Revue Française des Méthodes Visuelles
Images interactives et nouvelles écritures

N°5, 06-2021
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/5/

Présentation du dossier

Jacques Ibanez Bueno, Professeur des Universités en Sciences de l'information et de la communication, Université Savoie Mont Blanc, Laboratoire LLSETI

Alba Marin, Docteure et enseignante en Sciences de l'information et de la communication, Université Savoie Mont Blanc, Laboratoire LLSETI

En complément de la photographie et du cinéma documentaire à narration linéaire, la diversité et l’instabilité des formats numériques qui caractérisent la période actuelle depuis le digital turn (Granjon, 2016) offrent des productions visuelles et audiovisuelles qui intègrent une interactivité computationnelle. Cette évolution des usages et des arts visuels se traduit logiquement en sciences humaines et sociales par des innovations méthodologiques de la part de chercheurs qui se revendiquent des méthodes visuelles. C’est pourquoi, ce dossier intègre cinq articles qui traitent de pratiques de recherche de terrain avec des méthodes visuelles, sans couvrir tout le spectre très large des possibilités actuelles u numérique. Les exemples contemporains choisis ici reposent sur de véritables productions numériques de recherche : un webdocumentaire de recherche, des interactions visiophoniques, l’apport des caméras 360° ou encore la réalité virtuelle (VR). Dans ce dossier, l’image interactive n’est pas considérée comme objet de recherche mais comme élément indispensable d’une pratique méthodologique de recherche (Chauvin et Reix, 2015). Dans tous les cas, il y a une captation d’images et de sons avec montage en relation avec un groupe social étudié sous l’autorité d’un chercheur avec sa liberté d’auteur créatif dans l’écriture interactive et le design digital. L’interactivité proposée à l’usager est au cœur du dispositif, ce qui permet un parcours plus individualisé que dans le format de l’œuvre cinématographique avec sa linéarité. Ce même usager est véritablement inclus non seulement par l’interactivité induite mais aussi par la personnalisation, la participation et l’immersion. Cet usager peut co-construire le contenu, par exemple par l’intégration d’une vidéo autoproduite mais dont l’insertion est prévue par le créateur du dispositif (comme dans le cas du webdocumentaire). Sans considérer que le spectateur de film classique est un spectateur passif avant, pendant et après la projection, avec les images interactives, le nouveau statut proposé est celui de spect’acteur ou d’interacteur (Proulx, 2000). Au-delà du regard rétrospectif sur plusieurs décennies proposé dans l’introduction de ce dossier et complété par des réponses aux questions posées à la chercheuse Sarah Pink dans le cadre de la rubrique entretien de ce numéro, les articles présentés ici sont également prétexte à un questionnement méthodologique et épistémologique que nous avons voulu fertile par la sélection d’auteurs venus de trois continents différents s’exprimant dans leur langue de travail (français, anglais, espagnol).

À partir du webdocumentaire de recherche Fos 200 portant sur 200 ans d’histoire d’un site industriel français, Sophie Gébeil témoigne de la mise en place d’une démarche de recherche-création dans son article « Fos 200 : écrire l’histoire à l’ère des narrativités numériques ». Au-delà de la production de connaissances sur deux siècles d’histoire industrielle, sociale et environnementale du territoire de Fos-sur-Mer et de l’étang-de-Berre, la recherche-création a pour ambition de questionner dans une approche interdisciplinaire les nouvelles formes d’écriture en histoire, dans leur narrativité mais aussi dans leur impact en sciences humaines et sociales. Le caractère réflexif de la recherche est clairement affirmé par les retours des chercheurs impliqués présents dans le texte. Au-delà de l’usage du numérique (en particulier du webdocumentaire) qui n’est pas nouveau dans la médiation entre historiens et publics, la méthodologie est considérée au plus haut niveau, à savoir au niveau d’un questionnement épistémologique. Il ne s’agit pas seulement de constituer et de visualiser un fond d’archives, mais de produire également des « narrations web-natives » originales. L’autrice affirme qu’il s’agit de faire de la recherche par une production médiatique et plus précisément une production hypermédiatique. Les enjeux de l’article sont doubles : épistémologique et de médiation. L’article contribue à questionner les modalités contemporaines de la formation de la connaissance en sciences humaines et sociales en n’éludant pas la question de la rigueur scientifique. Les définitions du webdocumentaire enrichissent cette recherche pour mieux situer ces démarches alternatives vis-à-vis des formes de recherche plus académiques. En effet, l’exposition à l’écran, la dimension corporelle des chercheurs ou leurs émotions sont prises en compte dans l’ensemble du processus de recherche. En fin de texte, l’hybridation méthodologique est assumée dans sa dimension créative et va jusqu’à considérer qu’une production de recherche visuelle peut, comme le cinéma, être davantage qu’une illustration d’un phénomène social mais devenir constitutif de son émergence.

