Lisa Raport, docteure en art de bâtir et urbanisme, Université libre de Bruxelles (ULB), Centre d’études HABITER
Le présent article veut éclaircir les méthodes visuelles employées pour étudier l’habitat au Rif – région au nord du Maroc – à travers ses réseaux migratoires internationaux, entre autres avec la Belgique. L’enquête architecturale porte simultanément sur les modèles et les pratiques d’habiter en mutation, visant à révéler le dialogue entre les formes matérielles et sociales, autrement dit, à mettre en lumière leurs transformations réciproques. Chaque maison étudiée fait l’objet d’une enquête composée de relevés, d’observations et d’entretiens. Ainsi, le corpus est composé autant de dessins d’architecture que d’écritures ethnographiques. À travers les récits visuels et écrits de trois maisons rifaines, cet article veut montrer comment les outils d’architecture sont utilisés comme stratégie de recherche et comment ils permettent de mieux rendre compte des lieux habités. Pour l’analyse, le dessin est un excellent outil d’investigation, et sur le terrain, il sert comme outil de médiation entre les personnes interrogées.
Mots-clés : Architecture, Habitat, Réseaux migratoires, Dessin, Relevé habité, Maroc, Rif
This article treats about the visual methods used to study the houses in the Rif – northern region of Morocco – through international migration networks, in this particular instance with Belgium. The enquiry of the living space aims to better understand the relation between homemaking practices and architecture, to enlighten their mutual transformations. The heuristic approach combines two kinds of fieldwork: architectural surveys and ethnographic enquiries, like observations and interviews. Through the visual and written narrations of three rifian houses, this article aims to expose how the tools of architecture can operate as a research strategy. The act of drawing is not only an instrument that makes possible to report and to think the living spaces, it is also an instrument of mediation between the persons interviewed.
Keywords : Architecture, Domestic space, Migration networks, Drawing, Morocco, Rif
L’enquête de la présente recherche, consacrée à l’habitat des familles migrantes du Maroc (Rif) vers la Belgique (Bruxelles), porte simultanément sur les modèles et les pratiques d’habiter en mutation, et vise à révéler le dialogue entre les formes matérielles et sociales, autrement dit, à mettre en lumière leurs transformations réciproques1. Le courant des material culture studies (Miller, 2001, 2010 ; Tilley et al., 2006) a confirmé qu’il faut refuser le « dualisme matériel/immatériel, décliné sous différents termes selon les thématiques (matériel/social, technique/société, objets/sujets, etc.) » (Bonnot, 2014, p. 35) : de la même manière que les personnes utilisent des objets, ces objets transforment aussi les personnes.
L’habitat analysé est celui des familles ayant migré dans les années 1960-1970 dans le cadre des accords bilatéraux pour la main-d’œuvre, signés entre le Maroc et la Belgique2. La géographie sociale a confirmé l’existence d’un réseau migratoire marocain important (Arab, 2009), proposant de ne plus penser une culture de manière sédentaire et localisée, mais de manière démultipliée, par des « territoires circulatoires, productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples » (Tarrius, 1993, p. 52). L’enquête entamée à Bruxelles3 a suivi ces filières migratoires jusqu’au Rif, région au nord du Maroc où l’émigration internationale a fort impacté l’architecture et l’urbanisme. Trois maisons rifaines seront exposées dans la deuxième partie de ce texte : les formes matérielles et sociales de la maison des origines, celle du souvenir d’enfance, seront comparées avec deux maisons contemporaines – une construite par un couple bruxellois rifain et une habitée par leur famille restée sur place.
Mais d’abord, cet article développera le dispositif employé pour enquêter l’habitation, cette dernière étant entendue donc comme l’ensemble des relations entre bâti et pratiques. L’association du carnet de croquis et du journal de bord, soit l’alliance des outils de l’architecte et l’immersion sur le terrain, favorise l’investigation des lieux habités et la médiation entre les personnes interrogées. La description est tant écrite que dessinée : pour souligner leur valeur complémentaire ainsi que l’absence de hiérarchie entre eux, la notion de récit visuel sera préférée à celle d’illustration ou de figure. Plus qu’un moyen de représentation des lieux habités, les dessins d’architecture opèrent comme un médium de recherche. Leurs auteurs sont une habitante (deuxième récit visuel), un expert-constructeur (quatrième récit visuel) et moi-même, une architecte chercheuse (premier et troisième récits visuels). Mes esquisses – nommées les portraits habités – cherchent à produire simultanément des données matérielles et sociales4. Le fait de dessiner permet de mieux comprendre : nos tracés, non-initiés et experts, contribuent à révéler l’habitation ; ainsi, davantage que visuelle, la méthode proposée est manuelle.
Cette partie visera d’abord à restituer une série de travaux au sujet de l’habitat qui appliquent des méthodes à la croisée des disciplines architecturales et sociologiques. La présente recherche se situe dans leur continuité, mais cherche davantage à expérimenter le dessin durant l’enquête : comme outil d’investigation et d’analyse, en produisant les portraits habités, et comme outil participatif permettant l’observation par le dessin, mais aussi la médiation entre les personnes interrogées.
Au cours des années 1980, les transformations de l’habitat urbain au Maroc ont fait l’objet de travaux importants alliant les relevés aux observations et entretiens. Daniel Pinson – architecte de formation et docteur en sociologie urbaine – analyse le logement économique marocain par ce qu’il nomme un « relevé ethno-architectural qui met en œuvre deux procédures d’extraction des pratiques habitantes : l’entretien non-directif et l’observation directe avec prises de vue photographiques des intérieurs » (Pinson, 1989, p. 15). Il analyse les appropriations des habitants qui détournent l’espace construit décrit comme « inadapté » ; pour désigner ces reformulations, il propose le terme de « contre-type ». La sociologue Françoise Navez-Bouchanine (1997, p. 23) s’éloigne du caractère trop formel de la notion du type par l’introduction du « modèle socioculturel, matrice de modèles d’habiter convergents, qui peut donner lieu à des types d’habitat différents ». Dans son remarquable livre Habiter la ville marocaine – qui est le fruit de ses quinze ans de travaux au sujet de l’habitat – l’espace et le social ont une « implication réciproque ; la relation entre l'habitant et son environnement est un système dynamique », et « les modes d’appropriation » jouent un rôle actif et novateur. La présente recherche emprunte quelques notions à Navez-Bouchanine : les « pratiques habitantes » produisent des formulations et reformulations des « modèles d’habiter ».
