Manon Ott, Cinéaste, Docteure en sociologie
En partant de l’expérience du film et du livre De cendres et de braises de Manon Ott, tous deux issus de sa recherche de thèse intitulée Filmer/Chercher, cet article interroge les enjeux aussi bien esthétiques que politiques de la parole filmée dans une recherche-création au croisement des gestes de l’enquête en sciences sociales et de ceux du cinéma. Le film, en noir et blanc, propose un portrait à la fois sensible et engagé d’une banlieue ouvrière en mutation en allant à la rencontre de ses habitants et de leurs paroles. À partir d’une séquence de ce dernier, durant laquelle un des protagonistes s’exprime, une nuit durant, à côté d’un feu, sur sa vie d’ancien délinquant devenu militant, cet article propose d’interroger en quoi le film permet de travailler différemment avec les paroles de ceux qui participent à nos recherches. Il montre comment le recours au film implique un autre rapport au terrain et aux personnes filmées, incitant à sortir du rapport classique enquêteur-enquêtés pour entrer dans un processus de recherche et de création partagées. Là où le partage d’une expérience sensible, par-delà les frontières entre arts et sciences, pourrait ouvrir des voies vers d’autres formes de politique.
Mots-clés : Recherche-création, Cinéma, Sciences sociales, Documentaire, Parole filmée, Quartiers populaires
Based on the experience of the film and the book “De cendres et de braises” by Manon Ott, both resulting from her thesis research entitled “The Film as Research”, this article questions the aesthetic as well as political issues of filmed speech in a research - creation at the crossroads of the gestures of the investigation in the social sciences and those of the cinema. The film, in black and white, offers a political and poetic portrait of a changing working-class neighborhood by meeting its inhabitants and their words. Based on a sequence of the film, during which one of the protagonists speaks, for one night, next to a fire, about his life as a former delinquent who has become an activist, this article proposes to question how the film allows us to work differently with the words of those who participate in our research. It shows how the use of film implies another relationship to the field and to the people filmed, encouraging us to leave the classic investigator-respondent relationship to enter into a process of shared research and creation. Where the sharing of a sensitive experience, beyond the borders between arts and sciences, could allow other forms of politics.
Keywords : Research-creation, Cinema, Social sciences, Documentary, Filmed speech, Working-class neighborhoods
Le travail de la science que partage le documentaire (par sa fibre anthropologique et historienne) n’est pas de désenchanter un monde dont les occupants se perdraient dans des représentations illusoires. Il doit à l’inverse montrer que le monde tenu pour prosaïque par les esprits sobres est en réalité un monde enchanté dont il faut découvrir la sorcellerie constitutive
Jacques Rancière, Les bords de la fiction (2017, p. 66).
Faire dialoguer un film et un texte dans une recherche n’a rien d’évident. D’abord parce qu’il y a plusieurs écueils à éviter qui seraient, par exemple, de faire du film une illustration du texte, ou bien du texte un commentaire du film. Pour autant, l’hybridation des gestes proposée par la recherche-création peut aussi être particulièrement féconde et renouveler autant notre regard que nos façons de faire de la recherche. Elle permet d’associer à la fabrication et à la pratique des images, une pensée des images.
En revenant sur une recherche, tout à la fois théorique et pratique, que j’ai menée au cours d’une thèse au croisement des sciences sociales et du cinéma, je propose de réfléchir sur la question de la parole filmée et sur ses enjeux.
Cette thèse, intitulée Filmer/Chercher, est composée d’un long-métrage documentaire – De cendres et de braises – tourné lors d’une recherche de cinq années dans les quartiers populaires de la ville des Mureaux, en région parisienne, et d’un texte contextualisant le terrain de la recherche et revenant sur l’expérience du film1. Le film a été utilisé de deux façons dans cette recherche : à la fois comme moyen d’enquête et comme écriture de la recherche. Le défi de cette dernière consistait à associer la rigueur du projet scientifique et la liberté de la forme cinématographique, autrement dit les exigences analytiques propres aux sciences sociales et les exigences de créativité et de narration propres au cinéma.
Le film, en noir et blanc, propose un portrait sensible et politique de ce territoire ouvrier en mutation, en allant à la rencontre de ses habitants et de leurs paroles. Partant d’images d’archives de l’occupation de l’usine de Flins en 1968 et du récit d’anciens ouvriers, il en documente également les grèves récentes, témoignant des mutations du travail et de la transformation de ce monde ouvrier. D’un autre côté, il se tourne vers les enfants de cette histoire ouvrière et de l’immigration qui habitent dans les cités voisines, aux Mureaux, construites à l’origine afin de loger les ouvriers de Flins. Il cherche à cerner comment ils perçoivent cette histoire ainsi que la société dans laquelle ils vivent. En se rapprochant de vies singulières, il recueille des paroles rares, aussi bien intimes que politiques, qui expriment un regard sur le monde empreint d’une certaine révolte.
Quant au texte qui dialogue avec le film, sa première partie restitue l’enquête socio-historique réalisée aux Mureaux durant les trois premières années de cette thèse pour préparer le film. Basée sur de nombreux entretiens et le recueil d’archives, elle propose une sorte d’état des lieux à partir duquel il s’agissait de mieux cerner les enjeux d’autres images de ces quartiers. Tandis que la seconde partie revient sur la réalisation du film, elle présente les rencontres avec ses protagonistes, le travail autour de leurs récits et la mise en scène de leurs paroles dans le film. Elle interroge le sens et l’enjeu politique de ces autres scènes que constituent ces actes de parole. Enfin, elle questionne les contours et les possibles d’un cinéma de recherche par-delà la frontière entre arts et sciences.
Pour revenir ici sur la singularité de cette recherche-création, je propose de partir d’une séquence d’entretien filmé avec un des protagonistes du film : Mohamed dit « Momo ». Cette séquence de parole, d’environ 13 minutes, présentée ci-après, est une séquence forte du film qui se déroule la nuit à côté d’un feu. À partir de cette dernière, il s’agira d’interroger en quoi le film permet de travailler différemment avec les paroles de ceux qui participent à nos recherches. Comment se construit une parole cinématographique ? Quels en sont les enjeux ? Qu’est-ce que filmer déplace dans nos façons de faire de la recherche, et vice versa?
