître » qui tente de rendre compte le plus largement possible des composantes et des significations sociales et culturelles de l’objet de recherche, les chantiers de rénovation domestique et les images qu’on en fait. La logique d’équipe, qui a commencé dès le travail de terrain (Filiod, Kueny, Tang, 2022), s’est poursuivie pour répondre aux appels à communications et à articles et aux invitations à exposer nos résultats (table ronde, par exemple) et des dispositifs dont la scénographie a dû être inventée à chaque fois et toujours en équipe.

Entrer dans une opérationnalisation commune a entraîné les membres de notre équipe à se dégager d’une appréhension « ontologique » des catégories (Di Liberti, Pinotti, 2021) qui tend à figer les objets dans leur supposé monde d’origine. Ainsi l’objet artistique, plastique, serait-il nécessairement « œuvre d’art », réservé à une exposition propre et impossible à faire muter par contact. En miroir, le document scientifique comporterait une rationalité et une objectivité le rangeant définitivement dans le monde de la vérité absolue. En développant certains aspects concrets de notre travail en commun, nous avons, au contraire, tenté de montrer ici que l’œuvre pouvait persister dans son statut artistique, tout comme elle pouvait s’en dégager, sans perdre pour autant de sa pertinence, de sa signification, voire de sa force. Nous avons fait le pari que la connaissance des réalités du chantier de rénovation domestique pouvait se faire via des objets seuls, les formes langagières pouvant ajouter une plus-value d’évocation chez les visiteur·se·s, voire suggérer des envies de dialogue avec les auteur·e·s (auteur·ice·s), en les rencontrant directement ou à travers d’autres de leurs productions (écrits, site web…).

Ainsi, que l’on soit dans le domaine de l’art ou de la science, ou dans la citation qui suit, du cinéma ou de l’ethnographie, « la totalisation des points de vue est une impossibilité ; du réel, il ne peut exister que des perspectives fragmentaires, parcellaires, non totalisables, et des mises en perspective provisoires » (Laplantine, 2009, p. 145). La réalité « appelle une mise en récit et une mise en scène », « exige des médiations, des détours », « de la distance, du jeu […]. » (Laplantine, 2009, p. 145). L’ensemble des objets, documents, œuvres, supports, s’intègre grâce à leur mise en lien, leurs articulations signifiantes, sans pour autant faire système au sens d’une théorie scientifique totalisante, telle que le furent par exemple le fonctionnalisme ou le structuralisme. Et pour atteindre un degré de signification satisfaisant, nous avons recouru à des « opérations de sélection et de montage » (Fabre, Desmet, 2016).

Si cette dernière citation concerne les expositions, on connaît la mobilisation de ce concept pour le cinéma, et il convient de se demander si les chercheur·se·s ne sont pas confronté·e·s au même problème, dès lors qu’il s’agit, toujours et tout le temps, de composer à partir de divers éléments. La recherche en sciences sociales s’est toutefois construite sur l’idée dominante que ces éléments étaient textuels, presque exclusivement. Et si les images s’y sont frayé un chemin, surtout en histoire et en ethnologie – moins en sociologie –, nombre de recherches actuelles, et comme en témoigne celle que nous avons menée, agrègent des éléments de nature plus disparate : textes, images fixes ou animées, sons, œuvres, sites en ligne. La logique de montage devient alors plus complexe, et ce, d’autant plus quand plusieurs acteurs·rice·s animent la recherche et proviennent de mondes différents comme le sont celui des sciences sociales et celui des arts. Le fait qu’ils·elles soient amené·e·s à développer des méthodes à chaque fois adaptées au lieu de la restitution (article, exposition, site web…) tend à laisser penser que ces mondes sont moins différents qu’il n’y paraît, en tout cas qu’ils ne sont pas nécessairement à distinguer en tant que mondes de « l’art » et de « la science », cette distinction prenant encore l’allure d’une séparation qui s’avère le plus souvent inopérante. Notre travail a consisté à maintenir autant que possible, à la fois un équilibre entre l’appartenance à nos mondes de référence (art, sciences sociales, histoire de l’art) et la nécessité de leurs points de contacts, porteurs d’une hybridation qui produit un au-delà de ces mondes. Dans la recherche présentée ici, les objets et œuvres artistiques ont offert bien des médiations, pratiques et conceptuelles, qui ouvrent des perspectives renouvelant et confirmant les approches des artistes et des chercheur·se·s en art et en sciences sociales. Et ce, tant dans le monde académique qu’en vue de restitutions publiques.

