Revue Française des Méthodes Visuelles
Méthodes créatives : la part artistique des sciences sociales

N°7, 07-2023
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/7/

Les ressources de l’art cinématographique pour plonger au cœur de la démarche ethnographique

The resources of the cinematographic art to penetrate to the heart of ethnographic approach

Pascal Cesaro, PRISM, Aix-Marseille université, CNRS, Marseille

Pierre Fournier, MESOPOLHIS, Aix-Marseille université, CNRS, Sciences Po Aix, Aix-en-Provence

Pour relever un défi de recherche en sciences sociales, la coopération entre un sociologue de terrain et un réalisateur de film a conduit à la mobilisation de diverses ressources audiovisuelles : des images d’archives soumises aux enquêtés d’une part, et, des images produites sur les enquêtés durant la recherche d’autre part. Outre la publication d’articles, le travail a conduit à la co-réalisation d’un film de recherche ainsi que d’un documentaire interactif. Il s’agit, ici, à partir d’une position d’observation participante du sociologue dans le monde de la réalisation pour les besoins de son enquête, de souligner les renouvellements de regard que cette implication de l’art cinématographique dans la recherche a apportés aux sciences sociales. La participation est devenue observante pour dépasser une difficulté éprouvée dans la réalisation, jusqu’à faire la démonstration d’une force particulière des images de l’enquête filmée pour faire partager au public la recherche ethnographique dans ses ressorts interprétatifs.

Mots-clés : Ethnographie, Réalisation filmique, Écriture scientifique, Vidéo-élicitation, Public de la science

The cooperation between a fieldworker and a film-maker to meet a social science research challenge led to the mobilization of various audiovisual resources: archival images submitted to the respondents on the one hand, and, images produced on the respondents during the survey on the other. In addition to the publication of articles, the work led to the co-production of a research film and an interactive documentary. The aim here is to highlight how this involvement of cinematographic art in research change the perspective of the social sciences. First, from a position of participant observation by the sociologist in the world of film-making for the needs of his investigation. Secondly, from a position of observing participation in order to overcome the difficulty experienced in film-making. Thirdly, to demonstrate the particular strength of the images of the filmed investigation in order to share with the public the interpretive springs of ethnographic research.

Keywords : Ethnography, Film-Making, Scientific Writing, Video-Elicitation, Science Audience

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Image 1 - Écran d’accueil du documentaire interactif <em>De la fiction faire science</em>, 2019.Image 2 - Un médecin prend connaissance du film d’élicitation, projeté sur une tablette, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.Image 3 - Un technicien prend connaissance du film d’élicitation, projeté sur une tablette, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.Image 4 - P. Fournier en communication avec le producteur du feuilleton, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.Image 5 - P. Fournier en discussion avec le réalisateur du feuilleton, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.

Les ressources de l’art cinématographique pour plonger au cœur de la démarche ethnographique

Introduction

Réfléchir à la part artiste des sciences sociales, aux pratiques artistiques des chercheurs au travail peut-il s’appuyer sur des expériences de rencontre ayant directement impliqué artiste et chercheur en sciences sociales ? On propose ici de tenter de convertir en compte rendu d’observation participante le témoignage de différentes collaborations nouées entre un sociologue ethnographe, Pierre Fournier, et un réalisateur de films, Pascal Cesaro. Ce travail d’inventaire après coup, bien sûr risqué en termes de reconstruction et de surinterprétation, suppose de considérer avec prudence et rigueur les traces conservées de la dynamique – peu contrôlée – par laquelle nous nous sommes engagés tous les deux1 dans cette coopération à l’occasion d’un projet de recherche en sciences sociales2 dont on soulignera les renouvellements de regard qu’elle a apportés aux sciences sociales3. Conduit dans les années 2010, ce programme nous a fait travailler ensemble, sociologue et réalisateur de film, afin de mobiliser, dans une recherche de sciences sociales, diverses ressources audiovisuelles : des images d’archives pour susciter des commentaires chez les enquêtés et des images des entretiens avec les enquêtés pour illustrer la démarche de recherche aux yeux de divers publics. Le travail a conduit à la publication de divers articles scientifiques ainsi qu’à la co-réalisation d’un film de recherche et d’un documentaire interactif4.

Image 1 - Écran d’accueil du documentaire interactif <em>De la fiction faire science</em>, 2019.

Image 1 - Écran d’accueil du documentaire interactif De la fiction faire science, 2019.
© P. Cesaro, P. Fournier

Cette recherche portait sur les populations vivant à proximité d’installations industrielles à risques sanitaires et environnementaux. Elle a conduit à utiliser un dispositif d’entretiens par vidéo-élicitation (Harper, 1986, 2002) consistant à faire réagir les personnes enquêtées à la projection d’images présentant des travailleurs du secteur étudié dans leur territoire d’installation. Son déploiement a déjà été exposé (Cesaro, Fournier, 2016) et ne sera donc rappelé ici que brièvement. Il s’agissait de répondre à une situation où l’ethnographie semblait empêchée dans ses formes classiques. Il était, en effet, difficile de mener des observations directes suffisamment longues et larges de ces personnes pour saisir l’expérience diffuse de leur condition plus ou moins marquée par ces risques. Il n’était pas plus facile de recueillir des traces documentaires suffisamment pertinentes de cette expérience dans un cadre qui touche à l’intime, et l’écoute approfondie des enquêtés butait sur la valeur informative d’un récit livré dans une certaine inquiétude quant à l’impression qu’il pourrait donner d’eux-mêmes.

Dans le cas d’une recherche sur des territoires marqués par l’implantation d’installations nucléaires et des mains-d’œuvre associées, l’existence d’un débat public très clivé sur le sujet, du fait de ses enjeux militaires et de sa dangerosité exceptionnelle, exerce une pression très forte sur les enquêtés, de telle sorte qu’ils ne s’expriment pas autrement qu’en termes généraux et convenus, souvent à distance de leurs pratiques personnelles. S’il est admis, en effet, que des avis s’expriment en soutien ou en rejet de cette activité, le sujet met souvent en difficulté les travailleurs du nucléaire comme les riverains de ces sites pour en parler. Chacun a peur d’un jugement porté sur lui, que ce soit comme porteur de risques pour son voisinage – voire pour la société –, comme objet d’une corruption par l’entreprise achetant son soutien, comme victime d’une grande naïveté face à la propagande lénifiante de l’industriel, ou encore comme ingrat, refusant de reconnaître celui qui le nourrit, sans parler de l’obligation de réserve imposée par l’employeur aux salariés du secteur au nom des risques terroristes, des détournements possibles de la technique à des fins militaires ou des enjeux de secret industriel et commercial.