Le texte qui suit présente ainsi l’histoire de ma rencontre avec Momo et la façon dont nous avons mis en scène, ensemble, sa parole dans le film. Il interroge les interactions sociales qui se jouent autour de la caméra. Pour cela, j’ai volontairement opté pour un style d’écriture proche du journal de terrain, qui était le plus à même de restituer la dimension à la fois humaine et sensible de cette expérience, entraînant à son tour d’autres façons d’écrire.
Dans un second temps, cet article revient sur ce que la mise en scène cinématographique de la parole a révélé de nouveau pour cette recherche. Nous nous intéresserons alors aux enjeux aussi bien esthétiques que politiques de la parole filmée, ainsi qu’au dialogue fécond qui peut se nouer entre arts et sciences à travers la recherche-création et aux perspectives que cela ouvre en termes de création partagée.
Quand j’ai rencontré Mohamed, dit « Momo », aux Mureaux, cela faisait déjà trois années que j’y enquêtais sur l’histoire sociale de ces anciens quartiers ouvriers et je venais d’y emménager, dans le quartier de la Vigne Blanche, avec Grégory Cohen, également cinéaste et chercheur2. Nous y avons habité durant une année. Un premier rendez-vous a été organisé avec Momo chez nous en soirée. Jusqu’au petit matin, il nous a raconté son histoire.
Né dans un bidonville de Sartrouville, il a ensuite grandi aux Mureaux où son père, ouvrier à l’usine d’automobile Renault-Flins – située à quelques kilomètres –, avait obtenu un logement. Après une adolescence en rupture, à l’âge de 20 ans, il est arrêté pour avoir braqué un PMU. Mais en prison, « c’est un autre Momo qui est devenu » dit-il. Il y a lu Rimbaud, Marx et l’histoire des Black Panthers et rencontré des militants d’extrême-gauche. Autant de lectures et de rencontres qui ne sont certainement pas étrangères à la suite de son parcours et à sa formation politique. Ayant presque purgé sa peine, il apprend alors, qu’à sa sortie, il sera expulsé vers l’Algérie. Momo a appelé cette condamnation la « double-peine », une expression qui deviendra par la suite populaire grâce au Comité National contre la double peine qu’il a fondé avec d’autres anciens détenus et des militants de la Marche des Beurs. Ce mouvement national débouchera, dans les années 2000, sur le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB).
Aux Mureaux, Momo fonda également l’association Solact (Solidarités Actives), et fut un des initiateurs du mouvement Résistance des banlieues. À force de combats, il finit par être autorisé à rester en France.
Quand nous le rencontrons, s’il n’est plus un militant actif de ces mouvements, Momo s’engage toutefois en essayant de transmettre son histoire. Venu chez nous avec deux pochettes de documents, il étale sur la table des archives de Solact, des coupures de journaux et d’anciens tracts du MIB. Il commence à parler de ses activités associatives et de son expérience de la prison : « Faire de la résistance dehors, ça n’a rien à voir avec résister derrière les barreaux : c’est de la rigolade par rapport à la prison ! » dit-il. Depuis qu’il est entré, il fume cigarette sur cigarette. Au bout d’une petite heure, il me demande : « En fait, pourquoi êtes-vous ici ? »
De nouveau, je présente la recherche et le film que je prépare aux Mureaux, dont je lui avais déjà parlé quelques jours plus tôt au téléphone. Il m’interrompt aussitôt : « Les chercheurs, comme ceux du CNRS, tout ça… je connais ! Ils font toujours des constats et encore des constats. Mais le constat, on le connaît par cœur : on le vit tous les jours ! Moi, ce qui m’intéresse, c’est pas le constat, c’est : à partir de là, qu’est-ce qu’on fait !? » J’essaie également de parler de mon travail de terrain, avec l’image, autour de la parole habitante, mais Momo m’interrompt de nouveau, haussant le ton et expliquant qu’il a déjà eu « affaire aux médias ». Un jour, il s’est rendu à France Télévisions pour réclamer des images. Le vigile voulait l’empêcher d’entrer. En racontant, Momo se lève et s’approche de moi pour me montrer comment il a « immobilisé » ce vigile.
Je lui propose de lui présenter, plus tard, les précédents films que j’ai réalisés, ainsi que des images que j’ai déjà tournées aux Mureaux. En attendant, je décide d’écouter plus longuement d’où lui vient cette révolte. Momo est un écorché vif. La façon dont il parle semble venir d’une nécessité presque vitale de s’exprimer. J’essaie d’ailleurs de prendre quelques notes, mais il est difficile de suivre le cours de son histoire et même de sa pensée tant il parle vite. C’est pourquoi, après deux ou trois heures durant lesquelles il ne cesse de parler, je l’interromps pour lui demander s’il ne voit pas d’inconvénient à ce que j’enregistre notre discussion. Momo me donne son accord. Pourtant, une fois le dictaphone posé sur la table, il s’arrête, reste un temps silencieux, avant de déclarer : « Mon expérience de vie, c’est le seul capital que je possède. Il n’est pas de question de l’enregistrer ! »
La violence symbolique inhérente à la relation d’enquête est d’autant plus grande lorsqu’on travaille sur des territoires stigmatisés, comme c’est le cas des quartiers populaires, dont on peut dire que les habitants sont plus souvent parlés par d’autres – par les journalistes, les sociologues,… – qu’ils ne parlent pour eux-mêmes. Comment faire de la recherche et des films autrement ? Comment restituer leur parole à ceux qui en sont continuellement dépossédés ? Comment substituer à la relation d’enquête classique une autre relation ? sont autant de questions qui habitent le chercheur-cinéaste souhaitant se situer non pas en surplomb mais en dialogue avec ceux qui sont concernés par ses recherches.
Ce soir-là, Momo reste encore de longues heures, presque jusqu’au petit matin, pour nous parler de son histoire de vie peu ordinaire. En acceptant que nous nous rencontrions, il percevait certainement un intérêt au film. Il voyait l’attention que je prêtais à son histoire, que j’écoutais sans jugement. Mais surtout, il traversait un moment particulier de sa vie. Âgé d’une cinquantaine d’années, il souhaitait transmettre et faire reconnaître cette histoire et son engagement passé. Pourtant, au départ, rien n’est gagné d’avance pour que l’« ancien braqueur » devenu militant, comme Momo se présente lui-même, et la « jeune chercheuse et cinéaste », que j’incarne à ses yeux, se rencontrent. À nos différences d’âges et de milieux s’ajoute celle du genre, compliquant encore la relation. Notre rencontre fut donc aussi celle de deux subjectivités, profondément différentes l’une de l’autre. Mais c’est probablement aussi dans cet écart que nous avions quelque chose à inventer ensemble.