Agnès Deboulet et Rainier Hoddé (2003, p. 10) font référence aux travaux de Daniel Pinson et de Françoise Navez-Bouchanine pour étudier, cette fois-ci en Tunisie, les pratiques, de façon à pouvoir aborder l’architecture en fonction de la « compétence réelle des habitants à utiliser et interpréter l’espace ». Selon Agnès Deboulet et Rainier Hoddé, l’une sociologue et l’autre architecte-urbaniste, l’observation est aussi importante que l’entretien « puisque la configuration des lieux, les appellations, le mobilier sont parfois impuissants à désigner la façon dont les espaces sont vraiment occupés et ce qu’ils signifient pour les habitants » (2003, p. 12). À la différence des travaux précédents, la manière de traiter les monographies est peu systématique chez Agnès Deboulet et Rainier Hoddé, pour qui la « méthode de travail [s’est] adaptée à chaque fois aux nouvelles conditions de travail » (2003, p. 11). Dans la présente recherche, il y a la même démarche, soit une manière de mener et transcrire l’enquête qui dépend des situations, ainsi, les outils sont mis à l’épreuve puis adaptés sur le terrain.
Les trois travaux cités rassemblent chacun quelques dizaines de relevés de maisons, ambitionnant à trouver des similitudes ou divergences entre eux. À l’inverse d’accumuler les monographies, l’objectif ici est de faire un travail approfondi à propos d’un nombre limité de maisons. Ainsi, il ne s’agit pas d’uniquement identifier les dispositions, les aménagements et leurs transformations, mais plutôt de comprendre comment celles-ci ont lieu, la relation entre l’habitat et ses habitants, et leur manière de faire ensemble.
Cette approche nécessite de « prendre le temps5 ». À partir d’une enquête qualitative étagée sur trente ans, qui a fait apparaître « ce qu’est construire une maison et l’habiter, au jour le jour » (2006, p. 90), l’architecte et anthropologue Philippe Bonnin a décrit par l’image et le texte une maison paysanne de Lozère en France. Il insiste sur le fait que le « frottement entre vie et murs s’opère à une fréquence qui échappe aux modes d’observation que nous avons coutume d’employer » (2006, p. 90). Face à ce défi méthodologique, il fait référence au relevé ethno-architectural de Daniel Pinson et fait appel à différents modes d’observations pour chaque objet d’étude : « notes de terrain sur les rencontres, visites-interviews des lieux, relevés réitérés des plans et élévation des bâtiments, photographies répétées d’extérieurs et d’intérieurs des apparences et ambiances, associées au travail textuel de description exhaustive du mobilier, des objets, du décor » (Bonnin, 2006, p. 90). Ainsi, la description fine des lieux apporte un savoir sur la manière dont les changements se font dans l’habitat.
La présente recherche s’inspire de l’approche qualitative et de la précision descriptive effectuée par Philippe Bonnin. Cependant, malgré le fait que nous utilisons les mêmes outils d’investigation (observations, entretiens, relevés et photographies), les modalités diffèrent. Selon lui, la photographie témoigne des usages des lieux et vise à pallier la « sécheresse du relevé » : « [...] quand bien même le plan s’acharnera à relever le détail ténu, il n’a pas pour mission de dire si la couverture du lit est un crylor râpeux ou l’édredon de fin duvet, si la chambre est confortable ou austère, si l’on y rêve ou si l’on y dort » (Bonnin, 2006, p. 97). Ses plans et élévations sont constitués de lignes droites imperturbables ; même si dans la description écrite la toiture ondule, « marquant la fatigue de la charpente » (Bonnin, 2006, p. 100), cela n’apparaît pas dans le dessin de la façade.
Contrairement à ces choix de représentation, dans la présente recherche le portrait habité cherche à rendre compte en même temps du bâti et des pratiques habitantes ; de telle manière, les deux ne sont pas séparées par l’analyse, rendant possible de soulever leurs interactions. Cela sera explicité vers la fin de cette partie mais d’abord, envisageons la méthode empirique, ainsi que la pertinence de la présence et de l’utilisation des outils de l’architecte sur le terrain.
Afin de pouvoir observer les pratiques habitantes au quotidien, avec la volonté que ma présence les perturbe ou les influence le moins possible, l’immersion est préférée aux types d’observation énoncés plus haut. En vivant les espaces intérieurs6, je découvre des choses qui avaient été laissées de côté lors d’enquêtes plus courtes : par exemple, les usages inattendus et la polyvalence d’une pièce ou d’un recoin, les raisons cachées de certains détournements de l’espace, les effets de certaines contraintes spatiales et sociales. L’immersion permet d’apprendre par le corps, par la durée. Ainsi, on éprouve plus qu’on ne conceptualise, on constate plus qu’on ne suppose, on vit auprès plutôt que d’imaginer les autres vivre, et on est aussi étudié pendant qu’on étudie. Autrement dit l’enquête devient partagée.
Or, ce type d’enquête va de pair avec certaines difficultés épistémologiques. Comme le décrit pertinemment Jeanne Favret-Saada (2009, p. 153), la notion d’observation participante peut impliquer d’osciller entre deux écueils : « [...] si je “participais”, le travail de terrain devenait une aventure personnelle, c’est-à-dire le contraire d’un travail ; mais si je tentais “d’observer”, c’est-à-dire de me tenir à distance, je ne trouvais rien à “observer” ». Durant son étude sur la sorcellerie bocaine, ses sujets ne voulaient lui parler que quand ils la pensaient « prise », quand ses réactions échappaient à son contrôle. De la même manière, je dois réellement participer, ou comme elle propose « être affectée », sinon l’accès aux données du terrain me serait refusé.
