Revue Française des Méthodes Visuelles
VARIA

N°6, 06-2022
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/6/

Donner à voir les pratiques informationnelles

Giving a view of information practices

L’apport des méthodes visuelles à la caractérisation des pratiques informationnelles dans le champ des SIC

The contribution of visual methods in the French information sciences field

Carine Aillerie, maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication, Université de Poitiers, Laboratoire TECHNE

Valentine Mazurier, Docteure en Sciences de l'information et de la communication, Professeure documentaliste certifiée, Université de Bordeaux (IMS), Université Bordeaux Montaigne (MICA)

Notre article s’inscrit dans le champ des sciences de l’information et de la communication et vise à analyser l’apport des méthodes visuelles à la caractérisation des pratiques informationnelles. Il s’appuie sur deux études distinctes, menées en 2019, par Carine Aillerie d’une part et par Valentine Mazurier d’autre part, ayant chacune fait le choix de la photographie participative pour approcher les pratiques informationnelles d’étudiants et de collégiens. Les apports des méthodes visuelles dans la compréhension des expériences informationnelles singulières et des significations subjectives des acteurs irriguent le champ des Cultures de l’information pour penser ces pratiques dans leur hybridation avec le cadre académique.

Mots-clés : Pratique informationnelle, Photographie réflexive, Méthode visuelle, Sciences de l’information et de la communication, Épistémologie

Our paper is from information and communication sciences and aims at analyzing how visual methods can help to understand and characterize information practice. It is based on the results of two different studies (Aillerie, 2019 ; Mazurier, 2019) made with reflexive photography, inquiring about information practice of students, both in university and middle school. The contributions of visual methods to understand unique information experiences better have much to gain to be linked to the field of “information literacy” to think information practice in relation to the formal context.

Keywords : Information practice, Reflexive photography, Visual method, Information and communication sciences, Epistemology

Galerie des images
Image 1 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>Souvent c’est répétitif ce que je fais</em> »Image 2 - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>L’information c’est quasiment tout ce qu’on a autour de nous</em> »Image 2 et 3 - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>L’information c’est quasiment tout ce qu’on a autour de nous</em> »Image 4 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>Quand j’ai du travail à faire, je préfère aller là</em> [...] <em>c’est juste pour l’ambiance de travail parce que quand je suis chez moi j’aurais moins tendance à travailler on va dire</em> »Image 5 - M., étudiante en histoire : « <em>Quand j’ai des commentaires à faire on y va souvent</em> [...] <em>on cherche dans toutes les étagères</em> [...] <em>des gros ouvrages avec beaucoup de termes</em> »Image 6 - M., étudiant en histoire : « <em>Je travaille très rarement chez moi</em> [...]<em> je préfère travailler dans un environnement adapté</em> [...] <em>ici au calme. Ça permet d’avoir immédiatement la documentation, d’avoir les livres etc.</em> »Image 7 - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>Les enseignants vont tellement vite, ils disent tellement de choses que moi je veux avoir tout</em> »Image 8, 9 et 10  - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>C’est là où j’ai un maximum d’informations justement</em> [...] <em>J’y suis souvent justement parce qu’il y a ces choses-là</em> [...] <em>on a des étagères pleines de livres, pleines de fossiles, de roches</em> [...],<em> les dossiers, les annales</em> [...], <em>on a toujours des gens qui passent</em> »Image 8, 9 et 10  - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>C’est là où j’ai un maximum d’informations justement</em> [...] <em>J’y suis souvent justement parce qu’il y a ces choses-là</em> [...] <em>on a des étagères pleines de livres, pleines de fossiles, de roches</em> [...],<em> les dossiers, les annales</em> [...], <em>on a toujours des gens qui passent</em> »Image 8, 9 et 10  - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>C’est là où j’ai un maximum d’informations justement</em> [...] <em>J’y suis souvent justement parce qu’il y a ces choses-là</em> [...] <em>on a des étagères pleines de livres, pleines de fossiles, de roches</em> [...],<em> les dossiers, les annales</em> [...], <em>on a toujours des gens qui passent</em> »Image 11, 12 et 13 - « <em>C’est les trois choses que je vois le plus et que j’utilise le plus</em> » (les trois choses, à savoir le bureau, les livres et les ordinateurs)Image 12 - Image 11, 12 et 13 - « <em>C’est les trois choses que je vois le plus et que j’utilise le plus</em> » (les trois choses, à savoir le bureau, les livres et les ordinateurs)Image 11, 12 et 13 - « <em>C’est les trois choses que je vois le plus et que j’utilise le plus</em> » (les trois choses, à savoir le bureau, les livres et les ordinateurs)Image 14, 15 et 16 - « <em>Tous les trois ça donne un CDI</em> » pour « <em>travailler</em> », « <em>se documenter</em> », « <em>lire</em> », « <em>être bien</em> », « <em>se détendre</em> »Image 14, 15 et 16 - « <em>Tous les trois ça donne un CDI</em> » pour « <em>travailler</em> », « <em>se documenter</em> », « <em>lire</em> », « <em>être bien</em> », « <em>se détendre</em> »Image 14, 15 et 16 - « <em>Tous les trois ça donne un CDI</em> » pour « <em>travailler</em> », « <em>se documenter</em> », « <em>lire</em> », « <em>être bien</em> », « <em>se détendre</em> »Image 17 - C. : « <em>Celle-ci je l’ai prise parce que je trouve ça sympa l’endroit où on peut circuler entre les deux</em> »Image 18 - S. : « <em>Y avait un livre où y avait des images en 6e et tout, j’adorais regarder, et du coup à chaque fois je venais tout le temps à cette étagère</em> »Image 19 - J. : « <em>Là c’est mon coin », « d’habitude on se bat pour aller là, c’est l’endroit où on est…c’est le plus confortable</em> »Image 20, 21 et 22 - H. : « <em>Les expositions</em> », « <em>l’espace des livres, des BD des mangas où on peut s’asseoir pour lire tranquille</em> », « <em>l’espace où on travaille</em> »Image 20, 21 et 22 - H. : « <em>Les expositions</em> », « <em>l’espace des livres, des BD des mangas où on peut s’asseoir pour lire tranquille</em> », « <em>l’espace où on travaille</em> »Image 20, 21 et 22 - H. : « <em>Les expositions</em> », « <em>l’espace des livres, des BD des mangas où on peut s’asseoir pour lire tranquille</em> », « <em>l’espace où on travaille</em> »Image 23, 24 et 25 - L. : « <em>Le CDI vu que c‘est divisé en trois il y a le studio, les ordinateurs, puis les livres</em> »Image 23, 24 et 25 - L. : « <em>Le CDI vu que c‘est divisé en trois il y a le studio, les ordinateurs, puis les livres</em> »Image 23, 24 et 25 - L. : « <em>Le CDI vu que c‘est divisé en trois il y a le studio, les ordinateurs, puis les livres</em> »Image 26, 27 et 28 - R. : « <em>La grande table</em> [...] <em>la longueur de la table c’est vraiment un truc que j’adore</em> », « <em>le coin mangas parce que j’adore les mangas</em> », « <em>le coin Espagnol parce que déjà je fais espagnol, j’adore l’Espagne, j’adore l’espagnol, je suis originaire, ma mère, enfin, ma grand-mère est originaire d’Espagne</em> »Image 26, 27 et 28 - R. : « <em>La grande table</em> [...] <em>la longueur de la table c’est vraiment un truc que j’adore</em> », « <em>le coin mangas parce que j’adore les mangas</em> », « <em>le coin Espagnol parce que déjà je fais espagnol, j’adore l’Espagne, j’adore l’espagnol, je suis originaire, ma mère, enfin, ma grand-mère est originaire d’Espagne</em> »Image 26, 27 et 28 - R. : « <em>La grande table</em> [...] <em>la longueur de la table c’est vraiment un truc que j’adore</em> », « <em>le coin mangas parce que j’adore les mangas</em> », « <em>le coin Espagnol parce que déjà je fais espagnol, j’adore l’Espagne, j’adore l’espagnol, je suis originaire, ma mère, enfin, ma grand-mère est originaire d’Espagne</em> »Image 29 - R. (coll. A) : « <em>C’est souvent ça au CDI en fait, y a des grandes baies vitrées et sauf généralement quand on va dans les rayons. Souvent le soleil qui tape sur les vitres, c’est vrai que ça crée aussi l’ambiance chaleureuse du CDI</em> »Image 30 - M. (coll. D) : « <em>On voit qu’il y a plein de fenêtres, que ça apporte de la lumière, que c’est pas une pièce renfermée sur elle-même</em> »Image 31 - N. (coll. A) : « <em>En fait tout, c’est une salle avec juste des chaises, c’est pas une salle, y a rien de spécial, juste elle est vitrée donc c’est insonorisée, et on peut parler sans avoir les bruits. </em>»Image 32 - H. (coll. A) « <em>C’est un endroit dans le CDI que j’aime bien, j’y vais souvent, je suis bien, je suis tranquille</em> »Image 33 - M., étudiante en histoire : « <em>L’application actu automatique sur le téléphone portable</em> [...] <em>je ne sais pas comment c’est arrivé là</em> [...] <em>ils voient que ça m’intéresse ou quelqu’un d’autre a aimé</em> »Image 34 - J., étudiante en sociologie : « <em>Tout s’affiche et je clique dessus si ça m’intéresse</em> [...] <em>Y a de tout</em> [...] <em>beaucoup d’articles qui sortent</em> [...] <em>du coup c’est moi qui fais le tri</em> [...]. <em>Il y a aussi le fait que certains articles sont pas disponibles parce que je suis pas abonnée</em> »Image 35 - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>Dans la rue il y a plein de lumières, plein de gens, plein d’infos, les gens aussi : on peut rapprocher ça d’internet</em> [...] <em>on est accaparé par tout ce qu’on voit</em> [...] <em>on a des informations partout, on engrange pas forcément tout</em> »Image 36 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>On peut apprendre pas mal de choses surtout si on se tient pas forcément au courant de tout ce qui se passe etc</em>. [...] <em>aussi ça permet de débattre, confronter des idées</em> »Image 37 - G., étudiant en sciences de la terre « <em>là où on se tient au courant de tout</em> »Image 38 - T., étudiant en sociologie : « <em>Confronter ses idées</em> [...] <em>c’est important de tout voir, d’essayer de tout comprendre</em> »Image 39 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>Pour échanger on utilise Teamspeak</em> [...] <em>c’est comme Skype sans l’image</em> [...] <em>à la base utilisé pour jouer car on peut jouer et en même temps parler et du coup on utilise ça pour travailler</em> [...] <em>c’est beaucoup plus efficace</em> »Image 40 - M., étudiante en histoire : « <em>C’est principalement sur ça qu’on pose des questions, qu’on se tient au courant</em> »Image 41 - R. (coll. A) : « <em>Ça représente le CDI parce que ça représente le fait que chacun dit ce qu’y pense et d’avoir cette connexion entre les élèves</em> »Image 42 - M. (coll. D) : « <em>Le fait qu’il y ait assez de choix pour tous les goûts, que chaque élève soit servi comme il veut</em> »Image 43 - C. (coll. B) : « <em>Pour dire que c’est pour faire des recherches. C’est peut être un endroit important pour certaines personnes, peut-être pas pour moi, mais pour certaines personnes</em> »Image 44 - M. (coll. D) : « <em>Celle-ci ça montre déjà l’espace du CDI et en plus ça montre les ordinateurs et là on voit que l’ordinateur est proche de la table, pour qu’on puisse parler et voilà</em> »