Notes

1 À partir d’ici, nous dirons « œuvre » pour « œuvre artistique » ou « plastique ».

2 Cette recherche a été financée par Leroy Merlin Source, réseau de « correspondants », professionnel·les et universitaires travaillant ou ayant travaillé sur l’habitat et ses nombreuses dimensions : http://leroymerlinsource.fr.

3 Site : saisirlechantier.com. Expositions : Chantiers domestiques, Syndicat potentiel (Strasbourg), 29 septembre-19 octobre 2019 ; La construction du champ #1 : le chantier, Galerie municipale Centre d’art Jean Collet, Vitry-sur-Seine, 28 mai-17 octobre 2021. Voir Filiod, Kueny, Tang 2021, 2022.

4 Organisée à un rythme biennal depuis 2011 par l’entreprise Leroy Merlin, cette manifestation à caractère professionnel, scientifique et culturel n’a connu à ce jour que quatre éditions, la pandémie de Covid-19 l’ayant interrompue.

6 L’auteur utilise systématiquement les initiales en caractères minuscules, ce que nous respectons ici. L’initiale du patronyme est utilisée dans les occurrences suivantes afin de respecter les normes bibliographiques de la revue.

7 Voir par exemple le projet Audit Siegwerk, 2018, Annemasse, [en ligne] https://www.josephinekaeppelin.com/siegwerk.html

8 Nous n’avons pas de réponse à cette question, malgré l’intérêt qu’il y aurait à interroger, à travers une étude par exemple, la réception de l’œuvre.

9 L’agriculture par contact, Galerie Le Bleu du Ciel, Lyon, 16 octobre-13 novembre 2021. Parmi les objets, posée sur un banc où l’on peut s’asseoir, la thèse, dans un format singulier, co-réalisée par l’autrice et un graphiste professionnel.

10 Le mot chercheur·e est ici à entendre, non en termes de statut, mais d’un rapport à l’objet et de pratiques relevant du travail de recherche. On peut ne pas être statutairement chercheur·e et être « en recherche » ou faire un travail « de recherche ». Dans notre équipe – parfois appelée trio, et pour cause – chaque membre est considéré comme chercheur·e, ce qui est par ailleurs de plus en plus utilisé pour les artistes (voir Renucci, Réol, 2015).