Face à cette difficulté – jonglant entre la posture d’observation objectivante et celle participante – les outils d’architecte sont venus à mon aide : ils matérialisent la raison de ma présence, rappellent mes objectifs, précisent mon rôle. Derrière les feuilles de croquis, il est à nouveau possible d’observer, de mettre en pause la participation. De telle manière, j’ai quelque chose à faire sur le terrain, j’ai une raison d’être là, incarnée par des objets visibles et maniables.
Un carnet de croquis, un porte-mine, un stylo, des crayons, un mètre, un appareil-photo : ces outils peuvent être manipulés autant par moi-même que par mes interlocuteurs. Quand la situation s’y prête, je propose à l’habitant de dessiner, à son tour, son espace de vie. Si les adultes ont parfois quelques réticences, les enfants se les approprient facilement : les pages de mon carnet recueillent leurs dessins, les relevés se font avec leur aide, les apprentis arpenteurs découvrent avec plaisir le mètre laser7. Ces expériences nécessitent d’adapter un minimum les outils de l’architecte aux gestes des habitants. Les moyens et les supports plus nobles – comme le stylo-feutre à pointe fine8 – sont mis de côté, pour laisser place aux moyens plus banals : un stylo à bille, un crayon, ou encore, un bâton dans le sable.
Si le croquis de l’habitant facilite notre communication sur le moment, il fait surtout l’objet d’une analyse plus fine a posteriori, avec l’objectif de révéler les traits forts ou implicites de l’espace et du discours. D’une part, le croquis de l’habitant peut être superposé à d’autres données de l’entretien (à voir le deuxième récit visuel) ; d’autre part, il peut être comparé aux relevés d’architecture, afin d’entrevoir les différences et similarités des traits, des formes et de leurs proportions (le quatrième récit visuel).
Les dessins effectués par les habitants permettent la médiation, tout comme ceux que je croque dans mon carnet. Mes perspectives de scènes quotidiennes, mes relevés du bâtiment se produisent sous les yeux des habitants ; ils montrent le travail ethnographique en construction, comme un work in progress. Contrairement à la photographie qui pourrait voler l’image, les esquisses du terrain montrent en partie quelles données sont recueillies, permettant une certaine transparence à l’égard des habitants, et parfois, ils me demandent pourquoi je dessine telle chose et/ou de telle manière.
Les portraits habités d’une maison sont toujours offerts à ses habitants ; quelque chose est ainsi rendu aux familles qui m’ont accueillie. D’une moindre mesure, ces dessins servent aussi comme support d’échange permettant de vérifier les résultats intermédiaires, d’interroger ensemble les espaces étudiés. Néanmoins, cela ne marche pas toujours, parfois ce dessin laisse les habitants silencieux ; ils se sentent peut-être gênés parce que j’ai dû indiquer telle porte, telle pièce ou tel objet pour qu’ils se retrouvent dans leur foyer. Le portrait habité peut donc entraver la médiation, peut-être à cause de son apparence technique et achevée : récapitulant les faits observés lors des enquêtes précédentes, ayant gommé les erreurs de mesures, respectant bien les conventions architecturales, ce dessin à l’aspect achevé peut paraître intouchable. En contrepartie, les tracés tremblants des croquis produits sur place peuvent encore douter, et probablement ce caractère indéterminé facilite l’interrogation de la part des habitants.
Avant d’entamer le relevé d’une construction, je préfère d’abord la parcourir ; un aperçu général initial – tracé de manière légère au porte-mine – permet d’ensuite mieux respecter les proportions entre les pièces, les murs et les ouvertures. Chaque mur est représenté par deux traits, sur lesquelles les portes et fenêtres sont rajoutées. Au compte-gouttes, le dessin se complète, les tracés deviennent plus foncés et les surfaces entre les murs se remplissent de fines lignes avec cotations. Dépendant du type de projet auquel le relevé va servir, le dessin s’attèle à des éléments de plus en plus détaillés.
Cette manière de faire le relevé technique se conjugue difficilement avec l’observation participante9 ; le premier récit visuel l’exemplifiera. Un après-midi en août 2019, le relevé s’est focalisé sur les coins frais de la maison où les personnes passaient le temps (Image 1) au détriment d’autres chambres et des espaces extérieurs. En traçant le portrait habité, l'image 2, l’attention est portée sur ce séjour, détachant une zone insoupçonnée, allant de la cuisine jusqu’à la pièce des invités, traversant une petite cour et un ancien patio aujourd’hui couvert. Dans cette zone, les pratiques de séjour sont fluides, dépassant les affectations qu’on pourrait donner aux pièces.
Une prochaine enquête aura lieu au printemps et l’après-midi se déroulera probablement dans les potagers dans et autour la maison. Cette enquête nécessitera alors de décentrer le regard et d’inclure les cactus bornant le terrain autant que les moucharabiehs en ferronnerie couvrant les fenêtres du salon. Ainsi, au lieu de faire un relevé complet du premier coup, de partir de l’ensemble pour aller vers le détail, la méthode participative se déploie en rhizomes, mêlant les données d’architecture aux observations des pratiques, caractérisant des zones qui se chevauchent avec des qualités différentes.
Le portrait habité est tracé en Belgique, derrière la table à dessin, sur base des croquis de relevé, des notes d’observations, des esquisses et des photos d’intérieurs. Son nom est inspiré du travail d’Agnès Deboulet et de Rainier Hoddé qui propose pour chaque « portrait de maison », un « relevé à plat » ainsi qu’un « relevé habité » ; ce dernier montre le mobilier et indique « les modes d’adaptation au lieu et les types d’utilisation des espaces » (2003, p. 12). Au lieu de les dissocier, je préfère pour ma part conjuguer le relevé à plat avec celui habité. Comme montre l'image 3, les murs et ouvertures, étant plus pérennes et rigides, sont transcrits à l’ordinateur ; le mobilier et les surfaces, étant plus changeants et temporaires, sont tracés au stylo-feutre à pointe fine10 ; leur association permet de déceler leurs relations.
