Alain Bouldoires, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Bordeaux Montaigne, MICA
Christine Larrazet, maître de conférences en civilisation américaine, Université de Bordeaux, Centre Émile Durkheim
Avec les contributions de Sébastien Jounel, docteur en cinéma, slameur et réalisateur de documentaires
Chercheur en cinéma, Sébastien Jounel, entreprend, en 2008, de réaliser un film ethnographique sur le slam. Pour éviter le risque de la simple captation de performances et face aux difficultés générées par la réticence des acteurs à se « parler » devant une caméra, le chercheur prend le risque de l’immersion et monte sur scène en tant que slameur. Ainsi seulement, il découvre toute l’étendue de la pratique du slam, de ce qu’elle engage et révèle des pratiquants, de l’écriture à la scène. L’inattendu survient dans l’ampleur et la nature de sa transformation, qui le propulse à l’avant-poste de la scène slam et lui fait expérimenter une « traversée du miroir » en le plaçant de l’autre côté de l’objectif de sa caméra. La méthode a permis de « doubler » le regard sur ce mode particulier d’expression publique : extérieur (le regard du chercheur) et intérieur (celui du pratiquant), avant le basculement dans une « traversée de l’objectif » du chercheur slameur. À la lumière d’autres exemples (Curt Nimuendaju, Pierre Verger, Pierre-Emmanuel Sorignet, Sudhir Alladi Venkatesh, Loïc Wacquant), nous proposons dans cet article, qui intègre les témoignages de Sébastien Jounel, d’explorer le processus de transformation du chercheur qui progressivement adopte l’environnement qu’il étudie. Nous questionnerons le principe de l’époché dans cette tension entre le rapport au terrain (de l’immersion à l’adoption) et les difficultés du travail réflexif dérouté par l’inattendu. Des extraits de tournage illustrent cette mise en abîme du chercheur engagé dans la quête d’un objet résistant.
Mots-clés : Méthode visuelle, Slam, Imprévu, Immersion, Basculement, Caméra
As a Film researcher, Sébastien Jounel, undertakes, in 2008, to make an ethnographic film on slam. To avoid the risk of simply capturing performances and faced with the difficulties generated by the reluctance of actors to « talk » to each other in front of a camera, the researcher takes the risk of immersion and goes on stage as a slam artist. Only in this way does he discover the full extent of the practice of slam, of what it engages and reveals to practitioners, from the act of writing to the stage. The unexpected occurs in the extent and nature of his transformation, which propels him to the forefront of the slam scene and makes him experience a « crossing of the mirror » by placing him on the other side of his camera lens. The method has made it possible to « double » the gaze on this particular mode of public expression: exterior (the researcher's gaze) and interior (the practitioner's), before switching to a « crossing of the lens » of the slam researcher. In the light of other examples (Curt Nimuendaju, Pierre Verger, Pierre-Emmanuel Sorignet, Sudhir Alladi Venkatesh, Loïc Wacquant), we suggest in this article, which integrates the testimonies of Sébastien Jounel, to explore the transformation process of the researcher who gradually adopts the environment he studies. We will question the principle of epoch in this tension between the relationship to the field (from immersion to adoption) and the difficulties of reflexive work diverted by the unexpected. Excerpts from the filming illustrate this mise en abîme of the researcher engaged in the search for a resistant object.
Keywords : Visual method, Slam, Unexpected, Immersion, Tilting, Camera
La première approche « classique » entreprise pour aborder le slam et les slameurs a assez rapidement trouvé ses limites dans les résistances et les réticences des acteurs de la discipline vis-à-vis d’un regard extérieur. Ils ne refusaient pas de parler devant une caméra, mais, par jeu ou par défi, ils pratiquaient la déstabilisation systématique. J’ai donc décidé de cesser de filmer pour m’essayer au slam pendant plusieurs mois en abandonnant la caméra. Alors que, dans un premier temps, je les avais appréhendés sur la base de ce qui constituait leur différence, j’ai compris que, pour saisir l’impulsion de ces poètes, il fallait que je partage leur expérience en écrivant et en montant sur scène comme eux, avec eux (immersion participante). J’ai donc inversé mon approche pour les aborder, dans un second temps, sur la base de nos ressemblances. Puis j’ai demandé à un caméraman de me filmer lors de la qualification pour le Grand Slam national. J’étais équipé d’un micro HF, je pouvais donc interroger les slameurs avant et après leur passage sur scène, en « collègue », c’est-à-dire en égal. La méthode a parfaitement fonctionné. Un seul problème s’est glissé dans l’équation : j’ai été qualifié…
(Sébastien Jounel, mai 2013)
Chercheur en cinéma, Sébastien Jounel, entreprend en 2008 de réaliser un film ethnographique sur le slam. Sa première démarche est d’observer de près, en outsider, les acteurs du slam, les codes et leurs règles, dans un espace public à la marge dans lequel seuls des initiés semblent s’exprimer. Il cherche pendant plusieurs années, de 2008 à 2012, à s’insérer dans la communauté slam de Bordeaux pour éviter le risque de la simple captation de performances des slameurs. Face aux difficultés générées par la réticence des acteurs à « se parler » devant une caméra, et à des défis maintes fois lancés, il change de posture. D’observateur-comme-participant, selon la classique partition des rôles de Gold (1958), il devient participant-comme-observateur et monte sur scène en tant que slameur. Ainsi, le chercheur parvient-il, comme nombre de ses prédécesseurs ethnologues ou sociologues, à s’insérer dans une société réticente et à accéder à toute l’étendue de la pratique du slam, de ce qu’elle engage et révèle des pratiquants. Si le risque du basculement du chercheur du côté de son objet, que comporte toute immersion, a déjà été expérimenté et rapporté, nul ne pouvait anticiper cependant l’ampleur et la nature de la transformation que traverserait Sébastien Jounel. Sur sa route d’initié, le chercheur-cinéaste obtient le 1er prix du Festival de slam francophone en 2015. Reconnu par ses nouveaux pairs, le chercheur s’est abandonné à cette nouvelle identité et c’est son identité précédente de chercheur, celle sous laquelle il a conduit son objet d’étude, qui est devenue objet de quête.