Face au défi de recueillir une parole sincère et profonde sur ce sujet délicat, P. Fournier a cherché à améliorer la collaboration avec ses enquêtés en leur proposant des entretiens appuyés sur la médiation d’images d’élicitation, espérant ainsi accéder à une connaissance plus proche de la pratique ordinaire et, par suite, plus juste. Cette technique de recherche n’est pas nouvelle s’agissant d’images de photographie (Collier, Collier, 1986 ; Conord, 2007 ; Papinot, 2017). Recourir à des images animées l’est un peu plus, même si cette pratique est utilisée par certains ergonomes pour demander à leurs enquêtés de commenter leurs propres actions, préalablement filmées. On parle d’« autoconfrontation filmique » (Faïta, Vieira, 2003 ; Theureau, 2010). Ici, proposer aux enquêtés de regarder des images du travail à l’usine et de la vie dans son territoire, puis d’échanger avec le chercheur en prenant appui dessus, devait aider à préciser son horizon d’attente. Cela situait le type de réalité que le sociologue cherchait à mieux connaître grâce à eux. Les enquêtés étaient pris dans une sorte d’auto-confrontation indirecte face à des homologues. En choisissant les images de personnages de fiction d’un feuilleton romanesque des années 1960 tourné dans leur centre nucléaire et autour5, le sociologue les mettait en position de dire dans quelles situations et dans quelles attitudes ils se reconnaissaient, et de signaler ce qui n’avait aucun écho avec leur expérience propre. La fiction servait ainsi d’appui à une discussion de plain-pied de l’enquêté avec le chercheur (Cesaro, Fournier, 2020) : celui-ci ne se présentait plus comme posant des questions sur un mode inquisitoire, mais demandait de l’aide pour bien séparer ce qui était réaliste dans le scénario de la fiction et dans les images du feuilleton, et ce qui était fantaisiste. Il est celui qui s’inquiète d’avoir bien compris, qui ne veut pas se méprendre et que l’enquêté a envie de soutenir dans son effort. Le dispositif devait donc rendre possible une parole singulière à ces personnes que le clivage du débat public sur le sujet nucléaire laissait circonspectes, en retrait, condamnées à la réserve.

La mise en œuvre de la vidéo-élicitation à partir d’images de fiction supposait, toutefois, une collaboration du chercheur avec les mondes de l’art cinématographique pour accéder aux images et les rendre mobilisables sous la forme d’un court film d’appui empruntant des images à plusieurs épisodes du feuilleton, dans un dialogue inhabituel pour le sociologue, autant que pour le réalisateur et pour les professionnels de la conservation à l’INA. On va voir comment sociologie ethnographique et cinéma ont travaillé ensemble, dans la confrontation de leurs logiques propres, à décloisonner les démarches scientifique et artistique afin d’aller vers la production et le partage de connaissances qui articulent plus fortement le sensible et l’intelligible.

1. Une observation participante par nécessité pour le sociologue

Si le recours à l’art cinématographique vient vite à l’esprit du chercheur en sciences sociales quand il découvre l’existence du feuilleton Les Atomistes en 2009, c’est au prix d’une double réflexion que le projet peut se concrétiser : la puissance sensible du feuilleton intéresse P. Fournier pour les échos éventuels à la pratique des travailleurs du nucléaire et des riverains du site, mais elle ne peut s’exercer avec profit que s’il est possible d’écarter les images les plus évidemment fantaisistes du feuilleton – elles disqualifieraient la sollicitation des enquêtés par le chercheur. Juger de l’intérêt des images sous ce rapport réclamait d’abord d’enquêter sur leur production. Rencontré en janvier 2014, le réalisateur du feuilleton, Léonard Keigel, a confirmé avoir travaillé majoritairement sur site plutôt qu’en studio et avec la coopération des techniciens du nucléaire pour les images techniques plutôt qu’en indifférence à eux. Un entretien en septembre 2015 avec le responsable de la communication audiovisuelle au CEA l’a confirmé : il se rappelait les négociations délicates qu’il lui a fallu conduire avec les responsables des installations filmées à Cadarache. Cela donnait du crédit à la valeur de vérité ethnographique de beaucoup des images collectées. Leur mobilisation dans le film d’élicitation nécessitait ensuite un tri parmi les plans que le réalisateur avait montés non sans prendre quelques libertés avec la réalité technique pour faire tenir l’intrigue romanesque du feuilleton. Cette discrimination dans la matière filmique s’est fondée sur l’expérience de travailleur du secteur qui avait été acquise par le sociologue à l’occasion d’une précédente recherche par observation participante sur le travail dans le nucléaire durant les années 1980-1990 (Fournier, 2012) et sur celle d’un chercheur en cinéma de la même université, P. Cesaro, expert dans la nature des images et dans le décryptage de leurs modes de fabrication. Une première occasion de coopération.

Si l’art cinématographique vient au chercheur en sciences sociales, c’est aussi dans un deuxième sens à l’occasion de ce projet d’enquête à partir d’images de fiction. Le film d’élicitation devait conserver une trame fictionnelle pour ne pas basculer dans la narration documentaire, thématique, qui aurait placé le spectateur dans une posture passive de contemplation face à un catalogue d’images. L’écriture documentaire aurait renvoyé son éventuel sentiment de surprise face à telle ou telle image vers la modestie de son expérience personnelle et sa possible ignorance des réalités voisines, le décourageant de partager son étonnement. Pour réaliser ce double travail de sélection et de narration, P. Fournier a profité que P. Cesaro était également réalisateur de film. Mais, compte tenu du cahier des charges complexe établi pour le film d’élicitation, il lui a fallu s’impliquer dans le travail d’adaptation avec lui en tant qu’expert des réalités du travail dans cet univers particulier, mal connu du réalisateur, et responsable des choix d’images réalistes. Ce faisant, volens nolens, il a appris un peu de ce qui fait le travail de montage en cinéma en termes d’enchaînement de plans, de son décalé des images, d’ellipse, etc., dans une expérience partagée d’écriture.

L’art vient au chercheur dans un troisième sens encore quand le chercheur en cinéma propose, en contrepartie de sa contribution à la préparation du dispositif de vidéo-élicitation, d’utiliser le projet comme support pour réaliser un film documentaire sur le métier d’universitaire en sciences sociales. En effet, en aidant le sociologue à utiliser des images dans son dispositif d’investigation, le réalisateur se trouvait au plus près de la science en train de se faire et avait ainsi la possibilité d’en saisir le work in progress sans en dénaturer le mouvement. Il fallait convaincre P. Fournier d’être filmé dans une grande variété de situations professionnelles ayant en commun d’évoquer la recherche en cours : réunion de travail avec des collègues, cours devant des étudiants, conférence publique, séminaire de recherche, colloque… Cela supposait aussi de se laisser filmer au fil de la recherche pour la rendre compréhensible : à la fois dans la phase d’enquête sur la « vérité » des images du feuilleton (avec le réalisateur, le producteur, les comédiens) et dans la conduite d’entretiens de test du dispositif de vidéo-élicitation, puis d’entretiens au domicile de quelques enquêtés. Ce prix à payer ne semblait pas très élevé à P. Fournier. Tout au plus risquait-il de rendre moins fluides qu’espéré les premiers entretiens. De toute façon, le projet de P. Cesaro n’était que de filmer deux ou trois entretiens de ce type pour avoir matière à récit.