Après ce premier entretien, nous nous revoyons régulièrement pendant plus de six mois. Nous échangeons beaucoup, sans filmer, ni enregistrer, ni même savoir si au final nous ferons un film ensemble. Momo habite à quelques centaines de mètres de chez nous, de l’autre côté de l’avenue Paul Raoult, dans le quartier de Grand-Ouest. Nous nous voyons souvent en soirée. La plupart du temps, nous planifions ces rencontres, mais d’autres fois, voyant une lumière allumée le soir en rentrant de son travail, Momo me téléphone ou sonne à notre porte. Il vient boire un verre ou manger avec Grégory et moi. Ces rencontres, qui durent jusqu’à des heures tardives, ont aussi quelque chose d’éprouvant. C’est un temps de cette recherche qui s’est fait avec beaucoup de nuits blanches, mais aussi avec beaucoup de cigarettes, de bières et de pizzas à emporter.
Parfois, nos entretiens ont lieu chez sa sœur, où il vit. Sa chambre croule sous les archives et les dossiers. On lit sur les nombreux classeurs entassés sur ses étagères des titres comme Résistance des banlieues, Double Peine, Éducation populaire… Il a également un carton sur lequel il est écrit « Poèmes » et qui contient quelques textes écrits en détention. Au fil du temps, nous apprenons à mieux nous connaître. Nous partageons des questionnements et des inquiétudes sur notre société, parlons des luttes sociales ou encore d’engagement. Nous débattons de ces questions et de toutes sortes d’autres sujets. Je prends des notes sur les réflexions de Momo. Nous discutons aussi de ma recherche en cours. Nous ne sommes pas toujours d’accord. Pourtant, peu à peu, un horizon commun se dessine.
Lorsque j’expose à Momo mes intentions pour le film et lui montre des images que j’ai tournées dans le quartier, il n’hésite pas à être critique. Un jour, alors qu’il écoute les paroles d’un jeune homme de 25 ans que j’ai filmé au pied d’un immeuble et qui s’exprime sur les obstacles qu’il rencontre dans son quotidien, Momo s’énerve : « Ce discours de victimisation, je l’ai trop entendu ! Un film qui s’en fait l’écho, ça ne m’intéresse pas ! » À l’inverse, il est sensible aux paroles d’un groupe de jeunes « organisés en collectif », ainsi qu’à l’histoire et aux propos d’« anciens militants » que j’ai filmés. Il répète souvent que ce qui l’intéresse, c’est un film qui porterait « un autre regard sur la banlieue » ou encore « un film qui donne envie de se battre ».
Un soir, en discutant des thèmes que le film pourrait aborder, Momo remarque que je ne parle pas directement de délinquance. J’acquiesce, ajoutant que, puisque c’est un angle d’entrée déjà tellement prisé par les médias ou les politiques, je trouve intéressant d’avoir d’autres approches. En réponse, il tape alors du poing sur la table et lève le ton : « Le problème, ce n’est pas de parler ou non de la délinquance, mais comment en parler ! ». À ses yeux, « il faut en parler, mais différemment des médias ou des politiques ». Il souhaite que soient questionnées les causes économiques et sociales de la délinquance, en même temps que l’ensemble du modèle de société qui la produit.
Avec le temps, Momo est l’un des habitants des Mureaux que j’ai le plus appris à connaître et avec qui j’ai le plus discuté à bâtons rompus. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je développe ici l’histoire de notre rencontre. Il est à la fois celui qui m’a le plus bousculée et chahutée au cours de cette recherche et du film, mais peut-être aussi celui qui, en se confiant à moi, m’a le plus ouvert le livre de sa vie.
Lorsque j’ai rencontré Momo, ce qui m’a d’emblée intéressée dans son histoire, c’est son parcours de vie, non linéaire, qui va de la délinquance à l’engagement politique et nous rappelle combien les destins ne sont pas figés. Comme il le répète souvent lui-même : « On ne reste jamais le même homme toute sa vie ». Momo ne cherche pas à donner une bonne image de lui-même. Il raconte aussi bien son expérience de la délinquance et de la prison que celle du militantisme, soulignant les événements et les prises de conscience qui ont transformé son rapport au monde.
Chez lui, c’est l’expérience de la détention, puis la menace d’une expulsion du territoire jugées terriblement injustes, qui jouent le rôle de déclencheurs dans son engagement militant. Dans la seconde partie de sa vie, cet engagement donne un sens à son existence et à sa révolte. Il appartient aux minorités politisées qui se sont forgé, au fil des luttes, un capital militant. Son histoire est celle d’une émancipation à la fois intellectuelle et politique. Momo prend conscience de l’histoire sociale à laquelle il appartient et de sa place dans la société : « Le politique », dit-il, c’est « comprendre quel citoyen je suis dans ce monde ». Autrement dit, penser non plus seulement sa propre histoire, mais celle de la société dans laquelle il vit : se penser soi-même « historiquement ».
Momo a occupé une place singulière au sein des mouvements issus des quartiers populaires. Sa parole est pourtant de celles qui sont restées des plus inaudibles. Parce qu’elles étaient celles d’anciens « voyous » et parmi les plus radicales. Boubeker le rappelle au sujet du Comité contre la double peine : « Il est difficile de faire un mouvement avec des précaires », pourtant « ce sont eux qui [ont tenu] un point de vue politique autonome [pendant] plus d’une vingtaine d’années » (Boubeker et Hajjat, 2008, p. 210). Dès l’origine de ces mouvements, l’irruption des « lascars » sur la scène publique est apparue comme une transgression. Leurs paroles font effraction, car elles sont celles de ceux qui ne sont ni autorisés à parler, ni censés le faire.
Si l’histoire de Momo n’est pas représentative de celle d’autres habitants des Mureaux, elle n’en reste pas moins significative : au-delà du récit personnel, elle nous parle et nous questionne sur notre société contemporaine. Je souhaitais alors faire résonner, à travers le film, la parole de Momo dans la façon singulière dont elle s’exprime.