Un deuxième choix de représentation demande à être précisé : le dessin axonométrique11 est préféré au plan : la troisième dimension permet de montrer la forme d’une chaise, la hauteur d’une baie de fenêtre, le carrelage d’une pièce. À travers ces choix de représentation graphiques (le traitement des lignes et le type de projection orthogonale), les descriptions visuelles des observations cherchent à se greffer au relevé d’architecture, à montrer les interactions entre les habitants, les objets et l’habitat.
Plusieurs informations recueillies grâce au dispositif d’enquête sont restituées et rassemblées dans le portrait habité. Cette partie se terminera par la comparaison de ce dessin et son élaboration avec l’approche de Daniel Pinson (2016) qui distingue le « relevé d’espace habité » du relevé architectural par l’attention qu’il porte aux objets. De plus, l’alliance du relevé avec l’entretien semi-directif génère ce qu’il nomme le « relevé ethno-architectural12 » . La « parole de l’habitant » vient dès lors combler ce qui manque au « regard » du chercheur ; ce dernier a la capacité de repérer un objet d’importance capitale, mais « les objets en eux-mêmes ne livrent pas pleinement le sens de leur présence et/ou de leur emplacement ». Il faut alors interroger les habitants à leurs propos (Pinson, 2016, p. 59).
Cependant, en rajoutant à l’observation la participation (dessinante), je découvre l’importance de certains objets d’apparence anodine, que mon regard avait ignorée lors d’enquêtes plus courtes. Mais surtout, les objets ne sont pas inertes ; non seulement leur « présence » et « emplacement » sont considérés, mais aussi leurs mouvements au quotidien. Par exemple, si l’ancien patio – aujourd’hui couvert – de la maison du premier récit visuel se trouvait vide lors d’une enquête préalable plus courte, ce constat a été nuancé grâce à l’immersion dans le terrain ; le patio n’est pas abandonné au profit de deux pièces plus récentes13, ses pratiques se répandent plutôt sur ces espaces joints.
L’observation et la description de la manière dont les corps des habitants – voire aussi mon corps – interagissent avec les objets et l’habitat, montre que la forme matérielle et sociale du patio est révisée, reconfigurée et démultipliée, tout en continuant d’impacter et affecter ses habitants. De telle manière, en alliant le dessin à l’immersion dans le terrain, le dispositif exposé au long de cette partie se consacre aux « processus par lesquelles la maison et ses habitants se transforment mutuellement » (Miller, 2001, p. 2)14. Ainsi, il y a une différence à noter dans la signification à laquelle nous renvoyons quand nous utilisons la notion d’habitation. Selon Daniel Pinson, il s’agit d’une « enveloppe physique, mais aussi l’habiter comme prise de possession et marquage des lieux » (2016, p. 50). J’aimerais y rajouter que l’habiter peut être entendu aussi inversement : l’habitat qui prend possession et qui marque ses habitants.
Le portrait habité et les croquis des habitants explicités dans la partie précédente seront maintenant exposés à travers trois récits visuels concernant des maisons rifaines. Mais d’abord, cette partie esquissera certaines caractéristiques du phénomène migratoire et ses conséquences sur l’architecture et l’urbanisme du Rif central et oriental.
Selon Abdelmalek Sayad, le phénomène de l’immigration dissimule à lui-même sa propre vérité, oscillant entre « l’état provisoire qui la définit en droit et la situation durable qui la caractérise de fait » (2006, p. 31). L’immigré en tant que force de travail provisoire, temporaire, en transit, est continuellement rappelé – autant par la société de départ que celle d’arrivée – que le retour au pays est l’« élément constitutif de sa condition » (Sayad, 2006, p. 131). Ainsi, le retour « tel qu’il est porté dans l’imaginaire immigré (et par l’imaginaire de l’immigré), est pour l’immigré lui-même, mais aussi pour son groupe, un retour sur soi, un retour sur le temps antérieur à l’émigration, une rétrospective, donc une affaire de mémoire » (2006, p. 141).
En conséquence, de nombreux Marocains résidants à l’étranger (MRE)15 érigent une « maison de retour » dans leur pays natal (Pinson, 1999, p. 77). En Mexique, Sarah Lynn Lopez (2010, p. 33) la nomme « the remittance house », remits signifiant l’argent envoyé au pays natal. Elle souligne que les transferts économiques et la migration sont « des composants-clés des pratiques de construction contemporaines et transnationales à travers le globe16 » . De telle manière, le territoire urbain et rural du Rif se transforme radicalement, par la prolifération de « petits centres urbains » : « […] quelques maisons se regroupent ou constituent un alignement routier et abritent des habitants et des activités qui n’ont rien de rural. […] Fonctionnels, ostentatoires, ces ensembles micro-urbains, répandant des normes architecturales citadines, s’opposent brutalement aux éléments de l’habitat rural hérité, comme si une vague de “nouvelle colonisation” venait recouvrir un espace de vieille civilisation agraire » (Troin, 2002, p. 334).
Si déjà en 1989, « l’émergence d’une architecture » liée au développement pléthorique du secteur de l’immobilier financé par les émigrés a été constatée au Rif oriental (Ben El-Khadir et Lahbabi, p. 103), son emprise s’est aujourd’hui étendue et consolidée : les imaginaires migratoires affectent toute la population. Les anciennes maisons à patio ont été abandonnées, autant par les émigrés que par la famille restée sur place, en faveur de constructions en poteaux-poutres souvent sur plusieurs étages. Plus qu’à travers les retours des anciens émigrés, ces nouvelles architectures doivent être pensées à travers ce que Tarrius (1993) nomme les « territoires circulatoires », les cultures de la mobilité. Dans cette lignée, Chadia Arab a démontré l’existence d’un réseau migratoire marocain-européen important. Elle souligne qu’« hier le migrant, pour réussir sa migration, faisait appel à une sédentarisation durable dans un espace donné. Aujourd’hui, plus il circule et plus il a de chance de “s’en sortir” » (2009, p. 14). L’architecture et l’urbanisme rifains doivent alors être étudiés à travers les filières migratoires : la circulation des personnes, des objets et de leurs imaginaires.