Le problème survint quand le premier montage du film se révéla difficile à suivre pour les spectateurs et que P. Fournier eut le sentiment que cela tenait peut-être aux conditions qu’il avait mises à sa participation à ce projet parallèle. Il avait, en effet, demandé que les entretiens ne soient pas utilisés en extraits entrecroisés venant en écho les uns avec les autres comme cela se pratique souvent dans l’écriture documentaire. Il lui semblait que cela aurait illustré une démarche d’analyse très éloignée de la sienne, attentive à la singularité des enquêtés et à la force des contraintes sociales s’exerçant sur chacun d’eux. Il avait aussi, lors du montage du film, veillé à ce que le réalisateur ne cède pas trop vite à la tentation de dramatiser la peur du nucléaire, que l’on rencontre souvent dans les documentaires sur cet univers mal connu et qui ne renvoie pas seulement à la réalité des dangers de la radioactivité, mais aussi à des codes audiovisuels s’étant constitués durant la Guerre froide pour soutenir la politique de dissuasion nucléaire en dramatisant sa puissance. À la réflexion, le problème tenait surtout à la complexité du dispositif de recherche à présenter. Le réalisateur ne voulait pas en gommer le caractère d’invention par tâtonnements, de définition par déplacements successifs. Cela l’amenait à mêler beaucoup d’images du film d’élicitation faute de pouvoir le tenir pour connu du spectateur en amont. Par suite, le sujet du film devenait difficile à saisir. Les narrations de la fiction, de la mise au point du dispositif de vidéo-élicitation, de la biographie des enquêtés, de l’activité multifacette de l’enseignant-chercheur s’entrecroisaient.

La difficulté ressentie fut cependant l’occasion d’ouvrir la discussion sur l’écart de regard entre science sociologique et art cinématographique, à propos de ce à quoi on est attentif : entre l’ordinaire pour le sociologue et l’extraordinaire pour le réalisateur. Ce fut également l’occasion d’interroger l’écart d’attente sur le travail produit : visant à faire penser, à mettre en doute des certitudes du côté du sociologue ; visant à agiter, à presser le spectateur pour le faire ré-agir, à é-mouvoir au sens strict du côté du cinéma. Ces réflexions imposaient de reconsidérer la question de la maîtrise du propos sur un sujet sensible comme le nucléaire : non seulement pour les enquêtés, mais pour tout spectateur. Le sociologue s’inquiétait de la perdre et de risquer des malentendus alors que le cinéaste faisait valoir l’idée de « faire confiance aux images », de s’en remettre aux enquêtés pour donner sens aux images dans des marges balisées, mais avec une certaine latitude leur donnant le sentiment de s’en emparer sans rien se faire imposer (Vidéo 1).

Vidéo 1 - P. Cesaro et P. Fournier interrogent les effets de leur coopération sur la recherche. Extrait du documentaire interactif De la fiction faire science, 2019.
© P. Cesaro, P. Fournier

Cet écart dans la façon de donner à voir la parole des enquêtés s’objectivait par exemple dans deux pratiques professionnelles : le réalisateur insistait, au montage des séquences, pour éviter les coupes dans les extraits afin de garder une authenticité au plan, faisant voir des choses que les mots ne suffisent pas toujours à saisir, tandis que le sociologue s’inquiétait des mauvaises compréhensions possibles de propos courts et sortis de leur cohérence argumentative, qu’il préférait conserver au prix d’un montage. De cette difficulté et de ces discussions, s’est ouverte une redéfinition du projet du cinéaste vers un film traitant plus explicitement de l’invention méthodologique en train de voir le jour, de se calibrer, de s’apprécier dans sa fécondité, associant le sociologue à sa réalisation pour la rendre avec autant de justesse que possible, le faisant passer de l’observation participante par nécessité à des formes de participation observante.

2. Une participation observante qui se définit au fil du projet

Tirer analytiquement parti de ce mouvement d’affranchissement vis-à-vis des frontières entre science et art suppose de s’arrêter sur la façon qu’a le chercheur en sciences sociales de mobiliser les techniques artistiques dans son activité.

Dans le cas présent, P. Fournier avait accepté d’être filmé dans sa conduite d’entretiens pour favoriser la réussite du projet de P. Cesaro, mais sans doute aussi avec l’espoir que des réactions des enquêtés à la diffusion du film d’élicitation soient saisies à cette occasion. Cela permettrait de réfléchir à l’éventuelle fécondité du dispositif de vidéo-élicitation en termes de dépassement d’une situation de parole empêchée et de recueil d’une parole donnant de la place à la pratique ordinaire des enquêtés. Il s’était ainsi associé à la consigne donnée par P. Cesaro au chef opérateur : être particulièrement attentif à de petits signes d’attention, de surprise, de hochement de tête en guise d’approbation durant le visionnage du film d’élicitation par les enquêtés. De même s’inquiétait-il de vérifier la capacité du dispositif à l’aider à entrer en relation avec les enquêtés contre les réticences qu’il avait l’habitude de rencontrer à l’entame de la relation d’enquête dans cet univers marqué par les autocensures associées à l’évocation du nucléaire et de ses risques. Là aussi, son attention à cette question, dans les échanges avec P. Cesaro, avait encouragé le chef opérateur à porter l’attention sur les premiers moments où l’enquêté regardait le petit film avant d’entreprendre l’échange proprement dit avec le chercheur. Par exemple, le médecin du travail engagé dans une attention d’élève appliqué (Image 2), le technicien enfoncé dans son canapé, en position de réserve, peut-être même d’inquiétude face à l’étrange demande du chercheur (Image 3), ou encore l’infirmière demandant à vérifier qu’il s’agit bien d’un film de fiction (Vidéo 2). De son côté, le réalisateur anticipait son besoin de plans de coupe pour le montage d’extraits de dialogues filmés avec une seule caméra au domicile des enquêtés (pour ne pas saturer la situation avec un dispositif de captation trop prégnant) et commandait au chef opérateur de cadrer la scène de discussion non seulement en plan large et en plan serré sur l’enquêté, mais aussi de derrière ou en plan serré sur le sociologue. Au montage, cela permit à P. Fournier de découvrir des plans d’écoute, de prise de note, de relance qui rendaient visibles les répertoires de son travail pour soutenir la parole des enquêtés au moment d’aborder des sujets très privés.

Image 2 - Un médecin prend connaissance du film d’élicitation, projeté sur une tablette, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.

Image 2 - Un médecin prend connaissance du film d’élicitation, projeté sur une tablette, photogramme du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

Image 3 - Un technicien prend connaissance du film d’élicitation, projeté sur une tablette, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.

Image 3 - Un technicien prend connaissance du film d’élicitation, projeté sur une tablette, photogramme du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

Vidéo 2 - Une infirmière s’assure qu’on lui demande de réagir à des images de fiction, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

C’est, en effet, au montage, quand celui-ci associa le sociologue non plus seulement en qualité de personnage filmé ayant un droit de censure mais comme partenaire de travail pour rendre l’enquête compréhensible, que ces attentions au travail du chef opérateur se sont transformées en principes de sélection de certains plans. Tournés pendant le temps du visionnage du petit film par l’enquêté en amont de l’entretien, certains plans donnant à voir ses lieux de vie pouvaient très bien servir à poser le décor social de chaque entretien, confirmant l’idée que « le sens vient à l’image » (Barthes, 1964).