Momo est un grand narrateur. Racontant sa vie à la façon d’une épopée, il en fait une sorte de légende par certains aspects très romanesques. Mais la force de son récit tient aussi à son énergie et à sa présence. Par le film, je souhaitais restituer cette façon de parler, les mots et les formules qu’il utilise ou invente, mais aussi sa colère et sa révolte, et qu’en partant de son expérience de vie mouvementée, Momo nous livre peu à peu son regard sur la société.
Un jour, plusieurs mois après notre rencontre, Momo me fait part de son envie de participer à cette recherche filmique. Tout ce temps était certainement nécessaire pour qu’il s’empare du projet de film. Je connaissais désormais bien son histoire, là d’où il venait. Et avec le temps, il m’a accordé sa confiance pour mettre en scène sa parole et ce feu qui l’habite.
Le film devait créer un espace afin que Momo puisse se narrer lui-même, la mise en scène aider à faire advenir sa parole, mais aussi raconter quelque chose du personnage et de mon regard sur celui-ci. J’ai ainsi proposé à Momo de le filmer, une nuit, autour d’un feu, dans un lieu qui serait pour lui évocateur de souvenirs.
Durant nos précédentes rencontres qui avaient souvent lieu en soirée, la nuit s’était avérée un moment propice aux confidences. Je lui ai alors proposé que nous filmions une nuit entière, jusqu’à ce que le jour se lève. Il s’agissait d’éprouver une traversée de la nuit en quelque sorte, pour aller chercher autre chose, nous laisser surprendre.
La conversation, ou la veillée, autour du feu sont des motifs anciens de cinéma, souvent utilisés pour conter des histoires. L’idée est venue des récits de la cavale en forêt de Momo, mais aussi des feux de camp qu’il disait aimer faire. Je ne souhaitais pas réaliser un simple entretien face caméra. Chercher du bois, préparer un feu, le garder allumé, remettre des bûches, rassembler les braises pour faire repartir les flammes, c’était un peu comme un travail, et ça demandait de la concentration. Cela permettait aussi de créer du rythme dans la séquence.
J’ai proposé que nous cherchions un lieu à la lisière de la ville, aux bords ou en retrait de la cité pour susciter chez Momo une parole de distance, de quelqu’un qui regarde les choses d’un peu plus loin. Au-delà de la figure de l’« ancien voyou » devenu militant, je voulais faire apparaître celle du philosophe.
Au sujet du récit de vie de Yazid Kherfi, avec qui Momo a partagé un bout d’histoire, la sociologue Véronique Le Goaziou écrivait que de tels récits ne sont pas simplement des histoires de voyous ou des histoires de banlieues, mais des odyssées, au sens où l’entendait Homère, le voyage d’antihéros : « Non pas simplement un voyage réel fait d’aventures concrètes, mais l’errance mystérieuse de l’homme qui fait route avec l’espoir d’arriver un jour au port » (Kherfi et Le Goaziou, 2003, p. 11). Parfois, il suffit de croire et de faire confiance à la présence entière de quelqu’un, ainsi qu’aux figures qu’il peut incarner et de les prendre au sérieux pour les faire exister dans un film, disait aussi le cinéaste Pedro Costa (Costa, 2008).
La proposition de filmer une nuit, autour d’un feu, a immédiatement plu à Momo. Quant au lieu pour faire ce feu, ce dernier a suggéré le phare de Cayeux-sur-Mer dans la Somme. C’est un endroit qu’il connaît bien. Quand il était jeune, c’était le point de rendez-vous avec sa bande « en cas de pépin », mais aussi l’endroit où ils venaient « compter leurs petits butins » : « On se disait juste : “Rendez-vous au phare”, et ça voulait dire là-bas, à deux heures des Mureaux. On faisait un feu et parfois on brûlait les bleus de travail que nous avions pris pour le braquage. » Plus tard, il est revenu de nombreuses fois au phare de Cayeux : comme militant avec des associations de quartier organisant des sorties à la mer, puis avec ses propres enfants ou avec des copines. Sur la plage, à l’abri du vent, derrière les dunes, il plantait une tente et faisait un feu de camp, souvent près d’un vieux bunker allemand où il était aussi possible de s’abriter en cas de pluie. S’il n’y est pas allé depuis longtemps, c’est un lieu qui est, pour lui, évocateur de nombreux souvenirs ayant jalonné les différentes périodes de sa vie.
Aller jusqu’à ce phare, c’était aussi faire une virée, comme une quête, qui donnait encore une autre dimension au tournage. Je n’avais pas pu repérer l’endroit et lui n’y était pas allé depuis des années. Une part d’inconnu nous attendait au bout de ce périple.
Le matin du tournage, Grégory et moi récupérons une tente et un sac de couchage. À 21 heures, nous retrouvons Momo. Nous achetons avec lui des denrées et quelques bières. Momo prend un café à emporter au McDo des Mureaux, puis nous nous mettons en route. Sur le trajet, nous roulons face au soleil couchant, en écoutant de la musique.
Nous arrivons au bout de la plage de Cayeux un peu avant minuit. Seul le phare balaie de façon régulière le paysage, découvrant furtivement les dunes et les roseaux qui s’étendent sur plusieurs kilomètres de côte, avant de nous laisser de nouveau dans l’obscurité. On devine au loin le son des vagues. Nous sommes en plein mois d’août. Il fait chaud. Chacun avec une lampe torche, nous avançons au milieu des dunes. Momo cherche l’ancien bunker près duquel il est souvent venu camper. Sur le chemin, il commence à ramasser du bois et des brindilles pour préparer un feu. Nous le filmons. Nous marchons ainsi au milieu des dunes pendant trois quarts d’heure, rebroussant plusieurs fois chemin car il ne retrouve pas le fameux bunker.
Vers une heure du matin, le voilà. C’est un abri en béton, couvert de tags et entouré d’herbe. Il reste, à l’extérieur, quelques traces d’autres campeurs venus faire des feux. Nous déposons nos affaires. Momo commence à préparer son feu. Une fois que celui-ci a pris, il s’assoit, roule une cigarette, puis commence à raconter les nuits qu’il est venu passer ici plus jeune. Ce retour au phare fait ressurgir chez lui de nombreux souvenirs. Peu à peu, il remonte toute sa vie, de son enfance dans le bidonville de Sartrouville puis aux Mureaux, en passant par la délinquance, la prison, les luttes qu’il a menées ou encore son rêve d’un mouvement politique issu des banlieues.