L’interrogation au sujet de l’architecture rifaine est née lors de l’enquête à Bruxelles. Dans son appartement au centre de la ville, j’ai interrogé Imaaf17 en mars 2017 d’abord à propos de sa maison de retour, ensuite à propos de la maison de ses grands-parents où elle a grandi ses premières années. Cette dernière, aujourd’hui abandonnée, est pourtant bien vivante dans le souvenir de ses anciens habitants, c’est pourquoi je la nomme la maison des origines.
Quand Imaaf a commencé sa narration, je lui ai proposé de dessiner dans mon carnet, ce qu’elle a refusé de prime abord. « Moi, je vous donne, je vous dis comment c’est, et vous dessinez. Non ? ». Cela voudrait dire que c’est à Imaaf de « donner » les informations et à moi, l’experte-architecte, de les transcrire. Pour ne pas freiner notre discussion, j’ai accepté sa proposition. En voyant que je ne savais comment m’y prendre, ses réticences à toucher aux outils de dessin ont vite été balayées : « Je peux quand même essayer ». Ensuite, en laissant courir le crayon, elle murmurait : « Euh, attendez, ça, c’est la porte... La maison, ma maman, il y a ça devant la maison, elle se trouve là. J’ai une porte de garage, je marche, et ici [...] ». À entendre son discours, le dessin a le pouvoir de la projeter dans sa demeure rifaine : « je marche, et ici », « [ma maman] se trouve là » ; elle ne voyait pas simplement la scène, elle la parcourait carrément.
Le deuxième récit visuel comporte les dessins originaux d’Imaaf, sur lesquels une feuille de calque a été posée pour souligner certains tracés et noter les numéros restituant la chronologie de son discours (en feutre rouge). Les extraits de l’entretien ont été rajoutés à l’ordinateur. Le premier croquis de sa maison de retour (Image 4) a été entamé en traçant une porte d’entrée en projection verticale ; Imaaf montrait donc en priorité un élément de la façade. Ensuite, en superposant l’élévation au plan, elle a représenté le reste de la maison. Pour le croquis de sa maison des origines (Image 5), Imaaf n’a pas procédé de la même manière ; elle a tracé d’abord quatre lignes d’un trait, formant un carré au milieu du carnet, à cheval entre les deux pages : « [...] ici on avait, ça, c’était tout le grand mrah, tout ça était le mrah », il s’agit d’un patio. Puis, elle a dessiné les pièces disposées autour, de manière presque aléatoire : « [...] et tout ça, c’était des chambres, il y avait plein de chambres ». Le bord de la feuille matérialise la limite du bâti et le foyer comble, sans aucun contexte, les deux feuilles. D’un dessin à l’autre, le monde semble s’inverser : pendant que la maison de retour se construit à partir de sa face extérieure18, celle des origines s’organise autour d’un patio intérieur.
Les anciennes maisons rifaines – la plupart désertées – que j’ai pu visiter comportent en effet un patio carré au centre, nommé mrah, qui distribue toutes les pièces et qui est leur source principale de lumière naturelle. Les façades extérieures pour la plupart aveugles, ces maisons tournent le dos aux environs. Selon les récits, ce patio était d’une grande polyvalence : on pouvait y cuisiner, séjourner, siester, etc. La maison à mrah ayant été abandonnée, la question est de savoir qu’est devenu ce patio dans les constructions contemporaines : y a-t-il des formes matérielles similaires, et où s’installent ses pratiques sociales ?
Il y a environ sept ans, Fatima et Ahmed ont fait construire leur maison de retour au bord d’une route entre deux petits centres urbains19. Sans faire intervenir d’architecte, la famille a elle-même décidé de la disposition des murs et des ouvertures20. Le plan se plie à des contraintes techniques, de type administratif, comme le respect de la surface bâtissable, et de type constructif, en poteaux-poutres. Après le gros œuvre, les travaux – par exemple, poser les châssis des fenêtres, les revêtements et l’ameublement – se font au fur et à mesure des retours des propriétaires bruxellois rifains, en fonction des besoins plus ou moins prioritaires, et parfois, en questionnant et dérogeant certains aménagements antérieurs. Pour ces raisons, son architecture est riche en tant qu’objet d’étude car elle montre explicitement les ambiguïtés entre aspirations sociales et pratiques réelles.
L’analyse des observations s’est faite à travers le dessin, en posant des feuilles de calque sur le portrait habité datant de mars 2017, (Image 6) à voir le troisième récit visuel. Un premier papier calque retrace les chemins possibles pour entrer dans la maison (Image 7) ; celui le plus emprunté passe par la porte du garage côté rue ; l’autre contourne le bâtiment par une galerie extérieure, aboutissant sur un portique dans la façade latérale. Les deux parcours intérieurs – l’un traversant le garage, l’autre la cage d’escalier – arrivent au même endroit : une sorte de hall d’entrée qui distribue les différentes pièces. En traçant ces cheminements, une organisation interne s’est profilée, divisant la demeure en deux aires : un corps principal (composé d’une cuisine, un salon, une salle à manger, une chambre à coucher et une salle de bains) et une zone latérale en forme de L. Cette dernière fait transition entre le dedans et le dehors ; elle est composée du garage, de la cage d’escalier, et sur l’angle se trouve la pièce des invitées.