Cet article rend compte, étape après étape, d’une enquête de terrain, pensée et repensée continuellement par les trois acteurs de cette recherche. L’écriture s’est nourrie, d’une part, des prises de notes de Sébastien Jounel, et d’autre part des échanges et des réflexions de deux autres chercheurs, Alain Bouldoires et Christine Larrazet, restés à distance du terrain, mais impliqués dans les choix méthodologiques et théoriques de cette enquête qui constitue un volet d’un travail collectif plus large1. La restitution de cette expérience ethnographique est l’occasion d’analyser l’oscillation des interactions entre l’observateur et les enquêtés, d’éloignements en rapprochements, qui impacte la recherche et en particulier sa méthode, et de porter attention à la dynamique de leurs positions, prises en tension entre le rôle qu’ils endossent et leur conception de soi (Gold, 1958).
Au-delà de l’attention portée à la « traversée d’épreuves » que comporte toute immersion, soit les phases critiques du « y entrer », « y rester » et « en sortir » (Cefaï, 2003, p. 319), cet article souhaite également rendre compte d’une phase critique supplémentaire expérimentée dans le cadre de ce terrain. L’enquêteur a ici atteint un autre point de bascule que ceux identifiés dans la célèbre tripartition, qui s’apparente à la « traversée du miroir » de Lewis Carroll. En raison de l’outil d’enquête particulier qu’il a utilisé, la caméra, et de par la nature de la conversion qui l’a conduit à se produire sur scène, Sébastien Jounel est, au terme de son immersion réussie, passé de l’autre côté de sa caméra au point d’être en position de se voir, littéralement, dans son objectif. Cette « traversée de l’objectif » a généré des difficultés supplémentaires et particulières, qui ont mis plus encore en tension l’expression de soi et son rôle de chercheur, ont fragilisé ses rapports avec les enquêtés et ont troublé son regard de chercheur. La compréhension et la mise en scène par la caméra de cette montée sur scène se sont révélées plus problématique que prévu.
À Chicago, Marc Kelly Smith, un ancien ouvrier en bâtiment, invente en 1983 une nouvelle forme d’expression ancrée dans la vie quotidienne : le poetry slam, une forme hybride reposant sur une performance scénique. Sur le ton du récit ou de la plainte, le slameur déclame en un temps limité (3 minutes et 10 secondes) un poème « sur le vif », le plus souvent autobiographique, de façon très rythmique avec une gestuelle particulière (usage des mains). Organisé comme un jeu de société, un jury de trois membres donne une note aux slameurs sous l’influence du public. Au-delà du décorum compétitif, l’essentiel de l’intention des slameurs se trouve dans la nécessité de mettre en mots une réalité sociale. Le slameur, qui se revendique poète, est un passionné, souvent autodidacte, un touche-à-tout prêt à repousser les limites de cette expérience. Il attend le grand frisson, celui de se jeter à corps perdu sur la scène.
Le slam brouille les frontières entre les formes culturelles et s’inscrit dans une hybridation qui marie des styles « traditionnels » et des styles modernes aux côtés d’autres formes apportées par la modernité (Bayly, 2006). Il opère, comme a pu le montrer William Lahmon, sur d’autres formes d’expressions qui circulent et mutent (Lahmon, 2004), un « collage » d’éléments disparates : la poésie, le théâtre, la performance corporelle. Le slam brouille également les frontières entre les classes sociales. Le slam américain a acquis une forte dimension multi-ethnique et implique aujourd’hui une variété de poètes issus de groupes socio-économiques divers.
L’identité se place dans les « interstices culturels » du monde globalisé, comme l’a montré Homi K. Bhabha, et il semble que la scène slam ne soit pas seulement un théâtre poétique mais soit devenu un espace public à la marge, où s’expriment des « contre-publics subalternes » (Fraser, 2001 ; Bhabha, 2007). De la même façon que le rap, le slam peut en effet servir d’affirmation identitaire à certains groupes sociaux qui se jouent des références de la culture dominante. Actuellement, les compétitions de slam aux États-Unis sont principalement gagnées par des membres de groupes sociaux marginalisés car les expériences de vie véhiculées dans les textes déclamés semblent plus « authentiques » dans la critique de la culture dominante (Somers-Willet, 2005).
Ainsi, pour certains (Fleming, 2007), la portée militante sociale et politique du slam est essentielle. Il prendrait ses racines dans le célèbre discours de Martin Luther King (« I have a dream ») prononcé en 1963 ou du côté des groupes Afro-Américains de la fin des années soixante, les Last Poets ou les Watts Prophets qui, dans leurs compositions, exprimaient une autre vision de la négritude. Saul Williams, qui a incarné le personnage central du film Slam en 1998, est aujourd’hui l’un des héritiers de cette lignée américaine sociale et militante issue des « ghettos » américains fondés sur une ligne raciale (Marcuse, 1997 ; Wacquant, 2008). On pourrait également trouver une filiation du slam dans le théâtre de l’opprimé ou le théâtre forum fondé par le brésilien Augusto Boal dans les favelas de Sao Paulo. Comme l’ont montré les recherches antécédentes, notamment aux États-Unis dont il est issu, le slam emprunte à plusieurs formes culturelles et combine également les intentions finales, qu’elles soient identitaires, politiques ou simplement poétiques (Somers-Willet, 2005). À la fois expression d’un « je » singulier et « pacte colludique » (Vorger, 2012, p. 566 et 612), le slam est une forme hybride en création constante, une forme inédite de discours, une musique vivante aux frontières floues. Échappant à la « culture de masse » moderne, les slameurs dépassent l’esthétique dominante et, se faisant, affirment l’indépendance de leur art.