Jusqu’au petit matin, ravivant régulièrement le feu, il raconte. De temps à autre, je le relance, lui demandant quelques précisions, ou le guidant en m’appuyant sur les notes prises au cours de nos mois de discussions. Grégory et moi sommes assis en face de lui, côte à côte. Grégory filme. Pour ma part, je reste pleinement présente et concentrée pour accompagner Momo dans sa parole. Devant la caméra, la nuit avançant, il dit des choses qu’il n’avait jamais dites auparavant. Malgré la fatigue, nous continuons, rallumons plusieurs fois le feu, jusqu’à atteindre une sorte de moment limite.
Au petit matin, épuisés par la nuit qui vient de s’écouler, nous plantons la tente que nous avons apportée et nous serrons tous les trois dedans. Avec la chaleur, Grégory et moi nous réveillons quelques heures plus tard et allons marcher sur la plage, découvrant, de jour, le phare et la mer. Momo se réveille une heure après et nous rejoint. Après un café, nous tournons quelques images près du phare. Momo raconte d’autres choses, mais ce n’est plus la même énergie que la nuit passée. Nous marchons le long de la plage, puis, en fin de journée, allons manger des moules-frites dans un restaurant du centre-ville de Cayeux, avant de rentrer aux Mureaux.
Le soir, dans la voiture, Momo et Grégory tombent de fatigue. En conduisant, je repense aux paroles de Momo, la nuit dernière, autour du feu : j’ai le sentiment qu’il s’est produit quelque chose de nouveau. Quelque chose de presque magique. Comme si la parole qu’il a eue ce soir-là avait quelque chose de proprement cinématographique.
Comme on le voit avec cette séquence issue du film De cendres et de braises, la parole du personnage a été travaillée de façon précise. La première phase de la recherche a servi de préparation au tournage. Puis, à un moment donné, c’est l’introduction de la caméra qui a emmené cette recherche encore ailleurs.
La caméra instaure une médiation particulière dans le rapport à l’autre. Le processus d’enquête se poursuit mais il devient aussi un travail de création partagée. Pour celui qui est filmé, la caméra peut devenir un outil précieux dont il peut se servir pour se raconter lui-même et laisser une trace de son histoire. L’acte de parole face à la caméra est aussi un acte de création. Pour celui qui filme, à l’exercice d’écoute propre à l’entretien approfondi s’ajoute alors un exercice du regard. En tournant, le cinéaste écoute et filme la parole de l’autre, mais aussi ses silences ou ses hésitations. La caméra permet de saisir sa voix, mais aussi son visage et ses expressions, ses gestes, le langage et la posture des corps… La parole filmée est une parole incarnée, augmentée par la présence sensible de celui qui la porte. Ce que le cinéma saisit, ce sont aussi des présences et des façons d’être au monde. Et face à la caméra, des paroles parfois inattendues peuvent émerger.
Autour d’un feu, de nuit, Momo s’est exprimé d’une façon nouvelle. Pour Yannick, un autre personnage du film, ce fut sur le toit d’une tour de la cité, ou pour Antoinette encore, au bord de l’eau, en lisière de la ville. Devant la caméra, leurs paroles se sont révélées aussi bien intimes que politiques.
Lors de nos précédents entretiens, Momo ne m’avait jamais raconté ses souvenirs d’adolescence ou encore les larmes de sa mère lorsqu’elle le voyait quitter la maison. Il en est de même pour Antoinette au sujet de son amour pour un ancien délinquant, ou de Yannick qui raconte un rêve dans lequel il se voit faire une chute libre avant de se raccrocher à une corniche. Ces paroles intimes devenaient, parfois, des paroles quasi intérieures.
À l’occasion de la réalisation de Chronique d’un été, Edgar Morin remarquait que « la caméra, inhibitrice au départ, devient, au bout d’un certain temps, particulièrement révélatrice, donnant parfois accès à des confessions très émouvantes ». Elle peut inciter à faire tomber le « masque », comme si parler devant une caméra incitait aussi à découvrir une part plus profonde de soi. C’est ce qui faisait dire à Morin que « l’œil de la caméra […] regarde l’âme » (Morin, 2014). Cet effet catalyseur provient du fait que « le micro et la caméra […] portent déjà en eux le public » (Morin, 1966, p. 71). La parole filmée devient alors « une adresse à tous et à personne » disait Morin, en écho au sous-titre donné par Nietzsche à son livre Ainsi parlait Zarathoustra.
Aussi, le soir où je l’ai filmé, Momo saisit cette occasion d’une adresse plus large pour partager son regard sur le monde. À partir de l’histoire et de l’endroit d’où il parle, il livre une critique radicale de notre société. Son récit suit un mouvement qui va de l’intime au politique. Il le dit avec ses mots, sa colère, mais aussi avec une présence et une énergie particulières.
Dans cet extrait, Momo apparaît alors tantôt comme le fils d’une mère attentionnée, tantôt comme un ancien voyou qui a aimé « vivre vite », tantôt encore comme un repenti, un militant et un homme qui pense le monde qui l’entoure et se dit heureux du chemin qu’il a parcouru dans sa vie. On le comprend ainsi dans une certaine complexité. En tant qu’acte d’accueil et d’ouverture à l’autre, le cinéma mobilise une faculté de compréhension complexe qui en appelle aussi aux émotions. Cette forme de compréhension sensible de l’autre et du monde est aussi un processus de connaissance.
Le parcours de vie de Momo incarne une problématique qui rejoint celle du territoire étudié : celle de la marge. Il pose la question de la résistance et avec elle, celle des récits contre-hégémoniques qui s’élaborent aux marges de la société. On voit bien, à travers son histoire, comment « les marges » réinterrogent sans cesse « le centre ». Pourtant, ce sont des récits que l’on entend peu. Les classes populaires sont plus souvent parlées qu’elles ne parlent, disait déjà Bourdieu (Bourdieu, 1977). Aussi, poser cette question de la marge, c’est soulever celle de la parole populaire, et de sa possibilité ou non d’être entendue dans l’espace public.
Les habitants rencontrés aux Mureaux montrent, quand ils prennent la parole, qu’ils sont loin d’être dépossédés du sens des mots. Pour le philosophe Jacques Rancière, qui a consacré de nombreuses années à l’étude de la parole ouvrière, ce sont précisément ces actes de parole, en rupture avec l’ordre commun, qui constituent le lieu et l’enjeu même de la politique : « La politique commence avec l’existence de sujets qui ne sont “rien” […]. Le prolétaire, ce n’est pas le représentant d’un groupe social, c’est un sujet politique dont la parole fait effraction, parce qu’elle est la parole de ceux qui ne sont pas censés parler » (Rancière, 1999).