Donner à voir les pratiques informationnelles

L’apport des méthodes visuelles à la caractérisation des pratiques informationnelles dans le champ des SIC

Introduction

La généralisation des usages numériques au sein des sociétés, y compris dans le domaine de la recherche scientifique, a contribué à transformer les processus de conception des protocoles méthodologiques et les méthodes de recherche elles-mêmes. Un aspect particulièrement visible et documenté de ce phénomène est cette capacité des méthodes quantitatives à traiter des masses importantes et hétérogènes de données (Bullich et Clavier, 2018). Les approches quantitatives n’ont cependant pas le monopole de ces évolutions méthodologiques : les méthodologies qualitatives sont tout autant questionnées par l’articulation des pratiques quotidiennes en ligne et hors ligne, par les interactions et les traces qu’elles génèrent, par la possibilité pour les chercheurs d’imaginer des protocoles de recherche ad hoc (Pasquier, 2020). Si éclairage renouvelé du numérique il y a, il nous encourage donc à creuser cet objectif, commun aux orientations quantitatives et qualitatives, qui consiste à penser des protocoles adaptés à la réalité des pratiques, à collecter des données « riches et denses » (Latzko-Toth, Bonneau et Millette, 2017), ainsi qu’à mettre en œuvre des stratégies non moins pertinentes pour les analyser. C’est dans cette perspective de complémentarité que nous souhaitons aborder l’apport possible des méthodes visuelles à la caractérisation de l’objet de recherche « pratiques informationnelles ». Nous nous appuyons pour ce faire sur les résultats de deux études distinctes, chacune ayant été menée par l’une des autrices de cet article sur la base de la photographie réflexive, entendue comme la prise de clichés par les participants eux-mêmes, clichés couplés à des entretiens individuels d’élicitation. L’une de ces études, exploratoire, concerne les pratiques informationnelles de sept étudiants de troisième année de licence. La seconde s’attache aux pratiques informationnelles de cinquante collégiens de cinq collèges ordinaires différents. Notre objectif n’est pas ici de discuter de ces résultats de recherche en tant que tels. Ces derniers nous permettent en revanche d’interroger la spécificité épistémologique de ce choix méthodologique et à comprendre en quoi elle est susceptible de contribuer à la compréhension de l’objet de recherche « pratiques informationnelles » par les sciences de l’information et de la communication (SIC) françaises. Réciproquement, nous questionnons la possible contribution des SIC à la consolidation de la méthode choisie.

Cet article s’articule autour de deux sections : la première vient définir notre objet de recherche et les cadres théoriques afférents. Elle explicite également nos choix méthodologiques. La deuxième s’attache à exposer les résultats de recherche susceptibles d’apporter des éléments de réponse à la question d’un dialogue possible entre SIC et méthodes visuelles participatives.

1. Questionner les pratiques informationnelles au prisme des méthodes visuelles

Dans cette section, nous délimitons les contours de notre objet de recherche « pratiques informationnelles », notamment des jeunes, en lien avec l’appréhension qui en est faite dans le champ des cultures de l’information. La nécessité d’une entreprise d’ordre méthodologique s’en dégage, qui s’oriente vers la prise en compte du point de vue subjectif des acteurs et de l’expérience informationnelle au quotidien. C’est dans cette direction que s’orientent depuis quelques années des travaux anglo-saxons mobilisant ces méthodes visuelles participatives que nous souhaitons ici éprouver. Les choix méthodologiques effectués dans nos deux études sont ensuite exposés.