En 2008, Sébastien Jounel entreprend de saisir cette « nouvelle agora », importée en France depuis plusieurs années déjà, par la réalisation d’un film documentaire reposant sur une approche ethnographique et sociologique. Alors doctorant en cinéma, sa volonté était de décrire, sans complaisance ou condescendance, le style de vie des slameurs, caractérisé par une exigence de liberté et d’authenticité. Sa recherche, incluse dans un projet collectif sur la prise de parole dans l’espace public, avait pour intention à la fois d’étudier ce nouvel espace public d’expression, inséré à la marge de l’espace public contemporain, et de le rendre visible par une restitution filmique. À travers le filtre de l’instrument audiovisuel, il souhaitait capter et restituer la résonance culturelle et sociale du slam, c’est-à-dire tenter, tout en mêlant récits autobiographiques et regard scientifique, de comprendre l’écho sociologique, voire anthropologique du slam. Que viennent chercher les acteurs et spectateurs des soirées slam, phénomène à la fois millénaire en tant qu’art oratoire (incantations shamaniques, rituels de cohésion sociale, débats philosophiques, discours sur la place publique, etc.) et très contemporain ? Quelle place ont ces sessions dans leur vie et quelle importance lui accordent-ils ? Qu’est ce qui se joue de leur identité dans cette performance ? Comment entrent-ils dans le processus d’écriture ? Que ressentent-ils lorsqu’ils montent sur scène et déclament devant un public ?
Le projet originel s’est tout d’abord concentré sur la scène slam de Bordeaux, sur les organisateurs, ses lieux de rencontre, ses modes d’actions et ses intervenants. Dans une première phase exploratoire et selon une démarche classique d’observateur extérieur, le cinéaste-chercheur a cherché à identifier un « milieu » et s’en approcher pour tisser des liens avec les enquêtés (Cefaï, 2003). Selon ses projections par anticipation, le documentaire devait être composé de prises directes de performances captées à « distance », comme les reçoivent les auditeurs, qui seraient « augmentées » par des interviews avec des slameurs et avec différents intervenants (ethnologue, sociologue, spectateurs réguliers, etc.).
Les entretiens se dérouleront dans le lieu de leur choix : chez eux, dans la rue, dans leur quartier, etc. ; et les performances filmées dans des lieux publics : tram, bars ou salles de concert, places publiques, etc.
(Sébastien Jounel, mars 2012)
Devaient ensuite être insérées des séquences mises en scène, esthétisantes, « fictionnalisées », qui devaient prendre l’aspect d’échappées oniriques, d’évasion, de sublimation de la quotidienneté filmée auparavant. Dans le processus d’investigation, la camera collecte les données de l’observation mais apporte également un prolongement aux échanges avec les enquêtés : l’image apporte un degré supplémentaire de pertinence aux discours, notes et entretiens réalisés.
La caméra impose un point de vue, ne serait-ce que parce qu’il faut choisir un cadre, un angle de prise de vue, c’est-à-dire révéler un pan de réel à l’image et surtout exclure tout le reste, créer un champ et un hors-champ. Même s’il s’agit d’un documentaire qui prétend à l’objectivité, il y a toujours-déjà mise en scène. Si cela n’est pas pris en considération, il y a possibilité de fausser les découvertes, de tromper le spectateur et de trahir son sujet (même si le réalisateur n’en est pas conscient). Les potentialités [de l’écriture filmique] sont immenses parce qu’une caméra permet de rendre accessible des propos complexes, de saisir des situations imprévues, de dire des choses en deçà de ce qui est prononcé (le langage corporel, le ton de la voix, le visage, les silences, etc.). Mais cela n’est possible que dans la mesure où celui qui filme connaît son matériau audiovisuel, la grammaire filmique, qu’il les maîtrise parfaitement pour transcrire correctement ses recherches. C’est une autre forme d’écriture dans laquelle il faut s’engager subjectivement sur des bases de travail objectives.
(Sébastien Jounel, novembre 2015)
La caméra est un autre œil, mais un œil qui voit différemment de nos yeux. Tous les réalisateurs le diront : filmer le réel frontalement fait « faux ». Il faut inclure dans sa démarche la constitution d’un regard, et un regard, c’est un point de vue, et un point de vue, c’est forcément subjectif.
(Sébastien Jounel, novembre 2015)
La « constitution de ce regard » sur le slam, pose dès l’abord une difficulté d’ordre technique et esthétique au chercheur-cinéaste qui, face aux performances poétiques, bute sur une question récurrente : comment filmer le verbe ?
L’autre principal problème auquel je me suis confronté est la question de la mise en image du verbe. Pour sortir de la simple captation scénique, j’ai compris que mettre en scène des slams – en séparant le verbe ou le corps qui le produit, en sortant le slam de son enceinte scénique (dans la rue par exemple), en faisant traduire des slams en langue des signes, etc. – était un parti pris bien plus intéressant et, en quelque sorte, plus représentatif de ce qui se produit lors d’une déclamation poétique. Le langage est pétri d’images que le corps seul ne peut pas traduire exhaustivement. De fait, la mise en images audiovisuelles se doit de perpétuer le réseau de ces images pour transcrire le verbe poétique. D’autre part, ce type de séquences permet quelques échappées poétiques dans le fil des interviews, plutôt statiques du fait du dispositif qu’elles impliquent.
(Sébastien Jounel, novembre 2015)
La conduite de ces tournages en des lieux et des moments différents appelle une préparation et une coordination difficilement compatible avec la temporalité habituelle des slameurs, à savoir le court terme. La préparation consiste à repérer préalablement certaines situations qui se répètent de manière à pouvoir agir dans un contexte spatio-temporel connu. Par exemple, dans une soirée slam, sont pris en compte la disposition physique de la salle et son équipement, la place occupée par le public, l’ordre de passage sur la scène, l’opportunité ou pas de discuter, l’accès aux coulisses, les échanges avant et après le spectacle, les changements induits par les prises de parole, le contenu des interventions, etc. Cependant, les situations inattendues sont le plus souvent la règle. Ce qui est important dans ce cas précis, c’est de penser, de manière réflexive, le rôle de la caméra dans la recherche sur le terrain et de trouver une forme participative adéquate.