Durant une enquête en août 2018, cette zone latérale a paru faire le pivot du séjour quotidien. À ce moment, le garage a été transformé en deuxième cuisine, laissant la première désertée. Quand j’en ai pris note, j’ai aussi relevé la présence et l’utilisation de deux tables basses en bois, des tabourets et chaises en plastique, constamment déplacé afin de répondre aux besoins quotidiens, en rapport avec l’activité, les personnes présentes, le vent et la position du soleil. En suivant ces objets, les pratiques réelles ont pu être cartographiées, à voir l'image 8. Il en résulte que les pièces dont l’ameublement suppose une affectation déterminée – salon des invités, salle à manger, salon familial – sont finalement peu utilisées. À l’inverse, deux lieux au seuil de la maison se révèlent plus adaptés aux activités diverses et changeantes du séjour quotidien, tout en permettant de garder un œil sur les allées et venues : d’une part, la pièce à l’entrée principale, ce qui pourrait expliquer pourquoi une deuxième cuisine y a été installée, d’autre part, le portique, rarement utilisé en tant qu’entrée, sur le coin arrière de la maison21. Ces deux lieux accueillent certaines pratiques propres au mrah ; leurs positions ne sont cependant pas centrales mais excentrées sur les seuils du foyer.
La maison parentale de Fatima se trouve au bord d’un chemin sinueux sur le flanc d’une montagne escarpée. Cela fait quelques années que son frère ainé, Mohamed, l’a complètement transformé avec l’aide physique de ses fils et l’aide financière de provenance belge de sa sœur Fatima22. Les aménagements intérieurs se font en fonction de leurs moyens, ce qui explique le peu de meubles présents sur l'image 9 datant d’avril 2018. Une curiosité a été constatée à ce moment : une salle de séjour allongée, particulièrement sombre, au milieu du plan. L’année d’après, l’origine de cette disposition a été découverte lors d’un deuxième séjour en mars 2019 dont découle le récit suivant.
Vers la troisième prière Asr, les hommes reviennent à la maison, Mina prend l’initiative de terminer l’après-midi avec un tour dans le jardin. Nous papotons à deux ou trois en petits groupes dispersés, en vérifiant les plantes de pommes de terre, en accompagnant les quelques moutons, ou encore, en ramassant du bois pour le feu. Car quand il commence à légèrement faire sombre, nous nous regroupons sur le flanc de la maison autour d’un brasero. À ce moment, je demande aux frères comment la maison était avant. Ils commencent à dessiner à l’aide d’un bâton dans le sable, je fais savoir que j’aimerais garder une trace. C’est le début d’une longue discussion collective. Yma Mina indique les traces des murs détruits, les frères frappent sur les murs existants pour porter à l’attention les matériaux utilisés, et en parcourant l’espace, on découvre une pièce qui jusque-là était oubliée dans le dessin. Les quatre frères creusent leurs souvenirs pour retrouver l’emplacement des murs précédents ; ils y mettent de l’importance ; chaque frère essaie de montrer qu’il est le plus fort, qu’il a la meilleure mémoire, en dévalorisant les autres. En dévalorisant surtout Hamid, parce qu’évidemment, c’est lui qui y réussit le mieux.
Plutôt que de prendre mes outils en main, deux frères ont eu recours au sac à dos de leur petite cousine : une feuille a été déchirée d’un carnet et un stylo à bille et une équerre scolaire ont été puisés de sa trousse pour tracer des lignes bien droites (Image 10). Seul Hamid a accepté de dessiner directement dans mon carnet (Image 11). Grâce à ces dessins combinés à la déambulation, l’ancien plan à mrah a été restitué et comparé à celui en vigueur avec cour latérale23 : un schéma, l'image 12, reproduit les murs anciens, existants et nouveaux. Ainsi surgissent les réminiscences du mrah : la moitié de ces murs a donné forme à la grande salle de séjour au milieu du foyer et l’autre moitié à deux couloirs en forme de L.
Les anciennes maisons ne connaissaient ni couloir ni escalier et le mrah distribuait toutes les pièces. Ces nouveaux éléments de distribution se trouvent appropriés de manière assez surprenante : les habitants flânent, papotent et grignotent souvent sur l’escalier car grâce à la grande largeur et profondeur de ses marches, il est possible de s’y asseoir. Ouverte au ciel, la cage d’escalier accueille certaines pratiques rappelant celles du mrah24.
L’aisance d’Hamid à projeter l’espace sur un plan et la rivalité exprimée par ses frères sont liées à son métier de maçon qui lui a permis une certaine ascendance sociale. Les frères agriculteurs apportent considérablement moins d’argent au foyer. Vu le grand développement du secteur immobilier au Rif, il y a beaucoup de travail dans la construction. Par cette pratique, Hamid est devenu la personne de confiance de sa tante Fatima et d’autres anciens émigrés. Sa réussite sociale est confirmée par son projet de migration : bientôt, il va se marier avec une Rifaine-Allemande.
Pour comprendre les modèles d’habiter en reformulation, il faudra faire appel au corps de métier d’architecture en pratique au Rif. Hamid n’est pas seulement constructeur, souvent il prend aussi le rôle d’architecte. Directement sur le chantier, il décide de l’emplacement des murs et des ouvertures, avec les propriétaires. Cela mène à s’interroger sur la manière dont les plans sont discutés et décidés, et sur les variables prises en compte. Poursuivant cet objectif, un dialogue est possible entre lui, le constructeur-architecte, et moi-même, la chercheuse-architecte, à travers le dessin.
En guise de conclusion, récapitulons d’abord rapidement ces pages. L’ambition de la recherche est d’étudier autant l’architecture d’un lieu que les pratiques de ses habitants. Pour une pièce, il s’agit d’une part d’étudier des caractéristiques du bâti, par exemple les proportions de ses murs, sa position sur le plan, l’emplacement de ses ouvertures ; d’autre part, les pratiques habitantes révèlent plutôt ses occupations, les gestes qu’elle permet ainsi que ceux qui la transforment. Pour rappel, les deux sont actants et s’adaptent mutuellement. Par la description fine, écrite et visuelle, l’enquête veut saisir les lieux habités dans leur complexité, faire exister plus justement les interactions entre les modèles et les pratiques d’habiter, pour mieux identifier leurs reformulations réciproques.