Pratiques et cultures de l’information

L’objet qui nous occupe, la pratique informationnelle, peut être désigné comme « [...] la manière dont l’ensemble de dispositifs, de sources, d’outils, de compétences cognitives sont effectivement mobilisés dans les différentes situations de production, de recherche, traitement de l’information. Nous englobons dans ce terme de « pratiques » les comportements, les représentations et les attitudes informationnelles de l’humain (individuel ou collectif) associés à ces situations » (Chaudiron et Ihadjadène, 2010, p. 3). Cette entreprise de définition s’est principalement attachée à délimiter les contours de la « pratique » vis-à-vis des processus informationnels : « comportements » ou « usages ». Il s’agit également de souligner la multiplicité épistémologique des approches centrées sur l’individu chercheur d’information en contexte, approches par ailleurs caractérisées par leur appartenance à des champs de recherche majoritairement anglo-saxons. Cette définition est à mettre très directement en perspective avec les travaux théoriques français embrassant la nature culturelle des pratiques d’information. Ces travaux structurent une perspective d’inspiration anthropologique et propre aux SIC françaises à l’égard de cet objet (Liquète, 2018). À ce titre, ils reprennent à leur compte une approche holistique et communicationnelle des situations informationnelles et de leur nature composite. La diversité des pratiques informationnelles individuelles ou collectives, des contextes dans lesquels elles peuvent être appréhendées, est au principe même de ce chantier des cultures de l’information. Ainsi pourrait-on dire, en paraphrasant ce qu’Edgar Morin disait à propos de la culture (Morin, 2006) : on ne connaît la pratique qu'à travers les pratiques. La composante conceptuelle ne saurait ainsi se passer d’une réflexion méthodologique au service d’une meilleure compréhension de ces pratiques incarnées. Cela semble pouvoir passer par l’expérimentation de pistes encore assez peu explorées en SIC, notamment visuelles. En effet, comparativement au champ de la Library and Information Science (LIS), très peu de travaux sont à relever en SIC. Quelques études existent qui concernent les pratiques culturelles et médiatiques des jeunes et convoquent des protocoles photographiques mais aussi des collages ou des dessins (Fabre et Veyrac, 2008 ; Jankeviciute, 2013 ; Catoir-Brisson et Jankeviciute, 2014).

Aujourd’hui constituées en courant de recherche à part entière, les méthodes visuelles plongent leurs racines dans le projet anthropologique qui vise à inventorier le réel dans ses moindres détails. Le recours à la photographie comme technique de recherche formalisée s’impose avec les travaux de John Collier (Collier 1967 ; Collier et Collier 1986 ; Harper, 2002). Il s’agit d’étudier les pratiques sociales au sein des environnements dans lesquels elles se construisent au quotidien. Le potentiel scientifique de la photographie repose ainsi dans sa capacité à retenir des éléments de la situation a priori peu significatifs pour le chercheur, éphémères ou inattendus : « unexpected, mundane moments » (Favero et Theunissen, 2018, p. 163, cités par Barriage et Hicks 2020, p. 5), et difficiles à verbaliser pour le participant (Sawn et Taylor, 2005 cités par Hartel et Thomson, 2011 ; Gabridge, Gaskell et Stout, 2008). Mais le protocole méthodologique repose en soi autant sur l’image que sur l’entretien d’élicitation qui l’accompagne et qui permet de passer d’une lecture littérale des éléments de l’image à ce qu’ils signifient pour la personne interrogée (Harper, 2002). À l’instar du protocole initié par Jankeviciute dans son étude en SIC sur les usages d’internet par les préadolescents, la méthode relève de la photo elicitation interview qui permet à l’enquêté de révéler le sens et les significations latentes de ses prises de vues lors d’un entretien, démultipliant la fonction heuristique de la méthode pour une compréhension plus fine et singulière de l’objet de recherche. Selon les constats formulés par les auteurs précités, ayant déjà éprouvé la méthode, elle favorise ainsi la prise en compte du regard du participant lui-même sur les objets, autorise une communication facilitée et plus empathique entre chercheur et participant (Hicks et Lloyd, 2018), détenant même pour certains des propriétés réflexives voire émancipatrices comme dans le cas du protocole Photovoice (Julien, Given et Opryshko, 2013).

Le défi du quotidien

Les pratiques informationnelles constituent un objet de recherche mouvant car très directement marqué par l’enchâssement du numérique dans la vie la plus quotidienne (« embedded, embodied, everyday », Hine, 2015), s’inscrivant dans de multiples contextes temporels et spatiaux, relatives à une diversité de motivations et d’usages, eux-mêmes enchevêtrés et mobilisant les mêmes fonctionnalités techniques. Il est ainsi par exemple possible de consulter un contenu vidéo en ligne, hébergé sur une même plateforme, pour à la fois travailler ou se distraire, par la consommation de contenus existants ou par la production de nouveaux contenus, simultanément ou non, seul ou à plusieurs. Elles se distinguent également par une imbrication très forte entre ce qui se passe en ligne et ce qui se passe hors ligne (Pasquier, 2020). C’est sans doute particulièrement le cas pour ce qui regarde les pratiques informationnelles des élèves et des étudiants qui nous occupent. Leurs pratiques informationnelles associant étroitement préoccupations juvéniles, sociales et académiques, ces dernières se déroulent en grande partie sur les plateformes en ligne, a fortiori depuis l’épidémie de Covid-19. C’est en particulier la dimension organisationnelle et collective de ces pratiques académiques qui passe sous le radar de l’accompagnement pédagogique formel (Aillerie, 2019). C’est au titre de cette complexité que des chercheurs ont déjà plaidé pour une approche englobante de l’expérience sociale, à la fois en ligne et hors ligne (Leander et McKim, 2003 ; Pastinelli, 2011). Dès lors, le chercheur s’attache au sens que les acteurs eux-mêmes prêtent aux pratiques, aux articulations à l’œuvre entre pratiques sociales connectées et non connectées, plutôt qu’à une délimitation a priori des contextes. Il nous semble que l’ordinaire, ou plutôt l’« infra ordinaire » au sens de Perec (1989), se révèle à ce stade comme une catégorie incontournable pour capter cette complexité des pratiques informationnelles : « [...] l'intérêt pour tout ce qui fait la banalité de nos existences, ce qui est ordinaire, sans intérêt, les moments et les espaces où rien d'important, rien de « social », ne semble se jouer, est extrêmement salutaire. Il écarte le danger si grand de la surdétermination des objets de recherche par des jugements de légitimité rarement maîtrisé » (Denis, 2009). C’est l’appréhension de cette quotidienneté qui requiert la mise en œuvre de méthodologies multipliant les points de vue et s’échappant des limites de ce qui n’est que directement observable par le chercheur. Toute la difficulté réside alors dans l’appréhension d’une « mémoire de l’oubli [...] C’est-à-dire à ce “lointain intérieur” qui nous est naturel puisqu’il nous constitue » (Souchier, 2012). Cette « mémoire de l’oubli » renvoie aux routines et aux gestes qui, sans mobiliser l’attention consciente, produisent le quotidien.

Photographie réflexive : le parti pris de la subjectivité

Si les méthodes visuelles sont encore peu expérimentées par les SIC, elles se trouvent assez largement mobilisées par les chercheurs en Library and Information Science (LIS), Information ou Internet Studies (Greyson, O’Brien et Shankar, 2020, p. 361), comme en témoignent les références présentes tout au long de cet article. Dans le prolongement de la description systématique par Malone des façons dont les gens organisent réellement leur bureau et leurs environnements informationnels personnels (Malone, 1983), il s’agit en premier lieu de comprendre la perception des espaces informationnels, domestiques ou institutionnels, par les usagers (Fried Foster et Gibbons, 2007 ; Gabridge et al. 2008 ; Haberl et Wortman, 2012).

Une grande majorité des travaux, y compris dans ce champ, convoque des photographies prises par le chercheur. Mais parallèlement à ces méthodes visuelles non participatives (approche « étique » basée sur les catégories d’analyse construites par le chercheur) se déploient des initiatives participatives (approche « émique » centrée sur le point de vue du participant EMIC), sur la base de photographies ou de productions visuelles (des dessins par exemple) émanant des participants eux-mêmes car il n'est précisément pas possible d’observer les pratiques à tout moment et en tous lieux, hors ligne et en ligne (Pollak, 2017 ; Barriage et Hicks 2020). C’est notamment le cas de la photographie réflexive utilisée par Harrigton et Schibik (2003), quant à l’expérience universitaire d’étudiants de première année ainsi que des « cartes d’horizons informationnels » (information horizon maps) de Diane H. Sonnenwald et collègues (Sonnenwald, Wildemuth et Harmon, 2001). Les deux études sur lesquelles repose cette contribution s’inscrivent elles-mêmes dans l’expérimentation de la photographie réflexive comme protocole du quotidien, associant captation d’images par les participants et entretiens d’élicitation.