La multiplicité des prises de vue sur le vif du cinéaste-chercheur a assuré une fiabilité, une précision et une grande qualité des enregistrements. Si la caméra pouvait constituer parfois un obstacle dans un échange libre dont l’intérêt réside dans sa capacité à faire émerger l’imprévu et la nouveauté, elle a pu aussi, dans un premier temps, aider le chercheur à « garder ses distances » dans la situation complexe d’immersion. L’instrument vient en appui du chercheur pour situer et objectiver les points de vue exprimés. Demandant une attention constante, il garantit une distance contre le risque d’enfermement.
Dès lors, il devient possible d’obtenir des « confessions », d’abolir la distance, de déplacer le regard, de condenser, en quelques images, une parole, un geste qui symbolisent à eux seuls le fait social partagé. En cela, « filmer le réel » (Friedmann, 2006) est un processus de recherche qui s’écrit en deux temps : au tournage et au montage. À la fois technique empirique d’observation et moyen d’expression, le cinéma d’enquête donne à voir le mouvement de ce qui se transforme sous nos yeux. Si le documentaire n’échappe pas à la fiction, ne serait-ce que par la reconstruction d’un espace-temps, il construit des trajectoires en prise avec le réel et un contexte que le chercheur se doit d’expliciter à la différence d’un artiste. Ce qui apparaît à l’écran vise, dans la démarche de recherche, à révéler un au-delà de l’apparence. Il y a donc bien à la fois un processus de subjectivation et d’objectivation. Le film ne reproduit pas le réel tel qu’il est, il le raconte. Ce qui est enregistré dans la caméra devient événement par le travail du montage. Le point de vue choisi concentre du temps pour donner un accès au présent. Voyons un exemple de cette écriture filmique avec un montage de différentes séquences.
Aux côtés de ces difficultés inhérentes à la méthode de saisie de l’objet et de restitution de l’étude, se pose une seconde difficulté qui vient empêcher, pendant de longues années, l’avancée du projet et freiner la réalisation du « film de recherche ». Cet obstacle vient des acteurs eux-mêmes. Ce travail se devait de passer par la réalisation de divers portraits, afin d’éclairer les trajectoires individuelles et les ressentis quant à ce moyen d’expression et d’affirmation de soi qu’est le slam. Il s’agissait de comprendre au travers du film comment les individualités des acteurs pouvaient atteindre à une portée plus générale par leurs histoires, leurs codes, leurs pratiques du slam et donc la représentation qu’ils en avaient. Cette approche était novatrice dans la mesure où les études sur le slam ne conjuguent que rarement un travail de recherche scientifique, sociologique et ethnographique, avec l’intention de livrer une approche visuelle de ce nouveau moyen d’expression. Or, les slameurs ne se laissent pas saisir. Ils acceptent des entretiens auxquels ils ne se présentent pas ou bien se jouent de rendez-vous sans cesse reportés.
Ils sont difficiles à saisir (ils ne viennent pas aux rendez-vous, ne rappellent pas ou donnent des points de ralliement à la dernière minute).
(Sébastien Jounel, janvier 2012)
Le slameur que je devais filmer pour son fameux « attentat verbal » m’a fait faux bond et a reporté le projet à plus tard.
(Sébastien Jounel, janvier 2012)
Je n’ai pas pu filmer grand-chose dernièrement à cause du temps et des rendez-vous très difficiles à obtenir de la part des intervenants qui reportent sans cesse.
(Sébastien Jounel, mars 2012)
Les rencontres sont stimulantes – quand elles ont lieu, les slameurs et les graffeurs sont spécialistes des « faux bonds » !
(Sébastien Jounel, avril 2012)
Quand quelques slameurs se prêtent enfin à l’exercice de l’interview, Sébastien Jounel mesure qu’il se heurte à des re-présentations, une mise en scène de soi, proches de ce que Loïc Wacquant cherchait à contourner dans son étude de la boxe où, écrit-il, « les comportements qu’il décrit sont ceux du boxeur dans son “habitat naturel” et non la (re)présentation théâtralisée et hautement codifiée qu’il affectionne de donner de soi en public » (Wacquant, 2002a, p. 9). Sébastien Jounel est piégé dans ce discours théâtralisé qui se répète, au fil des rencontres, et qui devient un point qu’il ne parvient pas, par la parole, l’échange, l’interview, à désamorcer.
Ces interactions révèlent la vie sociale comme une sorte de théâtre (Goffman, 1973), où les individus endossent des rôles différents selon les situations. Par exemple, dans l’extrait suivant, nous assistons à de véritables mises en échec de la situation par le jeu avec la caméra. La relation interpersonnelle qui se met en place devant l’objectif est construite, organisée par l’interlocuteur, dans le seul but de faire échec au dispositif.
Mettre une caméra sous le nez de quelqu’un lui impose de « jouer son propre rôle », d’en faire trop ou pas suffisamment, de fausser ou de forcer le trait. Il y a nécessairement besoin d’une sorte de méta-mise en scène pour saisir l’essence d’un propos. Autrement formulé, il faut faire entrer de la subjectivité pour effleurer l’objectivité : c’est le potentiel et c’est le risque [de l’écriture filmique].
(Sébastien Jounel, novembre 2015)
Sébastien Jounel n’a prise ni sur les enquêtés, qui cherchent à échapper à la caméra, ni sur leurs propos qui esquivent. Les slameurs semblent se faire un honneur de se dérober à toute tentative d’appréhension et de compréhension alors même que la plupart ont pour habitude de se filmer et de partager leurs images. La caméra joue, dans ces interactions d’approche et d’évitement, un rôle central.