Enfin, à l’occasion de cette collaboration qui s’invente pour partie en se déployant, l’image prend place dans l’écriture même de la recherche en sciences sociales, pas seulement pour susciter la collecte de matériau en amont ou pour diffuser les résultats de la science en aval. Cela se fait a minima sous forme de photogrammes inscrits dans des publications scientifiques papier ou, mieux, électroniques, pour donner à voir ce qu’on évoque quand on parle de film d’élicitation ou de dispositif d’entretien conduit côté à côte face à un écran de projection au moment d’attester de sa fécondité. Cela se joue également dans une écriture documentaire sous forme de film de recherche, comme signalé. Cependant, cette voie fut d’abord contrariée par l’impossibilité, pour l’INA, de libérer les droits sur les images du film de fiction qui étaient mobilisées dans le film d’élicitation et qu’on retrouvait, pour certaines, dans le film de recherche. Co-produit par l’ORTF (sur les productions duquel l’INA détient les droits de réusage) et par Paris-Cité productions (une société de production privée aujourd’hui disparue sans avoir explicitement cédé à l’INA l’exercice du droit d’auteur et des droits voisins), le feuilleton n’était, en effet, pas totalement à la main de l’INA, qui n’a pu autoriser la diffusion de son réemploi que dans un cadre académique, réservée au public universitaire6. La formulation des analyses, attendue de la sociologie, a évité la voix off édifiante en proposant un récit de la science qui serait orienté par son résultat. Elle a pris la forme d’un échange de commentaires entre le sociologue et le cinéaste au cours de l’enquête. Énoncé hors champ, écoutable avec plus ou moins d’attention selon que le spectateur a besoin d’une respiration dans le visionnage ou se trouve prêt à entrer dans des propositions du sociologue, formulées hors de la position d’autorité qui est associée au cadrage face à la caméra.

Vidéo 3 - Analyses formulées hors champ et sur le vif, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

De même, « l’administration de la preuve » qu’on attend de la science se joue dans des échos entre exemples, et non par leur mise en série statistique ni par une comparaison termes à termes. Présenté avec une certaine longueur, chacun permet de porter une attention au cadre de contrainte pesant sur la population étudiée comme sur les personnages du feuilleton. On est dans l’ordre de la conviction plus que dans celui de la preuve, suivant une modalité épistémologique plus adaptée aux sciences historiques auxquelles J.-C. Passeron rattache la sociologie (Passeron, 1991).

3. La force des images pour impliquer le public dans la démarche ethnographique

L’observation directe des nouvelles pratiques de recherche en sciences sociales qui se sont dessinées à l’occasion de cette enquête au croisement de l’art cinématographique manquerait un pan substantiel de son objet si elle ne rendait pas compte de la réflexion dont elle a été le prétexte sur la place de celui qui regarde les images. On l’a déjà évoquée pour l’enquêté en insistant sur ce qu’apporte la vidéo-élicitation et sur ce que produit le recours à des images de fiction plutôt qu’à des images de la réalité (Cesaro, Fournier, 2020). Il faut en revanche s’arrêter sur ce qui se joue pour le public de la science. Comment celui-ci reçoit-il des dispositifs de partage de la recherche comme le film ou le documentaire interactif, produits à la rencontre des sciences sociales et de l’art ? La forme filmique renouvelle les façons d’exprimer la recherche. Les intérêts de contrebande que P. Fournier avait pour le projet initial de P. Cesaro se retrouvent dans le projet porté à deux : pour montrer et démontrer la fécondité de « son » dispositif face à une situation de parole empêchée. Transparaît également, images à l’appui, l’intérêt de l’invention méthodologique pour « sauver l’ethnographie » en lui permettant de se poursuivre par d’autres moyens quand observation directe et documentation ethnographique ne peuvent être mobilisées dans l’étude de l’intime.

Au-delà, la collaboration fut l’occasion de réfléchir sur le fait que, s’agissant du film, la forme artistique prescrit paradoxalement un parcours d’exposition de la recherche qui est beaucoup plus rigide que l’écrit. Dans le livre, le chemin est seulement balisé au lecteur avec des repères formels (sommaire, chapitres, intertitres, pagination, paragraphes, italique…) lui permettant de sauter des passages, de revenir en arrière, de relire ce qui pourrait lui avoir échappé. Au moment où l’on évoque la polysémie de l’image pour proposer au spectateur de prendre en charge une partie du travail interprétatif du matériau empirique rassemblé et lui permettre donc un rapport plus ouvert aux travaux de recherche, on s’aperçoit que le choix de la forme filmique fait monter la responsabilité de l’auteur dans l’exposition du propos de recherche dès lors qu’il doit être vu de bout en bout (Vander Gucht, 2017). La contrainte formelle est sans doute moindre quand on passe du film à l’écriture déliée du documentaire interactif7, affichant de courtes pastilles vidéo à articuler suivant plusieurs propositions de l’auteur-éditeur. Mais, là encore, on a été surpris de noter que cette forme laissait un grand pouvoir de contrôle au chercheur. P. Fournier s’est posé la question d’apporter au spectateur des éléments filmiques « au bon moment » de leur quête de compréhension et de voir s’il y avait là moyen de faire entrer dans le spectatorat de la science des publics peu familiers des codes de la recherche ou des théories sur lesquelles s’appuie le chercheur. En offrant, par exemple, à ces spectateurs de s’équiper intellectuellement à l’occasion de détours par certaines pastilles que des publics avertis n’auraient pas besoin de voir, et en le faisant au moment précis où ils en ressentent intuitivement la curiosité plutôt que le strict besoin, quitte à le leur reproposer s’ils ne s’en saisissent pas tout de suite. Cette perspective séduisante doit toutefois être interrogée à l’aune du risque de contrôler la compréhension qu’a le spectateur des propositions imagées qui lui sont faites, d’imposer une orthodoxie au moment même où on tente de proposer des ouvertures.

La collaboration fit également réfléchir à la focalisation du propos en images sur la démarche de connaissance plus que sur ses résultats. Proposer au public de la science un portrait du chercheur au travail plutôt qu’une « leçon de choses vues » prend à revers les habitudes télévisuelles, mais cela ne se révèle-t-il pas être la meilleure façon de partager la science ? En soulignant son caractère de défi à l’intelligence collective ? C’est là que le projet conjoint des deux réalisateurs de présenter le dispositif de recherche rejoint le projet initial du cinéaste de filmer le chercheur en travailleur. Il est désormais pleinement assumable devant le spectateur, le film montrant le travail d’exploration du chercheur en termes d’enquête et pas seulement son travail de formulation de compréhensions nouvelles. La forme filmique, montée au plus près de l’enquête et recourant, par moments, à l’auto-mise en scène pour rendre visibles les doutes et les échecs autant que les parades et les données produites, enrôle le spectateur pour l’associer à la difficulté de connaître contre les préconnaissances qui se forgent dans la vie sociale et qui rendent aveugles à certaines réalités, donc à l’impératif de connaître contre soi-même. C’est un résultat de recherche à poser pour préparer l’appréhension des autres résultats de la recherche.

Débordant le projet initial du chercheur en cinéma, cet échange a ainsi ouvert l’ethnographe à des attentes qu’il n’avait pas vis-à-vis de l’image : non seulement faciliter la collaboration avec les enquêtés, éclairer les pairs chercheurs sur sa démarche, mais aussi, peut-être, impliquer autrement le public de la recherche dans la découverte et la compréhension de son travail. Le souci du lecteur vaut, bien sûr, déjà pour l’écriture textuelle. Les réflexions des sciences sociales sur ce point ne manquent pas depuis le linguistic turn. Mais le cinéma ouvre un répertoire plus immédiatement émotionnel que l’écrit pour entraîner le public de la recherche à s’interroger sur le social et à examiner les efforts de contrôle que déploie l’ethnographe sur le travail interprétatif qu’il mène : à partir d’une position d’acteur qui ne peut jamais être totalement hors du jeu social.