Bibliographie

ATERIANUS-OWANGA Alice (2016), « “Tu t’en es prise à la mauvaise go !” Transgresser les normes de genre sur les scènes rap du Gabon  », Ethnologie française, 1 (46), p. 45-58.
BURAWOY Michael (2009), « Pour la sociologie publique [1] », Actes de la recherche en sciences sociales,1-2 (176-177), p. 121-144.
BUSCATTO Marie (2021), La très grande taille au féminin, Paris, CNRS Éditions.
CASTÉRA Grégory, KREPLAK Yaël, LEIBOVICI Franck (2014), Des récits ordinaires, Dijon-Nice, Les Presses du Réel-La Villa Arson.
CHABERT Garance, MOLE Aurélien (dir.) (2020), Les artistes iconographes, Dijon-Annemasse, Les Presses du Réel-La Villa du Parc.
COLLECTIF (2017), Méthodes visuelles, de quoi parle-t-on ? Images fixes, Pessac, MSHA (Revue Française des Méthodes Visuelles, 1).
COLLECTIF (2018), Méthodes visuelles, de quoi parle-t-on ? Images animées, Pessac, MSHA (Revue Française des Méthodes Visuelles, 2).
DI LIBERTI Giuseppe, PINOTTI Andrea (2021), « Catégories caduques. Au-delà de la distinction entre images artistiques et images scientifiques », Images Re-vues, 19, [en ligne] http://journals.openedition.org/imagesrevues/11868
DOSSE François, (1997 [1995]), L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte.
FABRE Isabelle, DESMET Nathalie (2016), « Art et documentation : repenser les frontières. Hybridités, frontières et seuils : l’ouverture des espaces informationnels », in Raja Fenniche (dir.), Hybridités, frontières et seuils. L’ouverture des espaces informationnels, Tunisie, Université de la Manouba, p. 109-128.
FERRER-GLEIZE Nina (2023), L’agriculture comme écriture. Figures et inscriptions du vécu paysan, Guingamp, éditions GwinZegal.
FILIOD Jean Paul, KUENY Claire, TANG Jade (2020), Saisir le chantier par l’image, rapport de recherche, Chantiers Leroy Merlin Source.
FILIOD Jean Paul, KUENY Claire, TANG Jade (2021), « L’image de chantier domestique : une esthétique à l’épreuve de la pluralité des regards », Images Re-vues, 19, [en ligne] https://doi.org/10.4000/imagesrevues.11543
FILIOD Jean Paul, KUENY Claire, TANG Jade (2022), « Dynamique des images et mouvements de la recherche. L’exemple des chantiers de rénovation domestique », ¿Interrogations ?, 34, [en ligne] https://www.revue-interrogations.org/Dynamique-des-images-et-mouvements
GOTMAN Anne (1989), « Le vase, c’est ma tante ! », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 14, p. 125-150.
GUÉNOT Marion (2021), « “Ici, on est tous pareils !” Fabrique du métier et du groupe dans des services de police judiciaire », Sociétés contemporaines, 2 (122), p. 51-76.
KUENY Claire (2017), Sculptures d’ombres : l’ombre projetée dans la sculpture à partir des années 1980, thèse de doctorat en histoire et théorie de l’art, Université Paris 8.
KUENY Claire, TANG Jade (2020), « Polyphonie de chantiers », Possible, 5, [en ligne] https://www.revuepossible.fr/entretien-jade-tang
LAPLANTINE François (2009), Son, images et langage. Anthropologie esthétique et subversion, Paris, Beauchesne.
LATOUR Bruno, THIERY Sébastien (2012), « De l’art de faire science », Mouvement, 62, p. 90-93.
LEIBOVICI Franck (2018), “A love poem”, AOC media, [en ligne] https://aoc.media/fiction/2018/09/30/a-love-poem
LEIBOVICI Franck (2019), De l’amour, Paris, Jean Boite éditions.
MARESCA Sylvain (1996), Photographie et sciences sociales, Paris, L’Harmattan.
MENGER Pierre-Michel (2002), Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil-La République des Idées.
PANOFSKY Erwin (1967), Essais d’iconologie : thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Paris, Gallimard.
PÉTONNET Colette (1979), On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues, Paris, Galilée.
PLUTA Isabelle, LOSCO-LENA Mireille (2015), Pour une topographie de la recherche-création, Ligeia, 137-140, p. 39-46.
RENUCCI Franck, RÉOL Jean-Marc (dir.) (2015), L’artiste, un chercheur pas comme les autres, Paris, CNRS Éditions (Hermès, 72).
RÜDIGER Bernhard (2015), « Le temps présent de la recherche en art », Hermès, La Revue, 72, p. 53-61, [en ligne] https://doi.org/10.3917/herm.072.0053
STENGERS Isabelle (2013), Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de tourner en rond ».
VANDERGUCHT Daniel (dir.) (2012), La sociologie par l’image, Bruxelles, La Lettre volée-Institut de sociologie-Université Libre de Bruxelles.

Pour citer cet article

Jean Paul Filiod, Claire Kueny, Jade Tang, « Connaître et faire connaître les chantiers de rénovation domestique. Place et signification de l’œuvre artistique en contexte de recherche », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 21 juillet 2023, consulté le . URL : https://rfmv.fr