J’ai donc filmé un tournoi de slam le 7 janvier. Je ne sais pas si je vais utiliser les images. Il s’agissait plus de me « faire la main » avec la caméra et d’approcher les slameurs avec ce « gros objet » qu’est la caméra. En tous les cas, cela m’a été assez utile pour prendre contact avec des slameurs de toute la France...
(Sébastien Jounel, janvier 2012)
L’ambition première du documentaire était de plonger dans le terreau où s’enracine le slam : ces petites soirées où la scène est ouverte et où tout le monde est encouragé. Mais notre volonté d’appréhender le slam, sous la forme d’un film et d’une recherche, se vide soudain de toute illusion. L’objet se dérobe et les sujets étudiés s’échappent physiquement ou verbalement. Bien que les slameurs manient, semble-t-il avec aisance, le verbe sur scène, ils résistent à « se parler » devant la caméra qui les fige. Ici tombe un a priori majeur de cette enquête. Ceux qui déclament sur scène, se livrent au plus profond de leur intimité parfois, ne se dévoilent pas en tout lieu, à tout moment. D’évidence, l’exercice de l’entretien, où il faut accepter de se laisser guider, n’a rien à voir avec la scène où le contrôle est total (ils répètent de nombreuses fois).
Face à cet inattendu, l’analyse critique des premières images a revêtu une importance décisive dans la progression de l’enquête. Notre méthode de travail collective, privilégiant le raisonnement inductif, a emprunté à la grounded theory l’analyse séquentielle des données de terrain pour, à la fois, accompagner une méthodologie en mouvement et une théorie en train de se faire. L’analyse des premiers matériaux considérés comme « autant d’indices » permet de « ne rien rater qui pourrait faire saillance », comme l’écrivent Strauss et Corbin, et « tous les sujets qui apparaissent porteurs d’une quelconque pertinence doivent être incorporés dans les séries suivantes d’observations et d’entretiens » (Strauss et Corbin, 1990, p. 366). Ainsi, nous avons décidé d’insérer cet insaisissable dans les images. Il s’agissait maintenant de voir comment enregistrer à la caméra ce qui n’était pas donné à voir et à entendre, et conduire Sébastien Jounel à assumer, dans le film même, son rôle d’enquêteur par le biais d’une voix off.
Suite à notre discussion d’hier, je me demande si tu ne pourrais pas centrer ton propos sur l’aspect insaisissable de tes interlocuteurs. C’est finalement ce qui les définit et ils se reconnaitraient sans doute dans une telle approche. On peut imaginer un montage où tu expliques à la première personne, en voix off, tes mésaventures tout au long de cette observation : aussi bien la fraternité humaine que l’art de l’incertitude et de l’esquive. Plutôt qu’un film qui prétendrait (prétentieusement) vouloir saisir le phénomène, on peut trouver une alternative qui déconstruit notre propre démarche : mettre en scène l’échec de toute volonté de saisir cette réalité, accompagner ce chaos, témoigner de l’impuissance de la caméra. C’est sans doute la manière la plus fidèle de retranscrire ce que tu rencontres. Ça supposerait un texte très écrit qui nous conduit au travers de ces images.
(Alain Bouldoires, novembre 2012)
Ça me paraît très intéressant et finalement assez humble et honnête ! Je vais y réfléchir plus en détail. Merci pour cette piste précieuse. Je pense que je vais me procurer rapidement les ouvrages dont parlait Christine [ndr : ouvrages de Loïc Wacquant et de Sudhir Venkatesh]. J’y trouverai probablement des approches pertinentes pour aborder cette piste.
(Sébastien Jounel, novembre 2012)
En effet, pour l’anthropologue américain Clifford Geertz, il est illégitime de vouloir expliquer une culture avec la rhétorique propre à sa culture d’origine. Comme tout fait social, la vie des slameurs peut paraître bizarre, compliquée et extraordinairement variée. Le travail ethnographique doit donc se faire tout près du matériau empirique pour avoir des chances d’atteindre la « description en profondeur » ou « description dense » (Geertz, 1973). C’est au prix de l’immersion qu’une écriture (filmique) peut avoir des chances de proposer une narration pertinente. Il semblait, à ce stade, que la pratique du slam ne se comprendrait jamais mieux qu’à travers l’action partagée pour atteindre l’« épaisseur » des faits (Geertz, 1973). La description ethnographique est un travail d’auteur, à la fois intuitif et scrupuleux, maniant le doute, revisitant ses représentations et interprétant les cultures comme autant de textes à déchiffrer.
Presque toujours, l’observateur est d’abord celui qui est observé. Il cherche à inscrire sa participation dans des formes de comportements identifiables et acceptables par le groupe. Il se conforme au fonctionnement habituel quel que soit le lieu. Tant qu’il a été outsider observateur, les slameurs se sont « laissés capter » par la caméra, presque à leur corps défendant, mais ils ne se sont pas livrés. S’est par conséquent imposée de facto, mais également comme un défi implicite donné au chercheur par les slameurs, la nécessité d’un basculement vers l’immersion.
Énième interview stérile...
Daïtoha m’a accueilli chez lui (pas de rendez-vous possible à l’extérieur... Pourquoi ? Pas de réponse claire, je n’insiste pas). J’installe la caméra et l’allume immédiatement. J’essaie de le rassurer sur la forme de l’interview qui sera plus de l’ordre de la discussion... Il stresse, il n’aime pas ce gros objet dans son salon. Tous ces mécanismes de défense se réactivent. Il me vanne sans cesse et tente de « prendre le pouvoir ». Impossible de poser des questions sereinement parce que je sais qu’il jouera avec moi. Et il est plus fort que moi à ce jeu de la vanne. Je pose tout de même mes questions... Il se détend mais fait son « show ». Je sais que je ne pourrai pas pénétrer son intimité. Un coup dans l’eau.