Les chercheurs Jarret Geenen, Tui Matelau-Doherty et Sigrid Norris défendent quant à eux que les transcriptions visuelles sont un outil d’observation et de questionnement, ainsi qu’un objet d’analyse. Dans le contexte d’une étude de l’analyse des interactions médiatisées par visioconférence, les auteurs proposent un cadre méthodologique qui fournit des outils analytiques et un protocole de transcription visuelle. Leur « analyse d’interaction multimodale » (MIA) est présentée comme une approche théorique holistique et une méthode qui permet d’étudier des formes d’action communicative qui se déroulent simultanément. Basée sur la théorie de l’analyse du discours, dans la MIA, l’action médiatisée est l’unité d’analyse, incluant à la fois les acteurs sociaux et la médiation. De plus, ce modèle fait la différence entre les actions médiatisées de niveau inférieur et celles de niveau supérieur. À partir d’un travail d’équipe expérimental sur des dyades en visioconférence au moment d’accomplir une tâche, les chercheurs illustrent en détail l’application d’une MIA. Plusieurs caméras ont été utilisées pour filmer le corps. De plus, une webcam pour le visage et une capture d’écran pour l’activité en ligne de douze dyades complètent les entretiens individuels. Les extraits vidéo retranscrits ont finalement été réunis en un seul document pour montrer les différentes actions. L’article «  Visual transcription: A method to analyze the visual and visualize the audible in interaction » montre comment le visuel acquiert de la pertinence dans ce travail en facilitant une compréhension détaillée des interactions humaines et de la fonction communicative. La procédure complète de transcription visuelle proposée par ce modèle est détaillée à partir des transcriptions des modes individuels et est présentée comme fiable et reproductible. De nombreuses images servent à illustrer les différents modes individuels (apparence, posture, geste, manipulation des objets, regard, mouvement de la tête, expression faciale et langage parlé) ainsi que leur transcription.

En suivant la méthodologie de l’entretien déambulé filmé, Julian Thiburce, Nicolas Guichon et Justine Lascar développent leur projet Visiteurs sur l’expérience des étudiants internationaux dans l’espace urbain. Les auteurs proposent une double réflexion sur le plan méthodologique : l’apport de la vidéo 360º et l’utilisation de la vidéo comme pratique de visualisation et d’analyse. Cette étude de cas intitulée « Documenter les entretiens déambulés : Interactions filmées et interactivité filmique » suit le parcours dans la ville de ses protagonistes, choisis de manière concertée. Dans ces entretiens en mouvement, les chercheurs présentent les caméras comme des médiateurs et des capteurs dans la relation entre la ville, les participants et leurs interactions. Après la pratique de terrain et la création d’une production audiovisuelle immersive, certaines des possibilités offertes par l’utilisation de la caméra 360º sont confirmées : une relation forte entre l’espace et l’image produite et la possibilité de re-visualiser le parcours pour restituer visuellement les interactions d’étudiants dans l’environnement. Suite au montage, une réflexion est proposée sur les possibilités de recherche avec des méthodes visuelles intégrées dans une situation d’interaction sociale et sur la transcription audiovisuelle des interactions. Le résultat indique un croisement entre trois modes d’interaction : incarnées (vécues), filmées (documentées) et filmiques (transmediales), à partir de la mise en ligne des différents enregistrements de la situation. La volonté de saisir la complexité de la réalité et des relations entre les jeunes et la ville a motivé la recherche de nouveaux outils et l’adaptation ou le développement de dispositifs méthodologiques existants. En s’appuyant sur les recherches antérieures autour des méthodes sensorielles, il ne s’agit pas seulement de documenter un événement social spécifique, mais aussi le caractère réflexif, sensoriel, corporel et polysémique de l’expérience.