4. L’écriture cinématographique au service d’une écriture de recherche

Le travail sur l’image et le son, à l’occasion de l’adaptation du feuilleton en film d’élicitation, a amené, malgré lui, le sociologue à éprouver le sens spécifique que produit le langage audiovisuel, le travail cognitif qu’il déclenche et oriente chez le spectateur, le travail interprétatif qu’il sous-tend et stimule, sans le contraindre complètement. Il lui a appris que toute juxtaposition d’images suscite la production d’un sens chez le spectateur. Il a pu observer que la narration cinématographique fait porter, à travers les personnages qu’elle met en scène, des points de vue variés sur la réalité qui est prise pour objet. Le film comporte, enfin, la trace – parfois involontaire – de la volonté de signification de celui qui filme. Le sens du propos pour le spectateur se joue ainsi entre ces différentes voix plus ou moins explicites et est donc beaucoup plus difficile à maîtriser par l’auteur qu’à l’écrit. A fortiori, si on garde en tête que le film laisse encore d’autres interlocuteurs hors champ pour le spectateur : proches, amis aussi bien qu’ennemis, leaders d’opinion… dont il a dans l’oreille les avis sur le sujet évoqué pour les avoir déjà entendus être échangés un jour devant lui ou lui être soumis dans des circonstances variées. Ces interlocuteurs hors champ, cet arrière-plan, cet intertexte changent d’un spectateur à l’autre pour former des perceptions du film qui ne sont pas en nombre infini, mais assurément plurielles.

L’absence de maîtrise pour installer son regard sur la situation étudiée, pour proposer un arbitrage entre ces voix au nom de l’objectivité dont il serait le garant, crée une forte inquiétude chez le sociologue au moment de réaliser un film sur un sujet comme le nucléaire. Ce secteur controversé rend particulièrement patent le problème posé. P. Fournier sait, qu’en donnant à voir le monde ordinaire du nucléaire, il s’écarte des pratiques de la plupart de ses collègues qui privilégient l’exceptionnalité dramatique du secteur (Fournier, 2022), décevant les publics non chercheurs en attente de l’habituel débat clivé sur le sujet.

La forme filmique déstabilise donc les habitudes du sociologue en termes d’écriture de la science : alors que ce dernier voudrait tout faire entrer dans le cadre et dans le montage pour produire un sens précis, le geste documentaire se construit avec la force intrinsèque, et immédiate, d’évocation du visible, dans une tension entre champ et hors-champ, autour d’une dynamique de parole qui est aussi importante que le contenu des propos… Un personnage saisi dans un lieu sans attrait peut suffire à laisser imaginer une action fastidieuse et incertaine : par exemple, la recherche de témoins par téléphone (Image 4).

Image 4 - P. Fournier en communication avec le producteur du feuilleton, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.

Image 4 - P. Fournier en communication avec le producteur du feuilleton, photogramme du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

À l’inverse, un élément de décor suffit à faire embrasser au film une dimension plus large que ce qu’il montre, car il est travaillé par le spectateur avec les codes visuels qu’il a acquis dans son expérience du cinéma et de la télévision. Il n’est pas nécessaire d’y ajouter d’explication même si l’on ne saisit pas tous les enjeux de ce qui se passe pour le personnage du chercheur dans la scène (Image 5).

Image 5 - P. Fournier en discussion avec le réalisateur du feuilleton, photogramme du film <em>Sur les traces des atomistes</em>, 2016.

Image 5 - P. Fournier en discussion avec le réalisateur du feuilleton, photogramme du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

Ainsi peut-on dire que le cinéma travaille à l’inverse de l’écrit : alors que le sociologue rassemble une grande variété d’interactions pour en subsumer le sens au lecteur, le cinéaste se concentre sur un petit nombre d’éléments pour rendre le récit intelligible au spectateur par leur caractère emblématique, le processus de création reposant, dans ce cas, sur la puissance du montage pour leur donner un sens, sur le besoin du spectateur de trouver un rapport entre des images associées dans un rythme, une dynamique. La coopération entre cinéma et ethnographie suppose donc d’accepter l’idée d’un cheminement de la pensée qui passe par le triangle entre filmeur, filmé et spectateur, où chacun est actif dans la production de sens.

Alors qu’à l’écrit, l’ethnographe doit prendre en charge la description fine de ses actions pour partager sa méthode d’observation et de formalisation des données, il peut désormais s’associer au cinéaste pour élaborer un point de vue sur la façon de montrer son travail en s’accordant sur une stratégie filmique afin de sélectionner les situations à filmer et en s’entendant sur une série de choix (son, cadre, champ, hors-champ…) qui sont liés au récit visé. Pour autant, les priorités peuvent être différentes pour l’un et l’autre en termes de précision et d’esthétique. Il faut, par exemple, savoir quoi faire de certaines actions non prévues déclenchées par la présence de la caméra comme les regards du chercheur ou de l’enquêté au filmeur. Le réalisateur peut souhaiter les capter pour être au plus près des réalités de la recherche en train de se faire alors que l’ethnographe peut les sentir éloignées de sa pratique ordinaire même si elles font partie, à l’instant, de son enquête conduite « sous objectif ». Ainsi, la volonté de montrer avec justesse le travail du chercheur a supposé, pour P. Cesaro et P. Fournier, d’éclairer la fabrication des séquences qui en rendent compte. Des scènes qui explicitent les choix de montage ont été introduites pour évoquer des distorsions qui pourraient être intervenues au nom de la grammaire cinématographique (Vidéo 4).

Vidéo 4 - P. Fournier et P. Cesaro au banc de montage, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

5. Une écriture cinématographique ajustée

La coopération approfondie entre chercheur en cinéma et ethnographe a ouvert des solutions originales d’écriture des sciences sociales à l’adresse du public. Elles portent ici sur le traitement de la parole des personnes rencontrées en entretien, sur le traitement d’un sujet clivant du débat public et sur le traitement de la recherche comme activité.

Le montage des entretiens : entre exigences du chercheur et attentes du public

On l’a dit, si le sociologue avait accepté d’être filmé dans l’espace très privé de l’entretien pour le premier projet du cinéaste autour d’un film sur le métier de chercheur, il avait très vite mis une condition à la mobilisation de ces images et sons : qu’elle ne travestisse pas le traitement qu’il fait de la parole recueillie. Il a le souci, dans son travail de ne pas perdre le lien entre propos tenu et position occupée dans l’espace social par la personne au moment où elle perçoit le réel comme elle le dit (Bourdieu, 1993, p. 925). C’est une parade importante aux risques de prendre pour argent comptant les propos des enquêtés ou de les récuser par avance pour travestissement du réel : le propos de l’enquêté porte à la fois la marque du réel et la marque des catégories qu’il a forgées pour lui donner du sens à partir de la position qu’il occupe et des contraintes et intérêts qu’il lui faut prendre à son compte pour l’occuper. Devenu co-réalisateur, le cinéaste doit maintenir ce souci et, donc, ne pas faire se répondre les interviewés dans un dialogue fictif avec des formules décontextualisées, prises dans différents entretiens, fussent-elles sur un même thème, fussent-elles bien senties, s’enchaînant à la manière de ce que pourrait dire un acteur générique, quand bien même cela se pratique très souvent dans l’écriture documentaire de télévision ou de cinéma. Il prend la responsabilité de coller aux pratiques de terrain de l’ethnographe et, du même coup, donne au public le moyen de produire, à son compte, des raisonnements sur cette matière verbale et gestuelle, en phase avec le travail interprétatif de la sociologie d’enquête.