La première concerne sept étudiants de troisième année de Licence (deux étudiantes en histoire et sociologie, cinq étudiants dont trois en sciences de la terre et deux en sociologie et histoire). Ces étudiants ont volontairement pris part à un protocole de trois semaines durant lesquelles nous leur avons demandé de photographier les moments représentatifs à leurs yeux de leurs pratiques d’information quotidiennes. La consigne est volontairement laissée très générale de manière à ne pas entraver la compréhension de l’objet par le participant. Ne devaient être consignés par le participant que le moment et le lieu dans lesquels la photographie avait été prise. Ces photographies pouvaient être prises avec un appareil photo, un téléphone portable ou être des captures d’écran (ces deux dernières modalités ayant été finalement celles retenues par les participants). Les clichés ont constitué la base d’entretiens individuels d’élicitation visant à expliciter les motivations du participant. Sur la base de nos questions de recherche, nous avons constitué une grille d’analyse du corpus (images et verbatim associés), à savoir : quelles représentations du participant quant au fait de s’informer ? Quelles motivations à s’informer ? Quelles articulations entre les différents supports d’information ? Il est à noter d’emblée qu’étant donné le faible nombre de participants, il ne nous a pas été possible de travailler les éventuelles spécificités liées aux disciplines universitaires de ces étudiants.

La seconde étude a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat (Mazurier, 2019) s’intéressant aux représentations de l’espace documentaire scolaire de 50 collégiens, sur lesquels nous nous focalisons ici, et de cinq professeurs documentalistes de cinq collèges ordinaires différents (coll. A, B, C, D, E). Il s’agit de confronter les fonctions institutionnelles attribuées au centre de documentation et d’information (CDI) aux représentations des acteurs concernés. Il a été demandé à ces derniers de produire, avec un appareil photo numérique classique, trois clichés de ce qui était le plus représentatif et significatif de cet espace à leurs yeux. Située en fin de première partie d’entretien, cette prise de photographies était immédiatement suivie d’un temps d'explicitation et de commentaire des photographies selon une grille établie. Les catégories d’analyse retenues sont relatives à l’utilisation du système d’information et aux pratiques informationnelles, aux représentations de l’espace documentaire et aux pratiques de mobilité et d’interspatialité.

Les tensions entre le pouvoir de captation du réel accordé à l’image et sa puissance intrinsèquement subjective jalonnent l’histoire des méthodes visuelles en sciences humaines et sociales (Prosser et Loxley, 2008). Utilisées de façon ponctuelle ou longitudinale, les méthodes visuelles participatives s’avèrent de plus en plus représentées dans la recherche anglo-saxonne en lien avec l’usage généralisé des smartphones personnels (Barriage et Hicks, 2020). Il s’agit toujours de placer le participant en expert de son expérience vécue (Dahl, 2014 cité par Barriage et Hicks, 2020). Certains allant même jusqu’à parler de co-production du savoir entre chercheur et participant (Beaulieu, 2010 cité par Barriage et Hicks, 2020). C’est précisément cette dimension résolument subjective qui nous intéresse ici et qui nous paraît pouvoir enrichir le chantier français des cultures de l’information par une meilleure compréhension des « habitus » informationnels (Robinson, 2009) : apporter la cohérence de l’expérience subjective, individuelle ou collective, à l’émiettement des pratiques ; dépasser la question de la légitimité notamment académique des usages et combattre certains obstacles épistémologiques (mythe des digital natives).

2. Photographie : révélateur de la nature spatiale et sociale des pratiques informationnelles

A partir de données sélectionnées dans nos deux corpus (eux-mêmes constitués d’images capturées par nos participants et de verbatim issus des entretiens d’élicitation), cette section traite la question des apports épistémologiques de la photographie réflexive à la compréhension des pratiques informationnelles des jeunes en sciences de l’information et de la communication, et réciproquement. Nous choisissions d’axer la présentation de nos analyses sur les dimensions matérielles et sociales de ces pratiques telles que les expriment nos participants.

Organisations spatiales

Les analyses de nos deux corpus indépendants révèlent en premier lieu l’importance de la dimension spatiale de leurs pratiques informationnelles telles que les expriment nos participants. Il s’agit en premier lieu de la fonction cruciale remplie par la disposition physique des lieux dans lesquels prennent place des « événements » de nature informationnelle.

Il s’agit d’éléments très concrets voire infimes. Deux exemples récurrents sont présents dans les images et les propos des étudiants : chez soi et à la bibliothèque universitaire. Les intérieurs sont évoqués sur le mode de l’ambiance et des routines journalières (image 1) : le canapé, le thé, le goûter, la télévision, ce qui permet d’être bien installé ou non pour travailler (présence d’une table ou non), les objets informationnels à disposition (images 2 et 3).

Image 1 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>Souvent c’est répétitif ce que je fais</em> »

Image 1 - M., étudiant en sciences de la terre : « Souvent c’est répétitif ce que je fais »
© C. Aillerie

Image 2 et 3 - G., étudiant en sciences de la terre : « L’information c’est quasiment tout ce qu’on a autour de nous »
© C. Aillerie

La bibliothèque, universitaire en particulier, est également toujours décrite par des détails tangibles : la disposition physique des livres, des rayonnages, l’aspect visuel des ouvrages, leur simple positionnement autour des usagers (images 4 et 5), les places favorites dans l’espace (image 6) mais aussi la présence des autres usagers au travail autour de soi, y compris si on vient travailler seul (image 4).

Image 4 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>Quand j’ai du travail à faire, je préfère aller là</em> [...] <em>c’est juste pour l’ambiance de travail parce que quand je suis chez moi j’aurais moins tendance à travailler on va dire</em> »

Image 4 - M., étudiant en sciences de la terre : « Quand j’ai du travail à faire, je préfère aller là [...] c’est juste pour l’ambiance de travail parce que quand je suis chez moi j’aurais moins tendance à travailler on va dire »
© C. Aillerie

Image 5 - M., étudiante en histoire : « <em>Quand j’ai des commentaires à faire on y va souvent</em> [...] <em>on cherche dans toutes les étagères</em> [...] <em>des gros ouvrages avec beaucoup de termes</em> »

Image 5 - M., étudiante en histoire : « Quand j’ai des commentaires à faire on y va souvent [...] on cherche dans toutes les étagères [...] des gros ouvrages avec beaucoup de termes »
© C. Aillerie

Image 6 - M., étudiant en histoire : « <em>Je travaille très rarement chez moi</em> [...]<em> je préfère travailler dans un environnement adapté</em> [...] <em>ici au calme. Ça permet d’avoir immédiatement la documentation, d’avoir les livres etc.</em> »

Image 6 - M., étudiant en histoire : « Je travaille très rarement chez moi [...] je préfère travailler dans un environnement adapté [...] ici au calme. Ça permet d’avoir immédiatement la documentation, d’avoir les livres etc. »
© C. Aillerie

Image 7 - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>Les enseignants vont tellement vite, ils disent tellement de choses que moi je veux avoir tout</em> »

Image 7 - G., étudiant en sciences de la terre : « Les enseignants vont tellement vite, ils disent tellement de choses que moi je veux avoir tout »
© C. Aillerie

Image 8, 9 et 10 - G., étudiant en sciences de la terre : « C’est là où j’ai un maximum d’informations justement [...] J’y suis souvent justement parce qu’il y a ces choses-là [...] on a des étagères pleines de livres, pleines de fossiles, de roches [...], les dossiers, les annales [...], on a toujours des gens qui passent »
© C. Aillerie

D’autres lieux apparaissent comme tout à fait significatifs de la construction quotidienne d’un rapport personnel à l’information, également décrits par leurs attributs spatiaux et vécus comme lieux quotidiens de rencontres et de conversations : une salle de cours (image 7) incluant la disposition des meubles et des personnes, le discours de l’enseignant, les supports pédagogiques, mais aussi les notes et les dispositifs personnels des étudiants (ordinateurs portables et téléphones), la présence des pairs en temps réel ou à distance ; l’habitacle d’une voiture équipé d’un autoradio ; les couloirs de la faculté ou un local d’association étudiante comprenant les affiches ou autres supports d’information, les échanges et les passages au sein d’un local associatif (images 8, 9 et 10) ; les transports en commun à l’occasion de trajets réguliers ou la rue elle-même.