Ces intentions ont été appliquées sur le cas de l’architecture et de l’urbanisme du Rif, fort impactés par l’émigration internationale. Les différents récits ont témoigné de relations transnationales à travers les transferts financiers, l’importation de produits et la circulation des imaginaires. Les conséquences des filières migratoires se manifestent concrètement à trois niveaux : l’introduction de nouveaux matériaux de construction (système poteaux-poutres, escalier en béton armé, briques en parpaing), de nouveaux matériaux de finition (peintures, papiers peints, carrelages) et d’objets ménagers (machine à laver, table haute, tabourets en plastique). Ces apparitions exogènes impactent davantage l’habitation rifain.
L’étude des constructions rifaines contemporaines montre des réminiscences de la maison des origines, des reconfigurations des formes matérielles et sociales du mrah. Pour le premier et le quatrième récits visuels, les murs de l’ancien patio dictent toujours la disposition de la maison actuelle. D’autre part, les pratiques du mrah se sont divisées et dispersées dans certaines pièces et recoins : l’observation ponctuelle ne suffisant pas à les retrouver, il fallait recourir à la participation. Possiblement, les habitants cherchent à vivre en contact avec l’extérieur, et pour cela, ils transforment les espaces tampons, par exemple en installant une cuisine dans le garage, en utilisant un portique comme terrasse ou encore en aménageant les marches d’un escalier comme des sièges.
Les récits visuels ont tenté de montrer l’intérêt des outils d’architecte pour renforcer une enquête ethnographique. Au cœur de la stratégie de recherche, le dessin permet d’abord de profiler mon rôle d’enquêtrice, de me donner une certaine légitimité, mais surtout, il propose un mode d’investigation collaboratif facilitant l’échange, le partage et le dialogue entre personnes interrogées. Dans cet élan, l’analyse architecturale retient des sciences sociales son attention aux discours des habitants et ces derniers se révèlent dans leurs tracés. Les analyses se font par le dessin, à travers ma main de chercheuse-architecte, à travers celle d’une habitante nommée Imaaf et à travers celle d’un expert-constructeur nommé Hamid. Chacun a marqué certains traits et formes qui risquaient, sinon, de rester ignorés.
En tant que chercheuse-architecte, c’est en esquissant sur le terrain – relevés du bâti et observations des scènes quotidiennes – que j’essaie de comprendre la réalité et de lui donner un sens. Puis, derrière la table à dessin, c’est en retraçant les espaces habités – par le portrait habité superposé aux feuilles de calque – que je me rends compte des aménagements, des objets et de leurs dispositions particulières, ignorées au premier regard. Les deux moments, la récolte des données et a posteriori, servent tous deux à l’investigation et à l’analyse. Daniel Pinson le développe de manière pertinente en déclarant que « le relevé peut révéler par lui-même » (2016, p. 56). Ainsi, croquer le monde implique à poser un autre regard sur ce dernier et invite à se demander quelles informations sont à objectiver ou à ignorer.
Ensuite, deux récits visuels ont exposé des créations de personnes non formées à l’architecture, mais qui se sont bien approprié le médium. En acceptant l’invitation au dessin, Imaaf devait proposer une organisation et une chronologie des tracés, ce qui a permis de révéler l’importance donnée au patio ou à la façade, de déceler les traits importants de son discours, d’accéder aux représentations sociales. Le dessin d’Hamid, pour sa part, restituant l’ancienne disposition des murs, donnait accès à des données du territoire dont les marques étaient disparues, presque oubliées. Sur le moment, lui et ses frères avaient fait plusieurs croquis, en vérifiant, adaptant, précisant, comme s’ils retrouvaient l’espace par leurs mains. Souvent, les gestes de la dessinatrice et des dessinateurs précédaient leurs paroles, comme s’ils découvraient leurs propres lignes.
Le dessin n’est pas préconstruit dans la tête de celui qui le conçoit ; ce n’est qu’en esquissant que la personne découvre sa création. La proposition est alors de laisser la main raconter (« telling by hand »). Comme le présente Tim Ingold (2013), dessiner « est un processus de réflexion, pas la projection d’une pensée ». De cette manière, « la main n’est pas un appareil séparé qui est contrôlé par le cerveau, mais elle est plutôt l’extension du cerveau25 ». Pour laisser la place à la main, les outils devaient s’adapter selon les situations : les différents tracés de la chercheuse-architecte impliquaient un porte-mine, un stylo-feutre fin, du papier calque, un mètre laser, une latte, un ordinateur tandis que l’habitante et l’expert-constructeur utilisaient des outils plus accessibles et humbles, du bâton dans le sable jusqu’aux crayons dans un carnet. Peu importe les personnes, les moyens et les supports, les récits visuels ont essayé de montrer que l’action du dessin est intégrée au processus même de l’analyse. Ainsi, l’ethnographie visuelle proposée ici veut tisser une relation avec le monde, dans le sens où elle tente de comprendre ce monde, en le traçant sur papier.
1 Cette recherche doctorale, dirigée par Victor Brunfaut, a commencé en janvier 2017 à la faculté d’architecture La Cambre – Horta de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et bénéficie d’une bourse FRESH du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS).
2 Comme le décrivent Marco Martiniello et Andrea Rea (2012, p. 12-14), dans l’après-guerre, les pouvoirs publics belges ont recruté des ouvriers étrangers pour travailler dans les mines de charbon. D’abord, les accords étaient conclus entre la Belgique et l’Italie, mais suite à une catastrophe minière en 1956, l’Italie y a mis fin. Dès lors, la Belgique se tourne vers d’autres pays comme le Maroc, avec lequel une convention bilatérale a été signée en 1964. Dix ans plus tard, la Belgique a mis fin au recrutement, les flux migratoires ont diminué tout en se perpétuant par le biais du regroupement familial.
3 Si l’habitat bruxellois fait objet de la thèse de doctorat, dans ces pages son existence demeurera suggérée. Pour plus d’informations, voir Raport, 2019.
4 Mes dessins exposés dans cet article ne sont pas achevés, mais plutôt en construction, afin de développer une réflexion sur le processus de travail.