Un des apports du philosophe à la pensée critique contemporaine se situe dans cette redéfinition de ce qui fait ou non « politique », qu’il élabore au fil de ses ouvrages et qui peut nous permettre de mieux saisir le sens politique de certaines situations ou de certains événements de parole auxquels nous assistons ou que nous filmons. Ces derniers constituent autant de scènes nouvelles que Rancière qualifie de « scènes polémiques » parce qu’elles font rupture par rapport à la distribution habituelle « de la parole et du bruit », c’est-à-dire de ce qu’on entend comme du discours légitime ou de ce qu’on entend que comme du bruit ou des cris de rage. Au sujet de la parole ouvrière, il écrit ainsi : « La politique […] commence quand des êtres destinés à demeurer dans l’espace invisible du travail qui ne laisse pas le temps de faire autre chose prennent ce temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer copartageants d’un monde commun, pour y faire voir ce qui ne se voyait pas, ou entendre comme de la parole discutant sur le commun ce qui n’était entendu que comme le bruit des corps » (Rancière, 2008, p. 66).
De telles paroles ou récits peuvent émerger dans l’espace créé par un film, c’est-à-dire dans cette rencontre entre deux personnes : l’une qui parle à la première personne et l’autre qui assiste à cette émergence de la parole et la met en scène.
Quand Momo se met à raconter sa vie d’ancien délinquant, cette nuit-là, autour du feu, pour en arriver à la formulation d’une critique radicale de notre société de consommation, il oppose au récit dominant un autre récit, une « autre métaphore », dit-il : celle d’une société sans « deux-chevaux », ni « Rolls-Royce ». Momo s’empare ainsi de l’espace créé par le film pour dire, dans un langage qui lui appartient, son histoire et sa révolte. Et finalement, la question qu’il nous pose, cette nuit, près du feu, c’est de savoir dans quelle société nous voulons vivre.
C’est ce type de moments magiques – de « moments sauvages », disait Morin – qu’un tournage cherche à atteindre (Peyrière, 2013, p. 14). L’intensité de la parole, dans ces moments, tient aussi à sa valeur de première fois. Cette impression d’unique, propre au cinéma documentaire, qui provient du fait que le vécu est capté au moment où il s’exprime, comme la parole au moment où elle surgit. Mais la dimension quasi magique de tels moments tient également au fait qu’il s’agit de paroles qu’on n’entendrait pas au coin d’une rue et auxquelles, la plupart du temps, on n’accéderait pas non plus dans un entretien sociologique classique. Peut-être parce qu’il s’agit de paroles typiquement cinématographiques.
Dans De cendres et de braises, ce sont aussi les choix artistiques, et notamment le travail des images et des sons, qui nous invitent à écouter la parole des personnages et à voir autrement.
Le choix du noir et blanc, d’abord, provient de ce désir à l’origine du film de « déplacer le regard ». Les banlieues sont des territoires surmédiatisés et les images d’actualité sont toujours en couleur. Le noir et blanc est une façon de faire un « pas de côté », de créer une distanciation et d’assumer la subjectivité du regard porté. Le noir et blanc amène aussi quelque chose d’atemporel. Et l’univers mystérieux de la nuit dans lequel se déploie toute une partie du film se trouve renforcé par ce jeu d’ombres et de lumières.
Il en est de même pour la musique du film. Cette dernière est composée de musiques créées ou écoutées dans le quartier, comme le rap de Yannick, mais aussi d’une musique originale composée par le musicien Akosh Szelevenyi. Si le free-jazz d’Akosh correspond à l’univers combatif du film, les sonorités étranges d’instruments comme le gong, les clochettes, le bol tibétain ou encore la flûte transylvaine qu’il explore ouvrent aussi vers une dimension plus onirique.
Par le travail des images et des sons, il s’agissait de continuer à travailler cette tension entre exigence documentaire et poétisation du réel qui habite le film. La poésie visant ici à rouvrir nos imaginaires sur des espaces surmédiatisés, et d’une certaine façon à en retrouver et restituer quelque chose de la « sorcellerie constitutive » (Rancière, 2017).
Mais l’enjeu du film était aussi de susciter, chez le spectateur, l’envie d’écouter avec attention ceux qui en sont les personnages. Pour cela, comme nous l’avons vu, nous n’avons pas réalisé des entretiens classiques face caméra mais plutôt cherché à mettre en scène leurs paroles. Si le cinéma permet d’explorer la parole politique de tous et de donner ainsi à entendre des voix qui sont le plus souvent passées sous silence, il permet aussi de restituer, grâce à l’image, la présence sensible des corps parlants pour nous les faire entendre autrement. L’image accompagne et soutient la parole. Aux gestes et à la façon de s’exprimer de Momo viennent s’ajouter le bruit du vent dans les arbres, le crépitement du feu et des étincelles qui s’envolent. Si ces micro-événements sensibles donnent du souffle à la séquence, ils permettent aussi de faire résonner autrement les propos de Momo.
Dans De cendres et de braises, cette séquence de parole près du feu arrive aux trois-quarts du film. Elle fait écho à différents fragments qui l’ont précédée, tissant des ponts entre les luttes ouvrières des années 1970 et la révolte de la jeunesse qui grandit aujourd’hui dans ces cités. Si le texte développe et contextualise la trajectoire de Momo, en revenant sur sa jeunesse ou encore sur sa participation aux mouvements de l’immigration et des banlieues, le film, lui, n’explicite pas tout ce contexte. Il n’a pas vocation à être exhaustif. Par contre, il cherche à faire exister et résonner sa parole, ainsi qu’à faire émerger des figures, avec ce qu’elles peuvent charrier d’universel. Dans le film, Momo incarne la figure d’un gangster repenti, ou encore celle d’un « philosophe errant » monologuant à côté d’un feu. Le texte et le film sont complémentaires, ils disent des choses différentes. Surtout, ils le disent autrement. Dans le film, l’expression est d’abord sensible. Elle passe par l’évocation et laisse plus de place à l’imaginaire.