Indissociable de la configuration matérielle de ces lieux, il faut souligner la diversité des dispositifs informationnels concrètement mobilisés par ces étudiants, numériques et non numériques, incluant l’interaction sociale directe, nous y reviendrons. Mais à l’inverse d’une centration sur les technologies mobilisées, en particulier sur le numérique et ses potentialités disruptives, la méthode permet de restituer la dimension spatiale mais aussi corporelle voire affective de la pratique informationnelle au quotidien. Les collégiens enquêtés dans le centre de documentation et d’information de leur établissement expriment cette même importance accordée à l’ancrage spatial de leurs pratiques informationnelles, ainsi qu’à un besoin d’appropriation et de singularisation spatiales par les objets ou les activités qui informent un espace documentaire égocentré :

Image 11, 12 et 13 - « C’est les trois choses que je vois le plus et que j’utilise le plus » (les trois choses, à savoir le bureau, les livres et les ordinateurs)
© V. Mazurier

Image 14, 15 et 16 - « Tous les trois ça donne un CDI » pour « travailler », « se documenter », « lire », « être bien », « se détendre »
© V. Mazurier

Les différentes manières d’habiter l’espace documentaire se nichent, certes, dans des objets et détails tangibles, mais aussi dans des éléments invisibles, dans ce qui peut sembler à première vue, interstitiel (image 17) ou vide (images 18 ou 19). La photographie saisit des éléments de compréhension qui demeureraient impensés ou latents et qui sont finalement révélés.

Image 17 - C. : « <em>Celle-ci je l’ai prise parce que je trouve ça sympa l’endroit où on peut circuler entre les deux</em> »

Image 17 - C. : « Celle-ci je l’ai prise parce que je trouve ça sympa l’endroit où on peut circuler entre les deux »
© V. Mazurier

Image 18 - S. : « <em>Y avait un livre où y avait des images en 6e et tout, j’adorais regarder, et du coup à chaque fois je venais tout le temps à cette étagère</em> »

Image 18 - S. : « Y avait un livre où y avait des images en 6e et tout, j’adorais regarder, et du coup à chaque fois je venais tout le temps à cette étagère »
© V. Mazurier

Image 19 - J. : « <em>Là c’est mon coin », « d’habitude on se bat pour aller là, c’est l’endroit où on est…c’est le plus confortable</em> »

Image 19 - J. : « Là c’est mon coin », « d’habitude on se bat pour aller là, c’est l’endroit où on est…c’est le plus confortable »
© V. Mazurier

Au-delà de ces traces observables, l’intérêt de la méthode visuelle consiste, dans le cadre de ces recherches, à capter « ce qui fait paysage » dans l’espace documentaire. Dans cette expression, le paysage est à entendre, non pas dans son sens courant qui désigne une forme fixe et finie qui fige le paysage, mais au sens où l’entendent François Jullien (2014), qui rapproche le paysage du vivre plus que du voir, et Tim Ingold (1993) qui lie le paysage à l’habitation, à la formation d’un monde en mouvement, à l’opposé d’une pensée de l’occupation et de la fixité. Cette construction paysagère qu’il faudrait toujours considérer en construction, se niche dans l’articulation du discours et de la photographie car on ne peut imaginer, en tant que chercheur, que les photographies « disent la vérité » (Becker, 2007). Le recours aux méthodes visuelles ne se réduit donc pas à donner à voir un imagier auto-suffisant et auto-référentiel. Leur intérêt heuristique réside dans la combinaison fertile entre la photographie et le sens, les intentions et les significations singulières, à l’opposé d’une vision centrée sur l’espace, en tant que lieu commun, supposément uniforme. Les paysages s’articulent autour de lignes d’habitation majeures qui nourrissent un paysage qui se réagence aussi au prisme de l’expérience. Aussi, l’acteur saisit les affordances qui lui conviennent pour construire son paysage organisé autour de pratiques, d’objets informationnels, ou de mobilier, engageant souvent dans et avec l’espace une relation égocentrée. Par exemple, pour un même espace, trois élèves isolent photographiquement des unités de sens variables qui donnent à voir un espace documentaire kaléidoscopique, mêlant le sensible et le factuel, le personnel et le fonctionnel, l’activité et l’objet, moi et les autres, la pratique et l’espace, l’intime et le social.

Image 20, 21 et 22 - H. : « Les expositions », « l’espace des livres, des BD des mangas où on peut s’asseoir pour lire tranquille », « l’espace où on travaille »
© V. Mazurier

Image 23, 24 et 25 - L. : « Le CDI vu que c‘est divisé en trois il y a le studio, les ordinateurs, puis les livres »
© V. Mazurier

Image 26, 27 et 28 - R. : « La grande table [...] la longueur de la table c’est vraiment un truc que j’adore », « le coin mangas parce que j’adore les mangas », « le coin Espagnol parce que déjà je fais espagnol, j’adore l’Espagne, j’adore l’espagnol, je suis originaire, ma mère, enfin, ma grand-mère est originaire d’Espagne »
© V. Mazurier

Emmanuel Souchier (2012) explicite la qualité polysensorielle de l’absorption des informations qui constituent notre espace dans toute sa quotidienneté. La chaleur, la lumière, le bruit sont autant d’éléments qui participent d’une appréhension sélective et d’une appropriation singulière de l’espace par nos participants. Le sensible recouvre, ainsi substantivé « les dimensions synesthétiques des relations sociales et du rapport de l’individu à son identité, à autrui et à son environnement. Il implique une relation au monde construite sur la prise en considération des différents sens, participent de la mémoire et de l’identité » (Lardellier, 2016). Si la photographie donne à voir, elle ne se contente pas pour autant d’une seule expression visuelle, et sa capacité de révélateur sensible mériterait d’être creusée plus avant pour comprendre, dans leur complétude, les modes d’être-au-monde informationnel. La notion d’« ambiance » entendue par Isabelle Fabre (2020) à la suite d’Eliseo Veron comme une « situation d’interaction sensible » opérante pour l’étude des espaces de savoir contemporains, ou celle d’« atmosphère » développée par les chercheuses Shanti Sumartojo et Sarah Pink (2020), nous semblent des cadres de pensée stimulants pour les SIC. Adossés, voire profondément liés, à des méthodes visuelles, ils permettent de comprendre comment les usagers habitent, au sens anthropologique du terme (Ségaud, 2010) des paysages informationnels singuliers tout à la fois empreints de matérialité, de sens, mais aussi de valeurs, de mémoire, et d’imaginaire.