(Sébastien Jounel, 2012)
Le soir même…
Si je ne peux pas pénétrer son intimité de l’extérieur, je le ferai de l’intérieur. Je vais écrire et monter sur scène. Après cela, je pourrai lui décrire mon expérience pour qu’il rebondisse et partage la sienne. Eurêka !
(Sébastien Jounel, 2012)
Premier défi pour moi dans cette expérience : les toucher avec un texte de ma production, sur leur terrain. Je me lance dans ce défi comme un rituel de passage, un rite d’acceptation dans leur cercle... J’ai une semaine... Au travail !
(Sébastien Jounel, 2012)
Par contrainte et également par défi, Sébastien Jounel devient participant-comme-observateur (Gold, 1958). À partir de 2012, il n’est plus seulement observateur-spectateur mais aussi participant-slameur.
À la surprise de tous, y compris de lui-même, le chercheur est sélectionné, avec trois autres slameurs, pour représenter Bordeaux lors de la Coupe de la Ligue slam de France du 2 au 5 mai 2013 à Joué-Lès-Tours. Puis il participe à plusieurs autres tournois qui lui permettent d’obtenir une légitimité progressive dans l’univers du slam :
N’empêche, les belles surprises se sont accumulées puisque, après avoir été malencontreusement sélectionné dans l’équipe de Bordeaux (qui a été éliminée en demi-finale – beau parcours tout de même), j’ai fini en finale de la compétition individuelle avec Ioka Naan, un « collègue » de l’équipe bordelaise. J’ai fini 8e et Ioka Naan a gagné le tournoi ! Il va donc représenter la France dans les prochains tournois de slam européens et internationaux ! Le garçon a une histoire incroyable. Il y a 6 mois, il a décidé de se consacrer entièrement à la poésie, sillonnant les scènes slam de France, vivant « sur la route », de la manche et de l’hospitalité des amis rencontrés au fil de ses pérégrinations.
(Sébastien Jounel, juin 2013)
Sa sélection et, par voie de conséquence, son inscription dans l’équipe de Bordeaux qui participe aux championnats et tournois, est non seulement non intentionnelle mais lui semble également embarrassante. Cependant, son changement de statut dans cette immersion ouvre les verrous de la parole et offre de nouvelles opportunités pour filmer un univers relativement inaccessible de l’extérieur. Aucune caméra, sans doute, n’aura été aussi près du phénomène slam et de ses acteurs.
J’ai participé depuis à quatre tournois nationaux et augmenté mon réseau de slameurs à la France entière et au-delà (j’ai pu interviewer, notamment, Prophet Sun Sy, représentant du Togo au championnat du monde de slam 2014).
(Sébastien Jounel, juin 2014)
Tout au long de l’enquête, Sébastien Jounel est traité conformément à l’identité qu’il renvoie : de chercheur-outsider à Torsounours, le slameur qui obtient le plus grand degré de familiarité (qui n’est d’ailleurs pas que fraternelle mais peut aussi se traduire par des rivalités).
Les slameurs me font désormais confiance et se livrent à moi lorsque je les interroge parce que nous partageons la même expérience. La difficulté en tant que chercheur est de retrouver la distance nécessaire pour poser un regard « objectif » sur la pratique. Je suis finalement arrivé à la conclusion qu’il me fallait conserver au montage les moments où les slameurs m’invectivent ou tergiversent lors des interviews. Assumer la subjectivité affirmée de mon regard sur la pratique ne gâche finalement en rien l’étude du sujet. Cette prise de conscience tardive a libéré mon regard et mon approche.
(Sébastien Jounel, juin 2014)
Comme un défi lancé à lui-même, Sébastien Jounel se laisse aller au plaisir et à la curiosité des mots, à l’écriture puis à la scène. La « magie » d’une vraie mixité sociale opère comme une étreinte entre le maniement des mots et la culture populaire, entre la langue et des parcours atypiques, entre la scène et le public. L’expérience est intense et unique. Le plaisir et la curiosité des mots se transmettent comme un virus et, progressivement, le chercheur se fait slameur. Périphérique dans les tout premiers moments, l’observation participante de Sébastien Jounel devient très vite active : il s’efforce de jouer un rôle et d’acquérir un statut. Mais il garde continuellement le film en tête, et appréhende le passage sur scène comme une étape nécessaire pour pénétrer le « milieu » de la scène slam.
La grande intimité finalement obtenue par Sébastien Jounel, caractérisant sa relation avec ses interlocuteurs, soulève cependant le problème épineux du degré de son implication sur le terrain. On pourrait la rapprocher de l’expérience de Georges Condominas chez les Mnong qui est un exemple remarquable de cette proximité problématique qui marque un genre tout à fait singulier de l’enquête ethnologique (Condominas, 1957, 1965). Le terrain est devenu à la fois objet d’étude et lieu de séjour. Il exige à présent une attention double du chercheur : d’une part, une attention aux règles et au mode de vie du monde dont il est un nouveau membre, et une attention à son expérience en cours. Son regard porte à la fois à l’extérieur, sur ce qui se passe autour de lui, et à l’intérieur, sur ce qu’il expérimente, sa « subjectivité ».
La dualité de ce nouveau regard s’exprime dans la nouvelle difficulté que pose la caméra. L’idée initiale qui constituait le film a évolué par « la force du terrain ». Le cinéaste-chercheur progresse dans la connaissance de l’objet de recherche, la distance avec les slameurs s’est dissoute, mais l’introduction de la caméra prend un nouveau sens. La question qui le taraude n’est plus « comment filmer le verbe ? » mais comment filmer alors que je suis sur scène et ne pas m’inclure dans le film ? Le recours à un tiers relai, qui prend la caméra et l’assiste, est la solution que nous trouvons collectivement pour lui permettre d’occuper ses deux postes : slameur-cinéaste.