De l’enquête sociohistorique à l’origine de cette recherche à l’expérience du film, finalement, ce sont nos manières de faire de la recherche qui ont été bousculées, en même temps que notre regard. Le recours au film implique un autre rapport au terrain et aux personnes filmées. Ce sont d’autres modes de rencontre et d’autres liens noués, mais aussi d’autres types de paroles et de récits qui sont privilégiés. Nous sortons du rapport classique enquêteur-enquêtés pour entrer dans un processus de recherche et de création en commun. Pour autant, avant cela, un certain temps est souvent nécessaire non seulement pour que les personnages s’emparent du projet de film, mais aussi, comme le disait déjà Cassavetes dès son film Shadows, « pour que les gens ne passent pas du côté de la caméra sans que la caméra ne soit passée du côté des gens » (Deleuze, 1985, p. 201).
Le film De cendres et de braises a été montré dans un contexte universitaire, mais également auprès d’un public plus large et surtout plus divers puisqu’il est sorti en salles de cinéma, et qu’il a été diffusé dans des festivals, des lieux associatifs, des bibliothèques, des espaces de quartiers, des squats ou encore des prisons. Les protagonistes du film, à l’instar de Momo, ont souvent accompagné le film lors de projections-débats, se l’appropriant ainsi pleinement. Et la circulation de la parole qui s’est opérée à l’occasion de la fabrication du film a pu se poursuivre lors de sa diffusion.
Ce type de recherches, entre sciences sociales et cinéma, se trouvent en tension entre travail scientifique et pratique artistique. En 1969, Jean Rouch voyait dans cette rencontre la possibilité d’un renouveau du cinéma. Ainsi, suite à la réalisation du film Chronique d’un été, avec Edgar Morin, il concluait son texte Le Cinéma de l’avenir par ces mots : « Où va-t-on ? Je n’en sais rien. Mais je pense que dès maintenant à côté du cinéma industriel et commercial et intimement lié à ce dernier, existe “un certain cinémaˮ qui est avant tout art et recherche » (Rouch, 1962, p. 52). Jean Rouch revendiquait la nécessité pour ce cinéma, qui cherche à comprendre et découvrir quelque chose de notre société et de l’Homme, d’assumer un rapport poétique au monde. Tandis qu’à la question de savoir si ce cinéma relevait de l’art ou du document scientifique, autrement dit, pour Albert Memmi, s’il ambitionnait de « faire œuvre esthétique » ou alors simplement de « fournir des documents », aussi précieux soient-ils, Edgar Morin répondait qu’il devait faire les deux. Pour le sociologue, il ne devait pas y avoir d’opposition entre les deux. Le cinéma de recherche est, au contraire, le fruit d’une « interférence » entre art et recherche (Memmi et Morin, 1963, p. 111). Dans le même sens, l’anthropologue et cinéaste Éliane de Latour, défendra, plus récemment, dans cette revue, que ce débat relève d’une « fausse bataille de l’art et de la science » puisque « le geste réflexif et le geste artistique ont en commun une transversalité qui puise à de multiples sources, relève du raisonnement comme de l’expérience sensorielle » (de Latour, 2018).
C’est qu’il n’y a pas de dichotomie entre la recherche et l’acte de création, entre le travail du chercheur et celui du cinéaste. La recherche elle-même est d’une certaine façon un acte de création, d’invention, qui nécessite aussi de l’imagination. Tandis que la poésie, tout comme l’approche sensible à la base du cinéma, possèdent également leurs potentialités heuristiques propres et peuvent amener de nouvelles formes de pensée.
Et s’il est un endroit où les gestes du chercheur et ceux du cinéaste peuvent se rejoindre, c’est bien là : à la fois pour partager et renouveler nos façons d’enquêter, mais aussi et surtout pour changer nos manières de voir, et peut-être construire ainsi d’autres « partages du sensible » au sens de Jacques Rancière. Car l’enjeu, nous rappelle ce dernier, « n’est pas d’opposer la réalité à ses apparences. Il est de construire d’autres réalités, d’autres formes de sens commun, c’est-à-dire d’autres dispositifs spatio-temporels, d’autres communautés des mots et des choses, des formes et des significations » (Rancière, 2008, p. 112). En ce sens, la recherche-création peut permettre de sortir de l’approche sociologique ou historique classique pour donner à entendre d’autres récits et construire d’autres scènes. Reposant avec force la question des sujets des savoirs, elle nous réinterroge directement sur la place faite dans nos recherches aux premiers concernés par ces dernières, ainsi qu’à leurs paroles, et en retour, sur nos capacités à penser et à parler avec d’autres. Car l’enjeu c’est aussi la question de ce que nous créons ensemble : la question du commun.
1 Filmer/Chercher. Retour sur De cendres et de braises, un film de recherche dans une banlieue ouvrière en mutation, thèse de doctorat soutenue en 2019 à l’Université d’Évry Paris-Saclay, et ayant donné lieu au livre De cendres et de braises, Voix et histoires d’une banlieue populaire (384 pages) paru aux éditions Anamosa en septembre 2019, parallèlement à la sortie en salles de cinéma du film De cendres et de braises (noir et blanc, vidéo, 75 minutes, TS Productions, Flammes, CNRS Images, 2018). Pour en savoir plus sur le film et le livre : https://decendresetdebraises.wordpress.com
2 L’ensemble de ce travail de terrain aux Mureaux a été réalisé en collaboration avec Grégory Cohen, cinéaste et chercheur, qui a également mené une thèse, entre recherche et création, sur ce territoire, soutenue en 2019 à l’université d’Évry Paris-Saclay et intitulée Un cinéma de recherche entre fiction et documentaire. Retour sur une expérience de film autour des relations filles-garçons avec des jeunes d’une cité HLM (274 pages). Le film qui y est associé, auquel j’ai également collaboré, a pour titre La cour des murmures (49 minutes, couleur, TS Productions et Flammes, 2017).
BOUBEKER Ahmed, HAJJAT Abdellali (2008), Histoire politique des immigrations (post)coloniales, France 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam.
BOURDIEU Pierre (1977), « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 17 (1), p. 2-5.
COHEN Grégory (2019), Un cinéma de recherche entre fiction et documentaire. Retour sur une expérience de film autour des relations filles-garçons avec des jeunes d’une cité HLM, thèse entre sciences sociales et cinéma, recherche et création, soutenue en 2019 à l’Université d’Évry Paris-Saclay.