Réciproquement, le cinéaste ne peut se contenter d’aligner les montages d’entretiens isolés les uns des autres sous peine de perdre l’attention du spectateur face à l’image. Celui-ci a, en effet, des attentes à partir des codes qui ont été forgés par sa pratique de spectateur de documentaires. Il est alors risqué de les prendre totalement à revers. Si celui-ci est prêt à faire des « interviewés » des « personnages » dignes d’attention, il serait vite embarrassé de personnages qui ne se croiseraient jamais ensuite. Le montage s’élabore à partir de cette vigilance à soutenir l’attention du spectateur, quitte à renoncer à intercaler des métadiscours d’analyse des paroles d’entretiens déjà longs. Tout au plus sont-ils mis à disposition du spectateur dans des interstices tout en veillant à le laisser aller à son rythme et, peut-être, ne pas les écouter s’il préfère se perdre dans les méandres de sa propre réflexion sur la parole des interviewés (cf. supra Vidéo 3).

Le montage alterné entre deux entretiens, apprécié pour ses effets de rythme, devient acceptable quand le second est mené avec la femme du premier interviewé et quand, en conséquence, la contextualisation du propos ne fait aucun doute (Vidéo 5). Présentés comme des échos légèrement dissonants, les croisements de propos font, dans ce cas, sentir des petits décalages de point de vue sur une même réalité et renvoient la clé de ces écarts aux positions de genre occupées par les interlocuteurs. Cela anime ainsi la séquence en activant le travail interprétatif du spectateur et reste en phase avec l’analyse sociologique.

Vidéo 5 - Les deux membres d’un couple face à des questions d’organisation de la vie quotidienne, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

De la même façon, le sociologue, devenu co-réalisateur, doit apprendre à cultiver l’intérêt du spectateur en stimulant son appétit de découvertes et en l’équipant progressivement pour mieux les apprécier. Il doit ainsi admettre devoir aiguiser la curiosité du spectateur pour soutenir son attention : par des amorces préparatoires, par exemple. On peut citer l’usage dispersé de courts extraits du feuilleton pour illustrer des propos ou articuler des scènes : outre cet effet de liaison, ils vont se compléter au fil du film de recherche jusqu’à donner au spectateur une idée assez précise de la trame constitutive du film d’élicitation qui a été tiré du feuilleton. Ou encore, le choix d’enchaîner trois courts extraits d’entretiens avec trois personnes différentes avant de développer le premier entretien pour signifier au spectateur qu’il doit encore s’attendre, après cette séquence, à deux autres développements de même longueur avec les autres enquêtés.

Le traitement d’un sujet clivant : un défi partagé pour interpeller le spectateur

Évoquer avec les enquêtés un sujet très clivant du débat public dans le cadre d’un dispositif choisi pour contourner les effets de censure induits par cette polarisation ne dispense pas le chercheur de s’interroger et d’être interrogé par le public sur son propre parti pris face au sujet. Le simple fait d’évoquer un thème tel que le nucléaire est déjà vu par certains comme un témoignage de la légitimité de cette activité industrielle, donc comme une attestation de soutien, même si cela donne surtout des gages que le sujet mérite d’être discuté. À l’inverse, d’autres considèrent qu’il n’y a rien à en dire, que son compte est déjà scellé, que cette activité doit disparaître sans plus de procès, même si elle constitue un secteur d’activité qui a une histoire. Ainsi, quand le nucléaire est vu par les uns comme défendu dès lors qu’on s’y intéresse, fût-ce pour mieux le combattre, et par les autres comme attaqué injustement quoi qu’on en dise, il faut à tout prix mettre en scène, dans l’écriture filmique, ces attendus de la dispute entre anti et pro-nucléaires qui cadrent le débat ordinaire sur le sujet. Il faut les présenter comme des obstacles à l’analyse si l’on veut convaincre le public de la recherche de se montrer curieux envers les travailleurs du secteur et les riverains des sites nucléaires, premiers concernés par les enjeux sanitaires et environnementaux qui y sont associés. Sans quoi, on leur inflige une double peine : devoir vivre avec les inquiétudes du nucléaire et se voir dénié de pouvoir s’en plaindre.

Ce qui vaut pour l’ethnographe vaut également pour le chercheur en cinéma. L’écriture filmique doit prendre en charge le rapport à un sujet clivant d’une manière ou d’une autre. La solution trouvée ici a été par touches répétées. D’abord dans une séquence où le sociologue, dans une conférence grand public, établit l’intérêt de son travail indépendamment des positions polaires du débat public : « travailler dans le nucléaire, c’est aujourd’hui, c’est hier et c’est demain pour encore un petit moment même dans le cas où nous dirions ce soir que nous arrêtons […]. On est obligé de considérer que cette activité industrielle va se poursuivre et mériter d’être accompagnée, surveillée pendant des années et des années. Du coup, la question de travailler dans le nucléaire est sûrement une question très importante à caractériser avant de chercher à répondre à “Faut-il en finir avec le nucléaire ?” On va travailler dans le nucléaire encore un moment, quelle que soit la réponse à cette question » (Vidéo 6).

Vidéo 6 - P. Fournier dans une conférence grand public à la médiathèque de Villejuif, janvier 2014, extraits du documentaire interactif De la fiction faire science, 2019.
© P. Cesaro, P. Fournier

Ensuite, durant l’entretien avec la femme d’un chercheur en physique, on retient le moment où elle explique que son mari n’est pas si savant qu’on pourrait l’imaginer sur les dangers de son environnement de travail (Vidéo 7).

Vidéo 7 - La femme d’un chercheur découvre l’inquiétant monde du travail de son mari, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

Encore, en sélectionnant un extrait d’entretien où un ingénieur dit avoir senti que son employeur lui reprochait les opinions de sa femme (Vidéo 8).

Vidéo 8 - Un ingénieur se rappelant avoir été interrogé sur les positions antinucléaires de sa femme, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

Enfin en citant un médecin du travail qui explique que sa femme, médecin du travail elle aussi, mais intervenant dans d’autres univers professionnels, se sentait « beaucoup plus indépendante » que lui face à son employeur (Vidéo 9).