Image 29 - R. (coll. A) : « <em>C’est souvent ça au CDI en fait, y a des grandes baies vitrées et sauf généralement quand on va dans les rayons. Souvent le soleil qui tape sur les vitres, c’est vrai que ça crée aussi l’ambiance chaleureuse du CDI</em> »

Image 29 - R. (coll. A) : « C’est souvent ça au CDI en fait, y a des grandes baies vitrées et sauf généralement quand on va dans les rayons. Souvent le soleil qui tape sur les vitres, c’est vrai que ça crée aussi l’ambiance chaleureuse du CDI »
© V. Mazurier

Image 30 - M. (coll. D) : « <em>On voit qu’il y a plein de fenêtres, que ça apporte de la lumière, que c’est pas une pièce renfermée sur elle-même</em> »

Image 30 - M. (coll. D) : « On voit qu’il y a plein de fenêtres, que ça apporte de la lumière, que c’est pas une pièce renfermée sur elle-même »
© V. Mazurier

Image 31 - N. (coll. A) : « <em>En fait tout, c’est une salle avec juste des chaises, c’est pas une salle, y a rien de spécial, juste elle est vitrée donc c’est insonorisée, et on peut parler sans avoir les bruits. </em>»

Image 31 - N. (coll. A) : « En fait tout, c’est une salle avec juste des chaises, c’est pas une salle, y a rien de spécial, juste elle est vitrée donc c’est insonorisée, et on peut parler sans avoir les bruits. »
© V. Mazurier

Image 32 - H. (coll. A) « <em>C’est un endroit dans le CDI que j’aime bien, j’y vais souvent, je suis bien, je suis tranquille</em> »

Image 32 - H. (coll. A) « C’est un endroit dans le CDI que j’aime bien, j’y vais souvent, je suis bien, je suis tranquille »
© V. Mazurier

L’importance des émotions dans notre pratique de l’espace (Guinard et Tratnjek, 2016), souvent ignorée au profit d’une approche qui se veut plus rationnelle et objectivable, a tout intérêt à pénétrer les recherches consacrées aux pratiques et espaces de savoir. Tous les regards photographiques singuliers et situés posés sur les espaces de savoir expérimentés les agencent. Les méthodes visuelles peuvent contribuer à saisir cette « ambiance » pour qualifier « des situations d’interaction sensible comprises comme l’expérience qu’on fait d’un lieu donné à un moment donné » (Fabre, 2020). On peut également retrouver l’importance accordée aux routines et à la matérialité sensible du quotidien dans le concept de « mundane data » pour comprendre les processus d’intégration des objets connectés dans la vie de tous les jours (Pink et al., 2017).

Cette considération de la dimension socio-matérielle des pratiques informationnelles nous semble également cruciale dans les moments informationnels qui ne mobilisent que l’ordinateur, et a fortiori que le smartphone, dans ce cas, à la fois outil et objet de la recherche. Du fait de la consigne donnée aux participants étudiants et dans le contexte d’usages quotidiens du téléphone portable par les adolescents et jeunes adultes, les données visuelles sous la forme de captures d’écran sont ainsi particulièrement abondantes dans le cas des étudiants (images 33 et 34).

Image 33 - M., étudiante en histoire : « <em>L’application actu automatique sur le téléphone portable</em> [...] <em>je ne sais pas comment c’est arrivé là</em> [...] <em>ils voient que ça m’intéresse ou quelqu’un d’autre a aimé</em> »

Image 33 - M., étudiante en histoire : « L’application actu automatique sur le téléphone portable [...] je ne sais pas comment c’est arrivé là [...] ils voient que ça m’intéresse ou quelqu’un d’autre a aimé »
© C. Aillerie

Image 34 - J., étudiante en sociologie : « <em>Tout s’affiche et je clique dessus si ça m’intéresse</em> [...] <em>Y a de tout</em> [...] <em>beaucoup d’articles qui sortent</em> [...] <em>du coup c’est moi qui fais le tri</em> [...]. <em>Il y a aussi le fait que certains articles sont pas disponibles parce que je suis pas abonnée</em> »

Image 34 - J., étudiante en sociologie : « Tout s’affiche et je clique dessus si ça m’intéresse [...] Y a de tout [...] beaucoup d’articles qui sortent [...] du coup c’est moi qui fais le tri [...]. Il y a aussi le fait que certains articles sont pas disponibles parce que je suis pas abonnée »
© C. Aillerie

Nous n’avons pas accordé de statut particulier à ces données mais nous notons que, lors de certaines recherches visuelles en contexte domestique, a pu être soulignée la faible représentation des ressources mobilisées en dehors de la maison ou sous forme numérique (Hartel et Thomson, 2011) : c’est ici l’inverse. Ce type de données visuelles apparaît comme détaché de toute contextualisation et en même temps présenté comme quelque chose de très personnel. Une fonctionnalité automatique d’un téléphone portable, pas nécessairement paramétrée par l’usager, telle que l’affichage d’un fil d’actualité comme dans les exemples proposés (images 33 et 34), est toujours décrite comme personnalisée et en termes de choix. Mais il faut précisément passer par l’entretien d’élicitation pour que se reconstituent les conditions matérielles, temporelles et sociales, mobiles ou non, de la fonction informationnelle d’une ressource. Cette dimension matérielle des pratiques informationnelles, incluant les affordances de telle ou telle plateforme, est à mettre en relation directe avec l’attention portée en SIC à l’« épaisseur » de ces pratiques (Souchier, Jeanneret et Le Marec, 2003). Il nous semble qu’à ce titre les méthodes visuelles, notamment participatives, constituent un atout opérationnel majeur pour non seulement évoquer, mais rendre effectivement compte de cette épaisseur en son sens le plus concret. D’un point de vue épistémologique, cette perspective contribue à reconnaître et documenter la dimension intrinsèquement physique « du » numérique (Doueihi, 2011 ; Cardon, 2017), contribuant par là même à une approche plus riche et plus réaliste des pratiques. Ce positionnement théorique est celui des approches en LIS qui cherchent à entrevoir la dimension technique des pratiques informationnelles replacées dans l’expérience vécue et qui expérimentent à cette fin les méthodes visuelles participatives : « positioning visual data as socially and technically constructed rather than as forming an objective snapshot of reality » (Hartel et Thomson, 2011, p. 2216). Du point de vue des participants à ce type d’enquêtes, cette entrée par la dimension spatiale de la situation informationnelle constitue un tout, incluant la disposition physique des objets et des services, leurs potentialités informationnelles, mais également la présence et le rôle des autres.

Interactions sociales

Le deuxième point d’importance que nous choisissons de développer ici, indissociable de la dimension matérielle, concerne l’importance des interactions sociales dans leurs pratiques informationnelles telles que les décrivent nos participants. Cet élément est constitutif de la situation locale et temporelle des expériences informationnelles. Les approches précédemment citées accordent une place prépondérante à autrui dans les « horizons » ou « paysages » informationnels, comme source d’information directe et comme pourvoyeur ou prescripteur de ressources informationnelles (Sonnenwald et al., 2001). Elle apparaît ici tout à fait centrale. C’est ainsi la présence des autres, dans tel ou tel lieu, qui va alimenter le caractère informationnel de la situation. Ainsi, pour les étudiants interrogés, la bibliothèque universitaire est un lieu éminemment social, qui permet de sortir de chez soi et d’expérimenter des interactions sociales immédiates. C’est également ce qui constitue les temps de déplacement en transports en commun (image 35), les cours et les interclasses (image 36), les moments de détente ou les « temps morts » comme des moments informationnels (images 37 et 38). Sont évoquées par nos participants les interactions avec leur entourage, comme sources d’information directe (parfois en lieu et place de l’interrogation d’un moteur de recherche) ou comme passeurs de sources informationnelles. Sont également mentionnées les autres personnes, souvent inconnues mais simplement présentes, comme une « toile de fond sociale » informationnelle.