COSTA Pedro (2008), entretien dans le livre-DVD Dans la chambre de Vanda, Bordeaux, Éditions Capricci.
DELEUZE Gilles (1985), L’Image-temps. Cinéma 2, Paris, Éditions de Minuit.
DE LATOUR Éliane (2018), « La fausse bataille de l’art et de la science. Mise en scène cinématographique en ethnologie », Revue française des méthodes visuelles, [en ligne] https://rfmv.fr/numeros/2/articles/07-la-fausse-bataille-de-l-art-et-de-la-science/
KHERFI Yazid, LE GOAZIOU Véronique (2003), Repris de justesse, Paris, La Découverte.
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MORIN Edgar (2014), Intervention durant le cycle Edgar Morin le cinéphage au Forum des images qui s’est tenu du 15 au 19 octobre 2014.
OTT Manon (2019), De cendres et de braises, Voix et histoires d’une banlieue populaire / L’expérience d’un film, Paris, Éditions Anamosa.
PEYRIERE Monique (2013), « Préface : le cinéma, une anthropologie du visuel. Entretien avec Edgar Morin », CinémAction, 147, p. 11-19.
RANCIERE Jacques (1999), « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ?, entretien réalisé par Jean-Paul Monferran », L’Humanité, 1er juin 1999.
RANCIERE Jacques (2008), Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique.
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ROUCH Jean (1962), « Le cinéma de l’avenir ? », in Chronique d’un été, revue InterSpectacles, Domaine cinéma, 1.
Présentation de la thèse, ainsi que du film et du livre DE CENDRES ET DE BRAISES qui en sont issus.
Titre de la thèse : Filmer/Chercher. Retour sur De cendres et de braises, un film de recherche dans une banlieue ouvrière en mutation.
Direction : Joyce Sebag
Date et lieu de soutenance : Le 2 juillet 2019 à l’Université d’Évry Paris-Saclay.
Jury : Marie-Hélène Bacqué (professeur de sociologie, Université de Nanterre), Antoine de Baecque (professeur de cinéma, ENS), Boris Pétric (Directeur de recherche en anthropologie, CNRS), Joyce Sebag (professeur émérite de sociologie, Université Paris-Saclay), Frédéric Sojcher (professeur de cinéma, Université Paris 1) et Réjane Vallée (professeur de sociologie, Université Paris-Saclay).
Prix de thèse : Prix d’Honneur de l’Université Paris-Saclay 2019, Award Rieger 2020 (Prix International de Sociologie Visuelle) de l’International Visual Sociology Association (ISVA).
Le film et le livre issus de la thèse sont ensuite parus simultanément en septembre 2019.
Sortie en salles le 25 septembre 2019
Synopsis : Portrait poétique et politique d’une banlieue ouvrière en mutation, De cendres et de braises nous invite à écouter les paroles des habitants des cités des Mureaux, près de l’usine Renault-Flins. Qu’elles soient douces, révoltées ou chantées, au pied des tours de la cité, à l’entrée de l’usine ou à côté d’un feu, celles-ci nous font traverser la nuit jusqu’à ce qu’un nouveau jour se lève sur d’autres lendemains possibles.
Site internet : https://decendresetdebraises.wordpress.com
Voir le film en VOD ou DVD : https://www.alchimistesfilms.com/de-cendres-et-de-braises
Prix / Distinctions
Grand Prix du festival Les Écrans Documentaires, 2018.
Prix du Moulin d’Andé-Céci au festival Les Écrans Documentaires, 2018.
Prix « Restitution du travail contemporain » au festival Filmer le travail, 2019.
Prix Images en Bibliothèque, 2020.
Étoile de la Scam, 2021.
Sélections officielles en festivals
Entrevues (Belfort), Visions du Réel (Suisse), Semaine du cinéma français (Allemagne, film d’ouverture), DocLeipzig (Allemagne), Sheffield DocFest (Angleterre), DMZ (Corée du Sud), Olhar de Cinéma (Brésil), Cinecipo – Festival de Films Insurgés (Brésil), CineMigrante (Argentine), États Généraux du film documentaire de Lussas, Les Écrans documentaires, Festival Filmer le travail, Festival Images de ville, Doc-Cévennes, Festival Filmer Les grands ensembles, Festival du Film de Femmes de Méditerranée, etc.
Production
Film produit par TS Productions et Flammes, en coproduction avec le CNRS Images.
Avec la participation du CNC, du Fonds Images de la diversité, avec le soutien de la Région Île-de-France, de la Procirep et de l’Angoa, de Brouillon d’un rêve de la SCAM, de la SACEM, du Moulin d’Andé – Céci, de Périphérie, de l’Université d’Évry Paris-Saclay et de la Fondation Palladio.
Distribution
Docks 66 – Les Alchimistes
Équipe technique
Réalisation : Manon Ott, en collaboration avec Grégory Cohen
Image et Son : Grégory Cohen et Manon Ott
Montage : Pascale Hannoyer
Montage Son et Mixage : Jocelyn Robert
Musique originale : Akosh Szelevenyi
Étalonnage : Gadiel Bendelac
Présentation de l’éditeur
Au pied des tours de la cité, à l’entrée de l’usine ou à côté d’un feu, Fabienne, Jamaa, Yannick, Antoinette, Momo et d’autres entreprennent, aux côtés de Manon Ott, un récit que d’ordinaire on entend peu.
Il y a deux façons d’entrer dans ce livre. La face A est consacrée à l’histoire des cités HLM des Mureaux près de l’usine Renault de Flins. Ce portrait sensible et engagé d’une banlieue ouvrière en mutation est richement illustré d’archives souvent inédites et de paroles d’habitants. Les luttes politiques qui s’y déroulèrent font écho à tout un pan de l’histoire populaire de la France depuis les années 1960. Tandis que derrière les décombres des démolitions actuelles des tours et des barres de ces cités, derrière les grands feux de l’actualité, se déploie une autre scène : la face B, telle un carnet de tournage, raconte comment se réinventent, ici et maintenant, les petits feux d’une parole reconquise.
Expérience documentaire, à la fois politique et poétique, De cendres et de braises est une histoire de rencontres qui a pris la forme d’un livre et d’un film.
Manon Ott, « La parole filmée dans une recherche-création. Un croisement des gestes de l’enquête en sciences sociales et des gestes du cinéma », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 6 juin 2022, consulté le . URL : https://rfmv.fr