Vidéo 9 - Un médecin du travail parlant de sa femme, médecin du travail hors du nucléaire, extrait du film Sur les traces des atomistes, 2016.
© P. Cesaro, P. Fournier

Le thème est abordé plus frontalement dans la scène finale du film qui enregistre les réactions des enquêtés à la projection du film de recherche. À un moment, on les voit se demander pourquoi les résultats de recherche ne sont pas présentés plus clairement dans le film, le sociologue répond qu’il se demande alors s’il faut entendre, derrière cette question, le reproche de n’avoir peut-être pas produit une recherche totalement en phase avec les attentes très spécifiques qui sont adressées à toute recherche en sciences sociales traitant du nucléaire compte tenu de ses enjeux politiques et de la polarisation qui entoure le débat public sur le sujet. La question posée par les spectateurs n’a, bien sûr, pas été anticipée au tournage. La scène avait été pensée, dans le projet initial, pour illustrer ce que peut être une restitution de la recherche aux enquêtés : quand le sociologue vient vers eux pour leur livrer un retour sur son travail et pour écouter leurs réactions. C’est une façon classique d’équilibrer l’échange avec les enquêtés et de poursuivre la collaboration avec eux. Ces retours sont, en effet, susceptibles d’attirer son attention sur des oublis ou sur des maladresses, mais la forme de l’exercice n’est pas normée. Ici, l’interaction avec les enquêtés est également l’occasion d’aborder avec franchise la question des effets de la tension du débat public qui prédéfinit le cadre de la réflexion sur l’avenir du nucléaire, souvent teinté d’engagement en faveur du nucléaire ou en opposition, conduisant à négliger les réalités du quotidien des travailleurs du secteur et des riverains des sites. Le cinéaste et le sociologue, devenus co-réalisateurs du film, sentent ainsi que cet échange peut être une nouvelle façon d’attirer l’attention du spectateur sur ses attentes inconscientes qui sont celles du débat public et qui sont susceptibles d’entraver son attention à des réalités importantes. En résulte que le public du film se trouve indirectement interpellé, autant par le sociologue que par les enquêtés, donnant plus de force à la question.

Enrôler le spectateur dans les défis du sociologue

Recourir à l’image pour saisir l’activité de recherche interroge le positionnement du chercheur par rapport à l’objet nucléaire. Il faut admettre que celui-ci se prête particulièrement bien à la dramatisation : avec l’emblématique champignon de l’explosion atomique à l’éclat contrasté, à la fois lumineux et sombre, plein de force et terriblement funeste ; avec l’idée tragique de travailleurs qu’on laisse s’exposer à des périls inaccessibles à leurs sens, difficiles à prévenir et produisant, avec retard, des effets délétères, impossibles à soigner, voire transgénérationnels ; ou bien encore, avec une industrie du secret entre militaire et civil, hors de tout contrôle démocratique. Ces figures sont justes, mais céder à une telle réduction de l’objet aurait surtout pour effet de renvoyer le sociologue au second plan.

Cela pourrait également le situer dans le répertoire du héros ayant triomphé d’un monde hostile à l’investigation des sciences sociales. Ici, dans sa recherche d’informations sur la valeur documentaire du film de fiction, l’ethnographe a cherché à mieux connaître les conditions de tournage du feuilleton pour savoir quand les images étaient en décor naturel et quand des décors avaient été construits pour l’occasion. Il cherchait à en retrouver des témoins mais il peinait à les contacter compte tenu de l’ancienneté du tournage (une cinquantaine d’années). Il croyait avoir retrouvé l’un d’eux mais en vain ; il était dépité d’apprendre le décès d’un autre ; il était exalté par la perspective d’en rencontrer un troisième. Comme on a filmé ou enregistré chaque appel passé dans cette étape de l’enquête faute d’en connaître l’issue et qu’on trouve dans ces rushs des rebondissements qui sont très en phase avec une narration romanesque, certaines séquences ont été montées dans cet esprit et on a eu plaisir à voir, sur des projections de test, que le spectateur s’y accrochait bien. Mais pour quel effet ? Pour donner quelle image du chercheur en sciences sociales ? Un héros ballotté par le sort ou porté par le génie ? Ulysse au retour de Troie, triomphant de mille périls pour faire progresser la connaissance ? Même si de tels errements font complètement partie du travail de recherche, ces péripéties de l’enquête sont dérisoires face à la complexité du sujet et aux difficultés pour l’aborder, que l’on tente de contourner par le dispositif mis à l’épreuve. Par suite, on les a abandonnées : pour ne pas risquer de renvoyer au second plan ce vrai défi de recherche, et n’a été gardée de ces rencontres avec des témoins que l’occasion qu’elles donnaient d’interroger la commande implicite du pouvoir gaullien en faveur d’un feuilleton de propagande du nucléaire civil, laissant l’errance de l’enquête être portée par l’arrière-plan banal (cf. supra Image 4).

Quant à vouloir convaincre ses pairs des bénéfices tirés du dispositif de vidéo-élicitation pour soutenir la parole de personnes en position dominée dans l’espace social, cela fait pleinement partie de l’activité scientifique et mérite d’être mis en images. Mais comment faire cette démonstration ? Quand le film montre des personnes dont on connaît déjà la grande maîtrise de la parole compte tenu de leur position dominante dans l’espace social (ingénieur, médecin, chercheur, professeur), il est nécessaire de se demander si, sans ce dispositif, elles n’auraient pas parlé au sociologue avec la même aisance, les mêmes détails choisis. A contrario, l’entretien avec des personnes à l’élocution difficile, hésitante, mal assurée, bien en phase avec celles que le sociologue souhaitait rencontrer, est efficace aux yeux des chercheurs. Mais ces personnes se trouvent logiquement en décalage pour le public profane avec les « bons clients » que sélectionne la télévision pour les émissions d’actualité-spectacle (Cesaro, Fournier, 2019). Les ouvriers y sont représentés par des leaders syndicaux, les déprimés sont « parlés » par leurs psychiatres, les immigrés clandestins ont leurs associations de défense. Placer dans le film ces « mauvais clients » après des enquêtés appartenant aux professions intellectuelles supérieures – dont le récit donne des éléments informatifs – est bienvenu pour s’assurer d’avoir vite équipé le spectateur dans la compréhension du défi de recherche et du dispositif. En revanche, leur passage à l’écran crée un contraste qui peut sembler démentir l’efficacité du dispositif : il donne le sentiment de moins bien fonctionner si l’on s’en tient au volume d’informations apportées au spectateur par ces entretiens alors que c’est précisément avec eux qu’il produit les effets les plus positifs sur la précision des contenus pour la recherche. Le réalisateur ne doit pas, non plus, jouer un mauvais tour à ces personnes : les faire passer pour ce qu’elles ne sont pas, les ridiculiser par comparaison. Échapper à ces périls suppose que le spectateur se soit emparé du défi que cherche à relever l’ethnographe (de la même façon que du défi déjà évoqué de produire une intelligibilité sur un sujet très controversé).

Il faut veiller ensuite à ne pas faire trop durer les premiers moments du film, indispensables pour l’information du spectateur mais ne devant pas épuiser ses capacités d’écoute. Il faut arriver vite aux séquences réclamant le plus d’attention sensible : il ne faut pas l’avoir saturé de raisonnements analytiques mobilisant son entendement et sa mémoire. Mieux vaut lui avoir laissé des temps pour capitaliser les indices donnés et déployer sa réflexion face à l’énigme que constitue chaque portrait qui, par-delà un individu, éclaire une situation. Inutile de lui souffler trop fortement les analyses du sociologue. Et, si le film doit être assez court pour être appropriable par le spectateur, les entretiens longs de l’ethnographe doivent être ramenés à des montages d’extraits. Dans le film, le recours à l’auto-mise en scène des chercheurs en réalisateurs, filmés en train de discuter des choix de montage des extraits, sert à attirer l’attention du spectateur sur les risques qu’il y aurait à perdre de vue l’unité du répondant (cf. supra Vidéo 4). Dans le même temps, la séquence fait rupture et met le spectateur à distance du récit de l’enquêté : un bon moyen de remobiliser son attention interprétative.