Le temps des conversations avec l’entourage (famille, amis, pairs) est l’occasion de mêler des informations de toutes sortes, personnelles, académiques, logistiques, d’actualité, etc. Il permet la confrontation des idées, l’obtention d’informations ou de sources, attendues ou non. Il contribue directement à la constitution des univers informationnels personnels, pour l’identification des informations ou des sources mais aussi pour leur évaluation. Il prend place dans les interstices les plus informels du quotidien. La parole de l’enseignant, à l’occasion du cours magistral ou en dehors, fait partie intégrante de ces expériences informationnelles, de même que ses conseils de lecture ou jugements de valeur sur telle ou telle source. L’enrichissement informationnel via autrui, en particulier via l’entourage proche, est décrit comme étant d’accès plus immédiat, d’assimilation facile et offrant une multiplicité de points de vue pour se faire sa propre opinion (par comparaison notamment avec l’information textuelle des livres ou des médias d’information). Toutes ces interactions passent également par l’usage de dispositifs connectés : réseaux sociaux numériques, outils de discussion, messageries, etc. (images 39 et 40).

Image 35 - G., étudiant en sciences de la terre : « <em>Dans la rue il y a plein de lumières, plein de gens, plein d’infos, les gens aussi : on peut rapprocher ça d’internet</em> [...] <em>on est accaparé par tout ce qu’on voit</em> [...] <em>on a des informations partout, on engrange pas forcément tout</em> »

Image 35 - G., étudiant en sciences de la terre : « Dans la rue il y a plein de lumières, plein de gens, plein d’infos, les gens aussi : on peut rapprocher ça d’internet [...] on est accaparé par tout ce qu’on voit [...] on a des informations partout, on engrange pas forcément tout »
© C. Aillerie

Image 36 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>On peut apprendre pas mal de choses surtout si on se tient pas forcément au courant de tout ce qui se passe etc</em>. [...] <em>aussi ça permet de débattre, confronter des idées</em> »

Image 36 - M., étudiant en sciences de la terre : « On peut apprendre pas mal de choses surtout si on se tient pas forcément au courant de tout ce qui se passe etc. [...] aussi ça permet de débattre, confronter des idées »
© C. Aillerie

Image 37 - G., étudiant en sciences de la terre « <em>là où on se tient au courant de tout</em> »

Image 37 - G., étudiant en sciences de la terre « là où on se tient au courant de tout »
© C. Aillerie

Image 38 - T., étudiant en sociologie : « <em>Confronter ses idées</em> [...] <em>c’est important de tout voir, d’essayer de tout comprendre</em> »

Image 38 - T., étudiant en sociologie : « Confronter ses idées [...] c’est important de tout voir, d’essayer de tout comprendre »
© C. Aillerie

Image 39 - M., étudiant en sciences de la terre : « <em>Pour échanger on utilise Teamspeak</em> [...] <em>c’est comme Skype sans l’image</em> [...] <em>à la base utilisé pour jouer car on peut jouer et en même temps parler et du coup on utilise ça pour travailler</em> [...] <em>c’est beaucoup plus efficace</em> »

Image 39 - M., étudiant en sciences de la terre : « Pour échanger on utilise Teamspeak [...] c’est comme Skype sans l’image [...] à la base utilisé pour jouer car on peut jouer et en même temps parler et du coup on utilise ça pour travailler [...] c’est beaucoup plus efficace »
© C. Aillerie

Image 40 - M., étudiante en histoire : « <em>C’est principalement sur ça qu’on pose des questions, qu’on se tient au courant</em> »

Image 40 - M., étudiante en histoire : « C’est principalement sur ça qu’on pose des questions, qu’on se tient au courant »
© C. Aillerie

Chez les collégiens, le rapport à soi et aux autres apparaît comme un pilier du rapport à l’espace documentaire scolaire et se raconte aussi à travers les photographies. La satisfaction du besoin d’affiliation (images 41 et 44) apparaît très clairement comme une condition du sentiment de bien-être ressenti par les collégiens (Joing, Vors, Llena et al., 2018). Dès lors, la recherche de sociabilité apparaît comme un facteur décisif d’occupation de l’espace et les activités informationnelles ne peuvent suffire à définir et à comprendre les pratiques spatiales des acteurs. La sociabilité permise au CDI trouve, du côté des élèves, sa matérialité la plus achevée dans la simple table, déjà pointée par Fabre et Veyrac (2008) comme un élément saillant des représentations graphiques de l’espace documentaire par les élèves. Elle permet la reconstitution d’une aire amicale empêchée dans d’autres espaces de l’établissement scolaire et favorise, surtout quand elle est ronde, les interactions entre pairs (image 28). Pour expliquer comment il se repère dans le CDI, T. (coll. A) raconte « c’est vachement simple, d’abord je vais à gauche, là il y a un petit coin avec plein de gens assis en cercle avec des BD autour ». Les élèves constituent ici l’axe principal d’un repérage spatial, tandis que les ressources apparaissent comme un élément périphérique.

La sociabilité se manifeste également à travers le dispositif. La dimension sociale associée à l’objet concurrence sa nature informationnelle, voire la surpasse, parfois. La recherche de sociabilité peut aller jusqu’à conditionner l’usage du dispositif documentaire proposé : É. (coll. C) dit ne pas utiliser les ordinateurs au CDI « parce qu’en fait sur ordinateur on est…, on doit être un par ordinateur, et souvent comme je viens avec mes amies, j’ai plus envie d’être avec mes amies que d’être seule sur l’ordinateur ». Le rapport à autrui se construit aussi dans l’offre documentaire et l’usage. Les élèves mettent en avant la dimension sociale de l’espace en choisissant les ressources et les objets pour leur caractère partageable et pour l’importance des expériences informationnelles singulières et des interactions dont ils sont porteurs (images 42, 43 et 44).

Image 41 - R. (coll. A) : « <em>Ça représente le CDI parce que ça représente le fait que chacun dit ce qu’y pense et d’avoir cette connexion entre les élèves</em> »

Image 41 - R. (coll. A) : « Ça représente le CDI parce que ça représente le fait que chacun dit ce qu’y pense et d’avoir cette connexion entre les élèves »
© V. Mazurier

Image 42 - M. (coll. D) : « <em>Le fait qu’il y ait assez de choix pour tous les goûts, que chaque élève soit servi comme il veut</em> »

Image 42 - M. (coll. D) : « Le fait qu’il y ait assez de choix pour tous les goûts, que chaque élève soit servi comme il veut »
© V. Mazurier

Image 43 - C. (coll. B) : « <em>Pour dire que c’est pour faire des recherches. C’est peut être un endroit important pour certaines personnes, peut-être pas pour moi, mais pour certaines personnes</em> »

Image 43 - C. (coll. B) : « Pour dire que c’est pour faire des recherches. C’est peut être un endroit important pour certaines personnes, peut-être pas pour moi, mais pour certaines personnes »
© V. Mazurier

Image 44 - M. (coll. D) : « <em>Celle-ci ça montre déjà l’espace du CDI et en plus ça montre les ordinateurs et là on voit que l’ordinateur est proche de la table, pour qu’on puisse parler et voilà</em> »

Image 44 - M. (coll. D) : « Celle-ci ça montre déjà l’espace du CDI et en plus ça montre les ordinateurs et là on voit que l’ordinateur est proche de la table, pour qu’on puisse parler et voilà »
© V. Mazurier

Le couplage social et technique est central dans les expériences informationnelles telles que les relatent nos participants aux travers de leurs photographies. Cette double dimension se retrouve également à la base des cadrages émanant de l’expérimentation des méthodes visuelles participatives en LIS : « holistic picture of information worlds » (Given et al., 2013), « information world mapping » (Greyson, O’Brien et Shoveller, 2017), « Information grounds », « Information horizons », « Information worlds » (voir Greyson et al., 2020). Par la mise en lumière de ces deux dimensions, de la dimension éminemment quotidienne et concrète de ces expériences en particulier, il nous semble que ces orientations méthodologiques peuvent venir amender les desseins anthropologiques des cultures de l’information en SIC. En retour, il nous semble que les réflexions menées autour des contextes des pratiques informationnelles en SIC viennent étoffer le soubassement théorique des pratiques d’information de tous les jours.