Je n’ai toujours personne à l’heure où j’écris ce mail. J’attends une ultime réponse... Au cas où celle-ci serait négative, « brief » du projet : il ne s’agit pas d’une captation. Je participe moi-même au contest, muni d’un micro HF et j’interviewe les slameurs entre ou pendant les scènes... D’où l’absolue nécessité de me connaître, pour saisir mes mimiques, gestes, etc., signifiant qu’il y a quelque chose à prendre sans que j’aie à le signifier explicitement. Et, d’autre part, ce n’est pas moi qu’il faut filmer, ce sont les réactions que je vais provoquer... Par conséquent, si jamais la personne à laquelle je pense n’est pas dispo, il faut que l’on se rencontre impérativement demain matin ou aprèm’ pour que nous discutions en détail de ce que j’attends en matière d’images, etc. Toujours opé ? Je réécrirai un mail avant le coucher du soleil pour vous tenir au courant.
Désolé pour le speed du dernier moment. Je travaille souvent dans l’urgence. Les accidents me plaisent.
Prêt(e)s ? Feu ! Partez.
(Sébastien Jounel, avril 2013)
Petit résumé de cette belle expérience du Grand Slam national.L’ambiance y est L’ambiance y est incroyable. J’ai employé le dispositif dont je vous ai déjà parlé : je portais le micro HF et A.L., filmait à distance ce qui lui paraissait intéressant (les quelques images que j’ai vues sont très bonnes). J’ai aussi fait quelques interviews des Bordelais impliqués dans le tournoi. A. n’était malheureusement libre que jusqu’au samedi. J’ai donc moi-même filmé les deux derniers jours ou je chargeais quelqu’un de le faire.
(Sébastien Jounel, juin 2013)
Sébastien Jounel révèle à lui-même, et aux autres, de vraies compétences de poète-slameur. Il progresse de plus en plus dans les compétitions.
Son « palmarès » donne l’ampleur de sa « conversion » et de son talent :
En 2014, l’observation participante bascule en participation observante (Tedlock, 1991 ; Wacquant, 2002a). Le chercheur est à l’avant-poste de son objet, et son identité de slameur empiète de plus en plus sur celle de chercheur. En situation de compétition en particulier, les contraintes du slameur compliquent son travail de chercheur-cinéaste.
Je viens de revenir de la Coupe de la Ligue de slam de France qui a eu lieu ce week-end. Je suis arrivé 4e. J’ai filmé quelques performances intéressantes. Mais mieux, j’ai trouvé une sorte de Graal : le fondateur du mouvement slam, Marc Kelly Smith était présent. Je n’ai pas pu avoir d’interview MAIS il a fait un slam. Que j’ai filmé bien entendu ! Je pense que ça pourrait faire un bon prégénérique. ;)
(Sébastien Jounel, mai 2014)
Le Grand Slam national 2014 a été très intense, y compris en matière de choses négatives, même si le positif a dominé. Ni A. ni C. n’ont pu se libérer. J’ai donc demandé à S. C. de m’accompagner, étalonneur et cameraman bordelais plutôt doué.
D’autre part, par la force des choses, j’ai dû jouer le rôle de coach de l’équipe de Bordeaux. Je te passe les détails de mon peu de sommeil et de ma réflexion intense entre stratégie de réalisation pour S., stratégie de passage des poètes pour l’équipe de Bordeaux et mes propres textes à apprendre et répéter... Nous sommes arrivés en demi-finale. J’ai malheureusement été éliminé pour dépassement de temps (sans ça j’aurais été premier au classement général individuel). Mais c’est le jeu. Peu importe, j’ai étendu mon réseau de slameurs à la France entière et même au-delà (le représentant du Togo, Prophet Sun Sy, par exemple). Plusieurs slammasters des quatre coins de la France m’ont proposé de venir sur leur scène et de m’héberger... Ce qui m’a donné l’idée un peu folle, peut-être pour un projet ultérieur, de faire un tour de France des scènes slam et d’en faire une sorte de journal de bord filmé. Pas tout de suite bien sûr. Finissons ce qui est commencé.
J’ai aussi eu l’idée de faire « dire » un slam par une personne pratiquant la langue des signes. J’ai pu voir ça à Rennes, et c’était extraordinaire. Si tu as des idées ou des contacts à ce sujet, je suis preneur.
Voilà pour un très bref résumé du précédent épisode.
(Sébastien Jounel, juin 2014)
Sa « double identité » crée de nouvelles tensions tout en contribuant à ouvrir de nouvelles portes et de nouvelles perspectives de recherche. Il ne perd pas de vue son intention filmique finale qui l’a conduit à occuper cette nouvelle posture exigeante. Mais c’était sans compter un nouveau développement qu’aucun de nous n’avait anticipé.
Contre toute attente, Sébastien Jounel remporte, durant l’été 2015, le 1er prix du Championnat francophone de slam. L’observation participante est devenue complète, le chercheur est devenu le phénomène qu’il étudiait (Lapassade, 1991).
L’observation, les entretiens, les interactions ont débouché sur un résultat non attendu, bien qu’expérimenté : l’objet a transformé l’observateur. Cette situation doit être analysée par rapport aux nombreuses interactions que nous avons eues au cours de cette enquête : ce n’est pas tout à fait la même personne que nous avons connu doctorant, puis jeune chercheur et enfin slameur. Y compris sur la scène slam, une métamorphose s’est opérée. La présence scénique a évolué, l’incarnation du verbe s’est consolidée, le geste poétique s’est affirmé. Nous parlons de Sébastien Jounel en tant que chercheur dans un dispositif d’enquête mais, en réalité, il s’agit aussi maintenant d’un artiste, Torsounours, dont l’existence même témoigne de la vertigineuse transformation qui s’est opérée sous nos yeux.