5 « Prendre le temps » : ce qui peut sembler évident pour une enquête anthropologique l’est moins en atelier d’architecture. Il faut alors souligner « l’intérêt d’une approche lente, prudente, voire circonspecte aux questions et à la pratique de l’architecture » (Brunfaut et al., 2014, p. 22).
6 Une différence est à noter entre l’enquête dans les deux pays ; à Bruxelles, mes visites sont limitées dans le temps, un après-midi ou un soir, le moment d’un thé, d’un goûter ou d’un repas (à voir le deuxième récit visuel) ; au Rif, je séjourne tantôt chez les Bruxellois lors de leur séjour au pays, tantôt chez leur famille restée sur place – il s’agit alors d’une vraie immersion dans la vie quotidienne (à voir les premier, troisième et quatrième récits visuels).
7 Faire un relevé, c’est plus facile en binôme. Souvent, les enfants prêtent assistance ; pendant que je dessine dans mon carnet, ils manipulent le mètre et me communiquent les mesures.
8 Une main non-initiée peut casser le stylo-feutre car, en appuyant trop fort, elle plie la fine pointe. Tels outils mettent surtout un regrettable écart entre l’expert-architecte et l’habitant.
9 Ce relevé technique nécessite d’accéder d’un coup à la maison entière, ce qui peut gêner l’intimité de la famille. Pour l’observation participante, il est préférable de prendre le temps pour faire connaissance, pour me présenter, moi et mes outils, pour nous familiariser ; les différentes parties de la maison se découvrent en étapes successives, étalées dans le temps.
10 Si le stylo-feutre de l’architecte est exclu du terrain afin de mieux dessiner avec les habitants. Derrière la table à dessin, il retrouve sa légitimité : ses traits fins permettent de tenir en compte le verre placé sur la table, le type de grillage entourant le foyer, les matériaux couvrant les murs et banquettes.
11 Le dessin axonométrique permet de représenter en deux dimensions un objet tout en conservant ses proportions dans les trois dimensions et en gardant ses lignes parallèles. Ceci est contraire à la vision de l’homme, qui réduit les distances par éloignement, et dont les lignes sont fuyantes vers un, deux ou trois point(s) de fuite.
12 La plupart des auteurs cités au début de cette partie font référence au « relevé ethno-architectural » de Daniel Pinson. Cependant, ils n’ont pas pu faire référence à l’article que je cite ici (Pinson, 2016), car celui-ci est bien plus récent.
13 Les deux pièces plus récentes mentionnées ici ont été rajoutées il y a une quinzaine d’années : une cuisine et un salon des invités, à voir les extrémités gauche et droite des récits visuels 1b et 1c.
14 Voir l’introduction de Miller 2001, p. 2 : « [This book] concentrates on directly observing the processes by which a home and its inhabitants transform each other ». Toutes les traductions des références anglaises citées dans cet article ont été faite par l’autrice.
15 La terminologie utilisée par les autorités marocaines est révélatrice de leur conscience des enjeux sociaux, économiques et politiques de l’émigration pour le Maroc : les travailleurs marocains à l’étranger (TME) sont devenus à partir des années 1990 les ressortissants marocains à l’étranger (RME) ou encore les Marocains résidants à l’étranger (MRE) (Nuno et Souiah, 2013, p. 147-148).
16 Sarah Lynn Lopez (2010, p. 33) par rapport à « the remittance house » en Mexique : « This term refers to a house built with money earned by a Mexican migrant in the United States who sends dollars – remits – to Mexico for the construction of his or her dream house. More broadly, I use this term to emphasize remitting and migration as key components of contemporary transnational building practices across the globe ».
17 Imaaf (pseudonyme) est originaire des terres rurales près de Midar, dans le sud du Rif oriental. Elle avait trois ans quand elle est arrivée en Belgique.
18 La priorité qu’Imaaf donne à la façade rappelle celles fastueuses de nombreuses maisons de retour rifaines. Il s’agit probablement, pour l’émigré, d’un moyen d’exposer la réussite d’un parcours migratoire.
19 Ahmed est arrivé en Belgique en tant qu’ouvrier en 1972 et cinq ans plus tard sa femme l’a rejoint. Tous les noms utilisés sont des pseudonymes. Ma première rencontre avec Fatima et Ahmed remonte à six ans à Bruxelles. Cependant, ce n’est qu’à partir du printemps 2017 que l’enquête concernant cette famille a pris de l’ampleur, à travers des visites répétées à Bruxelles et cinq voyages d’études au Rif (en mars 2017, avril 2018, août 2018, mars 2019 et août 2019).
20 Un architecte a été consulté pour faire le permis d’urbanisme, qui est obligatoire pour recevoir l’accès à l’eau et à l’électricité, mais ses plans n’ont pas été respectés.
21 Le portique avec un imposant auvent en béton se situe bizarrement sur le coin arrière de la maison (à voir le récit visuel 3c). Cet interstice dans le plan du mur, à la fois intérieur et extérieur, fonctionne un peu comme une terrasse couverte : à l’ombre, à l’abri du vent et de la pluie, avec une vue sur les champs et les montagnes.
22 La maison est actuellement habitée par Mohamed, sa femme Mina, leurs quatre fils et leur cadette tandis que leurs trois autres filles ont quitté le foyer familial après leur mariage. La maison a été visitée à cinq reprises au courant des trois dernières années, dont deux constituaient un réel séjour en y demeurant plusieurs jours et nuits, en avril 2018 et en mars 2019.
23 Dans la nouvelle maison, l’ancien patio se trouve déformé et excentré : une cour longue et étroite, repoussée sur le bord du plan (à voir le récit visuel 4a).
24 La maison est de plain-pied et comporte un escalier qui mène vers une toiture plate. Ceci est récurrent au Rif : le dernier étage est souvent en attente qu’un jour, un fils y construise sa résidence.
25 « Thus the drawing is not the visible shadow of a mental event; it is a process of thinking, not the projection of a thought » (Ingold, 2013, p. 128), « [...] the hand is an extension of the brain, not a separate device that is controlled by it » (Ingold 2013, p. 112).
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