Cultures de l’information et pratiques au quotidien : un défi méthodologique

Objet d’un procès en subjectivité (Bouldoires, Meyer et Reix, 2017), l’image occupe encore une moindre place dans les sciences humaines et sociales françaises, notamment en SIC, comparativement aux données verbales et textuelles plus faciles à collecter et à analyser de façon automatisée (Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, 2020, p. 227). C’est précisément le traitement en tant que tel de ces données visuelles et à égalité avec les verbatim issus des entretiens, qui interpelle les chercheurs expérimentant les méthodes visuelles participatives (Greyson, O’Brien et Shankar, 2020). L’abondance et la diversité des productions générées par les participants est pointée, que nous avons pu constater à notre tour : par exemple, aucun des 50 collégiens n’a pris les trois mêmes photos et on note une grande variété des prises de vues d’un même espace. Cette variété peut être considérée comme un résultat en soi et met en lumière les habitudes ou routines individuelles, se substituant parfois aux fonctionnalités prescrites des dispositifs ou espaces informationnels. L’objectif de ces méthodes est bien, en effet, de saisir la signification subjective que le quotidien et ses affordances informationnelles revêtent aux yeux du participant lui-même.

Par ailleurs, les notions miroirs de « contexte » et de « situation » sont centrales en SIC, notamment pour l’appréhension des pratiques informationnelles. La plupart des travaux s’attache à un périmètre délimité en tant que tel par le chercheur, le plus souvent formel, professionnel ou académique (Paganelli, 2016). Nous n’écartons pas la nécessité de rapporter les pratiques observées aux circonstances, notamment normatives, dans lesquelles elles prennent place mais ce n’est pas notre objet principal ici, qui se concentre sur la subjectivité de l’expérience informationnelle. Sous cet angle de vue phénoménologique, les différents contextes sont entrelacés, se prolongent ou se répondent et c’est, encore une fois, la construction du sens par l’acteur qui nous importe. C’est cette dimension subjective, et éminemment sociale, qui est le plus difficile à atteindre par la recherche : ce qui n’est pas forcément dit en entretien par le participant car ne relevant pas toujours à ses yeux d’éléments significatifs, ni directement observable par le chercheur. Nous désignons ici tous ces moments aussi tacites et intangibles que déterminants dans l’expérience informationnelle tels que décrits dans nos résultats : les conversations de couloirs, les échanges en famille, les commentaires des enseignants à l’égard de telle ou telle source ou encore l’entraide spontanée sur les fils de discussion, entre autres. C’est l’hybridation entre formel et informel, spécifiquement entre ce qui relève de l’académique au sens institutionnel du terme et ce qui y contribue effectivement au quotidien, qui constitue toute l’ambiguïté des pratiques d’information des jeunes. C’est cette ambivalence qui fait en grande partie le terreau des cultures de l’information en SIC, historiquement soucieuses des pratiques informationnelles en contexte académique (Chante, 2010 ; Liquète, 2018).

À nos yeux, cette complexité intrinsèque des pratiques informationnelles vient ainsi réinterroger le cadre théorique des pratiques de recherche d’information de tous les jours (Everyday Life Information Seeking – ELIS), entendues comme : « the socially constructed ways in which people seek, find, manage, share and use information in their nonprofessional lives » (Greyson, O’Brien et Shankar, 2020, p. 361). Initié dans le prolongement du modèle Sense making de Dervin (Dervin, 1983 ; Savolainen, 1995), ce cadre théorique est régulièrement convoqué par les travaux en Library and Information Science, Information ou Internet Studies précisément engagés dans une réflexion méthodologique en lien avec l’appréhension des pratiques informationnelles ordinaires. Il est, en revanche, plutôt peu représenté en SIC : nous faisons l’hypothèse que le parti pris consistant à évincer d’emblée les usages et besoins informationnels formels (« information seeking for non-work-related or non-school-related purposes », Agosto et Hughues-Lassel, 2006, p. 1395) convient peu à un tropisme français précisément engagé dans la compréhension des enjeux, notamment scolaires, de ces pratiques. Si la réflexion méthodologique amorcée par ces travaux nous paraît plus que stimulante, il nous semble cependant difficile de dissocier d’emblée des contextes ou des motivations informationnels qui, ensemble, constituent le quotidien des jeunes, en particulier en « contexte numérique » défini comme « contextes d’activité dans lesquels les médias et les technologies numériques occupent une place centrale et constituent une infrastructure essentielle pour les phénomènes, pratiques et interactions sociales sur lesquels porte la recherche. Il existe de moins en moins de contextes d’activité qui échappent à cette définition » (Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, 2020, p. 17). Si les méthodes visuelles participatives et le cadre théorique associé, investissent la richesse du quotidien, les cultures de l’information y réinjectent la part de l’académique, à la fois dans et en dehors des espaces-temps institutionnels. Les travaux en SIC se posent ici comme une nécessaire relecture de ce cadre théorique des pratiques d’information de chaque jour pour une meilleure valorisation des méthodes visuelles. Ils proposent une prise en compte plus réaliste des pratiques informationnelles des jeunes et de la place de l’information dans leur quotidien, qui ne saurait ni exclure ni sur-dimensionner le versant et les enjeux académiques de ces pratiques.

Conclusion

Cet article vise à rendre compte de l’intérêt des pratiques visuelles participatives pour la compréhension des pratiques informationnelles des jeunes, sur la base de deux études centrées sur des collégiens d’une part et sur des étudiants de licence d’autre part. Cette famille de méthodes encourage une compréhension englobante de l’expérience informationnelle subjective au quotidien, quels qu’en soient les motivations ou les enjeux. Elles permettent de formuler des éléments intangibles ou peu visibles, mais également, ce qui est paradoxalement plus souvent laissé dans l’ombre, la dimension essentiellement matérielle et sensible, voire corporelle, des pratiques informationnelles. La nature sociale de ces pratiques, présente en filigrane dans la littérature, apparaît par ailleurs tout à fait centrale ici. Ces deux dimensions constituent à nos yeux des pistes de recherche incontournables pour les SIC et le champ des cultures de l’information en France. Pour les chercheurs, il ne s’agit en effet pas uniquement d’expliciter le réel mais d’en comprendre la portée émancipatrice. À ce titre, nous insistons également sur la dimension réflexive de la méthode : si le fait de prendre des photos fait concrètement appel à des habitudes chez nos jeunes participants (consultation de ressources en ligne notamment visuelles ou audiovisuelles, partage de photos et captures d’écran avec les téléphones), le geste consistant à documenter ces pratiques et surtout à mettre des mots sur ces images est plutôt rare.

S’inscrivant dans l’optique des cultures de l’information, nos deux enquêtes se préoccupent a priori du versant académique des pratiques d’information. Cette dimension occupe une place très importante dans le quotidien et donc dans les pratiques informationnelles des jeunes. Nous soulignons donc l’intérêt majeur des méthodes visuelles participatives pour traiter notre objet, en complémentarité avec d’autres méthodes qualitatives et quantitatives. Il nous semble ainsi tout aussi important de redessiner le cadre théorique anglo-saxon dominant dans lequel elles s’entendent et la définition du quotidien qu’il propose. C’est à cet équilibre épistémologique délicat que pourraient travailler les SIC, qui consiste à saisir la complexité et la richesse des expériences informationnelles les plus ordinaires tout en repérant les enjeux académiques de ces pratiques.

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Pour citer cet article

Carine Aillerie, Valentine Mazurier, « Donner à voir les pratiques informationnelles. L’apport des méthodes visuelles à la caractérisation des pratiques informationnelles dans le champ des SIC », Revue française des méthodes visuelles [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 6 juin 2022, consulté le . URL : https://rfmv.fr