L’un des pièges de l’écriture audiovisuelle de la recherche est de vouloir « tout dire » et de tomber dans un mouvement de transmission qui laisse peu de place au spectateur et à son imaginaire (Durand, Sebag, 2015). La scène d’introduction du film réalisé ici donne le ton d’une forme différente : ce sont les images d’archives avec leurs mystères qui orientent le chercheur dans son enquête et l’amènent à la rencontre de ses personnages. Le propos est suggéré à travers l’enchaînement des scènes, quitte à laisser des situations incomplètes aux significations incertaines. En s’efforçant de collaborer avec le cinéaste dans ce projet devenu commun, l’ethnographe explore une nouvelle forme d’écriture de la science qui favorise la co-production et le partage du sens avec le public. Elle joue sur l’activation régulière de l’esprit du spectateur, en écho avec les tropes en vigueur dans le récit filmique de fiction auxquels il a été formé par sa pratique courante du cinéma et de la télévision.

Cette participation du spectateur, que traduit particulièrement bien le terme anglo-saxon d’« entertainment » dans son sens premier avec l’idée d’attraction, d’enrôlement, d’implication dans l’analyse qu’on cherche à soutenir, ne recoupe pas la même mobilisation mentale que celle que réclame au lecteur la forme textuelle des sciences sociales : où l’on peut interrompre la lecture quand on veut, où l’on peut la répéter en cas de difficulté de compréhension. Proposer au spectateur de suivre, par la caméra, différentes phases de l’enquête en train de se mener est une façon de l’y associer, de le laisser s’approprier le questionnement du chercheur, de le faire s’interroger sur le sens à donner aux observations recueillies par l’enquêteur à chaque étape, sur les actions d’investigation à conduire d’un jour sur l’autre. L’écriture audiovisuelle profite également d’une pluralité de modalités d’interpellation du spectateur en mobilisant, dans le même temps, sa capacité d’écoute des dialogues, son attention à la gestuelle et son sens des situations (Friedmann, 2006). Si bien que celui-ci comprend le réel par les correspondances qu’il décèle entre les informations reçues de ces différents canaux, par les échos avec sa propre expérience du monde social – plus ou moins proche de celle de l’enquêté ou de celle de l’enquêteur –, pas seulement par le métadiscours du chercheur. Enfin, le renouvellement ouvert par l’écriture audiovisuelle de la recherche ethnographique s’exprime dans l’indétermination du propos qui est entretenue et qui laisse chaque spectateur collaborer à cette dernière phase de la recherche pour tirer ses propres conclusions, sans pour autant lui laisser penser que tous les avis sont légitimes, que tous les avis se valent. Le partage de moments de la démarche d’enquête par le truchement de l’image rend certains avis plus fondés que d’autres à l’œil et à l’oreille désormais avertis du spectateur, progressivement initié à la recherche par la narration construite dans le dialogue entre arts visuels et sciences sociales8.

Notes

1 Dans la narration ethnographique, l’habitude est de recourir par moment au « je » pour ne pas gommer l’enquêteur de la scène observée. Le choix de rapporter et d’analyser ici une expérience de collaboration entre deux narrateurs impose un autre trope stylistique : nommer le chercheur en sciences sociales et le réalisateur par leurs noms de famille quand on les saisit en action et réserver les expressions comme le sociologue et le chercheur en cinéma aux points de vue d’analyse de leurs actions. Une façon de prendre à César la façon d’écrire de César.

2 Le projet Nucléaire et société locale a été financé par la Mission à l’interdisciplinarité du CNRS dans le cadre de son programme NEEDS (2013-2017) : https://nucleaire.hypotheses.org/prolongements/venir-travailler-dans-le-nucleaire

3 Un autre article pourrait porter sur les changements de regard et de pratiques induits, cette fois, chez le réalisateur par la collaboration au long cours qui s’est nouée avec les sciences sociales. Les éléments mentionnés ici n’en forment pas un relevé systématique.

4 Cesaro P., Fournier P. (2016), Sur les traces des atomistes. Un pas de côté pour un sociologue de terrain, film de recherche , CNRS-Aix-Marseille université, 85 min ; Cesaro P., Fournier P. (2019), De la fiction faire science. Une expérience de vidéo-élicitation pour sortir d’une situation de parole empêchée, documentaire interactif, Fondation Amidex, PRISM, LAMES, INA, 2019, 45-80 min, [en ligne] https://fifas.huma-num.fr/#Introduction

5 Le feuilleton Les Atomistes, réalisé par Léonard Keigel en 26 épisodes de 13 min, a été diffusé avant le journal télévisé du soir sur la première chaîne de l’ORTF en février-mars 1968.

6 Comme le prévoit le Code de la Propriété intellectuelle (art. L122-5).

7 L’exploration de cette voie, à l’occasion de la présente recherche, ne tient pas à cette préoccupation, mais à l’obligation de remettre l’ouvrage sur le métier devant l’impossibilité pour l’INA de nous laisser diffuser le film compte tenu du problème de droits. Un nouveau projet de recherche s’est concentré sur le contournement de cette difficulté et a trouvé, pour cela, la forme du documentaire interactif réservé au monde académique, ouvrant de nouvelles occasions de rencontre avec les arts numériques pour lui donner forme, en même temps que des occasions de poursuivre la réflexion sur l’écriture de la science.

8 L’écriture retenue pour cet article durcit les positions entre sciences sociales d’un côté et arts visuels de l’autre pour les besoins de la démonstration alors que les relations de travail de P. Fournier et de P. Cesaro, durant les projets communs, ont surtout été souples, fluides et insaisissables. À notre sens, cela tenait fortement à la curiosité d’écouter l’autre dans ses différences et dans la façon de les mettre en mots quand il lui fallait sortir de leur mise en œuvre ordinaire et tenter de les expliciter, et au plaisir d’observer l’autre dans sa capacité d’écoute et d’appropriation de propositions alternatives qui lui étaient formulées, au point de nous conduire à utiliser le terme de co-réalisation pour le film et le documentaire interactif même s’il ne recouvre évidemment pas les mêmes contributions pour l’un et pour l’autre.

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Filmographie

CESARO Pascal, FOURNIER Pierre (2016), Sur les traces des atomistes. Un pas de côté pour un sociologue de terrain, film de recherche, CNRS, Aix-Marseille université, 85 min.
CESARO Pascal, FOURNIER Pierre (2019), De la fiction faire science. Une expérience de vidéo-élicitation pour sortir d’une situation de parole empêchée, documentaire interactif, Fondation Amidex, PRISM, LAMES, INA, 45-80 min.

Pour citer cet article

Pascal Cesaro, Pierre Fournier, « Les ressources de l’art cinématographique pour plonger au cœur de la démarche ethnographique», Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 21 juillet 2023, consulté le . URL : https://rfmv.fr