À partir d’une recherche menée en Belgique sur un cabinet burlesque et queer, Jordan Fraser Emery dans « Dispositif immersif en contexte queer : entre 360º et réalité virtuelle », précise les raisons d’une méthodologie visuelle reposant sur l’usage d’une caméra classique et de deux caméras 360º avec une forte implication corporelle et intégration du chercheur dans un spectacle de type one man show. En amont du choix de méthode, trois références cinématographiques nourrissent la construction méthodologique en lien avec le monde du spectacle vivant : Paris is Burning (1990) de Jennie Livingston ; Will You Dance With Me? (1984) de Derek Jarman ; 5ninthavenueproject de Nelson Sullivan (1982-1989). L’auteur insiste sur la permanence de la démarche réflexive qui conduit par exemple à porter une caméra sur son propre corps filmant. De plus, ce corps filmant est intégré dans le spectacle., chercheur est considéré comme un « passeport » dans une reprise du concept de ciné-transe de Jean Rouch. Le cinéaste-chercheur est doté d’un corps qui se métamorphose. Ce corps de chercheur, à l’opposé qu’une quête de distance et d’isolement, se retrouve au cœur de la complexité sensorielle du fait social. À la différence de Jean Rouch pris à l’époque par le volume et la technicité du matériel de captation, le cinéaste peut ici davantage collaborer de manière équilibrée avec les sujets observés. Aux matériaux récupérés du fait des méthodes visuelles qui permettent la création de de documents audiovisuels de recherche et d’analyse, l’auteur a rajouté une étape supplémentaire et produit une restitution des résultats en réalité virtuelle (VR) pour un public qui dépasse le cercle de celui de la recherche – étape que l’auteur considère être de la post-recherche. Avec un casque, le public est invité à remplacer virtuellement la place d’une caméra 360°. Une invitation sensorielle s’offre avec une certaine liberté de mouvement et des rotations du corps. Du gameplay mis en place, l’usager s’immerge dans le cabaret via des interactions suggérées par l’artiste-chercheur via un parcours nommé radicant.

Enfin, avec une équipe composée de chercheurs de l’Université du Chili et de l’Université de Gérone, Víctor Fajnzylber constate que les effets physiques liés à la perception visuelle dans des environnements immersifs peuvent être analysés et compris pour inclure des améliorations dans les créations futures. L’article « Estudio transdisciplinar de la inmersión en realidad virtual interactiva » intègre une approche transdisciplinaire des effets de la perception dans des environnements immersifs et interactifs, en regroupant des contributions du cinéma, de l’informatique, des neurosciences et des sciences de l’éducation. Afin de comprendre la transformation du récit cinématographique dans sa transition vers la réalité virtuelle interactive et d’identifier les procédures qui aident à réduire les effets physiques négatifs de l’immersion, les auteurs différencient deux phases dans leur étude. En premier lieu, il s’agit d’une étude du comportement oculaire des utilisateurs en immersion à travers des techniques d’eye tracking. En second lieu, une phase de conception et développement d’une expérience en réalité virtuelle interactif reprend les résultats de la première phase. Le processus de création de l’œuvre en réalité virtuelle Insomnes VR est présenté dans le cadre de l’exploration d’un monde virtuel cohérent qui facilite l’immersion et augmente le sentiment de présence dans l’espace virtuel. Ce projet a été développé dans des conditions de confinement et tient compte de la situation des personnes impliquées qui ont vu leur qualité de vie se détériorer en raison de la situation sanitaire. Fruit du travail collaboratif d’une équipe interdisciplinaire, les auteurs montrent un prototype expérimental de court-métrage interactif immersif composé d’une scène fermée (une chambre) et d’une scène ouverte qui simule une immersion en plein air (promenade en bateau). Différents éléments narratifs, attributs audiovisuels, mouvements et formes d’interaction sont appliqués aux deux scènes pour augmenter l’impression de réalisme. Ils indiquent la ligne à suivre pour améliorer la qualité des productions immersives interactives, affirmant la relation entre comportement oculaire et inconfort physique dans ce contexte de perception.

Bibliographie

CHAUVIN Pierre-Marie, REIX Fabien (2015), « Sociologies visuelles. Histoire et pistes de recherche », L’Année sociologique, 65, p. 15-41.
GRANJON Fabien (2016), « Présentation du dossier. Les sciences humaines et sociales au prisme du digital turn », Variations, 19, p. 4.
PROULX Serge (2000), « Des nouvelles de l’interacteur : phénomènes de convergence entre la télévision et Internet », Sociétés et Représentations, 9, p. 161-180.