L’idée d’imposture va alors apparaître pour qualifier le trouble identitaire vécu. Le terme d’« imposteur » dévoile le souci déontologique qui a habité longuement Sébastien Jounel en prise avec son terrain. Comment se présenter à eux ? N’y a-t-il pas tromperie à avoir une double casquette ? En choisissant de monter sur scène, n’y a-t-il pas eu une manœuvre de dissimulation du chercheur ?
Dans plusieurs cas antécédents, des chercheurs ont choisi de se fondre dans l’environnement étudié. Au début des années 1950, l’ethnologue Pierre Verger qui étudia les Yorubas du Bénin, fut également beaucoup plus qu’un observateur en immersion (Verher 1997). On peut parler, à son propos, d’un véritable initié ou d’un « participant-comme-observateur » selon la terminologie de Raymond Gold. Même s’il ne fut jamais un dévot, il parvint à se maintenir sur l’arête étroite qui sépare le compagnon du croyant. Il resta anthropologue mais garda pour lui ce qu’il estimait appartenir au secret (Souty, 2007). Autre exemple : en Allemagne, Gunther Wallraff s’était fait embaucher comme ouvrier immigré d’origine turque en modifiant son aspect physique (Wallraff, 1986) ; se faisant, il entrait dans la catégorie « pur participant » de Raymond Gold. Ces transformations du chercheur, et sa profonde implication, posent indéniablement un problème d’ordre éthique. Il s’agit, dans chaque cas, de décider de ce que l’on se permet en fonction de la valeur de la connaissance ou du témoignage et en fonction, aussi et surtout, du respect de la confiance qui a été donnée.
Mon regard de chercheur m’a permis de théoriser le slam en tant que pratique culturelle, artistique, sociale. Être slameur m’a ouvert à des personnes, à celles et ceux qui sont traversé(e)s par le slam. J’ai voulu faire un film de recherche sur le slam, pas sur des slameurs. Les individualités que j’ai rencontrées m’ont ouvert leur « âme » si l’on peut dire. Ce que j’ai découvert, c’est que ce qui paraissait comme une pratique exutoire, euphorisante, pleine de joies, d’humour, de solidarités..., recelait beaucoup de solitudes, de douleurs, de blessures, de failles, de colères... En étant insider, j’ai donc découvert tout ce que sous-tendaient la pratique et son insertion dans un contexte sociétal contemporain. En ce sens, c’est une réussite. Mais comment puis-je ne pas les trahir en révélant ces failles, etc. ? L’affection que j’ai pour eux et la confiance qu’ils m’ont donnée m’en empêchent.
(Sébastien Jounel, novembre 2015)
En s’initiant au slam, Sébastien Jounel se voyait plus ou moins contraint moralement d’en respecter les codes. En retour, ses compagnons de slam pouvaient regretter qu’il ne prenne pas suffisamment au sérieux sa pratique de l’écriture, ou qu’il s’en éloigne trop. Comme l’a montré Susan Somers-Willet, la performance slam a évolué vers une performance identitaire, et la scène slam privilégie aujourd’hui les narrations authentiques dans lesquelles les poètes se révèlent intimement à l’audience (Somers-Willet, 2005). Avant que Sébastien Jounel n’obtienne la reconnaissance de la communauté internationale francophone, sa « percée d’amateur » pouvait être interprétée comme un opportunisme désinvolte qui mépriserait cette dimension profonde du slam, l’authenticité. Et elle a généré une forme de rejet (aucun slameur bordelais ne l’a accompagné à la finale du Championnat francophone de slam ainsi que cela se fait habituellement). La reconnaissance de ses pairs, lors de cette compétition internationale, qui lui a conféré un titre définitif, acquis, champion francophone de slam 2015, a définitivement éteint son sentiment d’imposture mais elle n’a pas résolu l’ambigüité de sa situation, notamment dans le regard du groupe qu’il a d’abord observé sur le terrain avant de chercher à l’intégrer. Quelle est la personne que la communauté slam de Bordeaux doit aujourd’hui embrasser : le chercheur, le slameur, le chercheur devenu slameur ou le slameur toujours chercheur ?
Nombreux ont été, dans le passé, les « chercheurs en chambre », on parle aussi d’anthropologues en fauteuil ou en chaise longue, qui ont compilé, comparé et synthétisé les observations recueillies par d’autres sur des terrains exotiques. S’il a existé une ethnologie sans terrain, à l’extrême inverse, quelques ethnologues ont largement dépassé l’immersion au point de basculer pour de bon dans la culture d’accueil et « virer indigène », ou « gone native » (Tedlock, 1991) dans la littérature anglo-saxonne. L’ethnographe Curt Nimuendaju avait su se faire adopter par une tribu du Brésil oriental. Après une période d’éloignement, chaque fois qu’il revenait parmi les indigènes, ces derniers sanglotaient de pitié à la pensée des souffrances qu’il devait avoir subies loin de leur village. C’est également un basculement, culturel sinon social, qu’ont vécu David Hayano lors de son étude sur les joueurs de pokers et Liza Crihfield Dalby sur les geishas au Japon (Tedlock, 1991). Tout comme ces anthropologues, Sébastien Jounel est entré dans une telle proximité avec l’objet « étudié » que s’est posée, pour la « communauté d’accueil » mais aussi pour lui-même, la question de son lieu de rattachement. La scène slam qui l’a reçu et reconnu ? Ou bien l’université ? Et y a-t-il un retour possible au point de départ ? Voire même un retour voulu ?
Pour Sudhir Venkatesh qui s’est infiltré pendant plusieurs années, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, dans un gang de Chicago, afin d’analyser de l’intérieur l’économie de la drogue, le basculement de l’autre côté était inattendu (notamment en se voyant confier la direction du gang pendant un jour par son leader, JT, pour en éprouver les contraintes et les difficultés). Mais le retour n’a jamais fait l’objet de doute, ni pour lui ni pour son initiateur (Venkatesh, 2011). A contrario, Loïc Wacquant a expérimenté ce basculement au point de vouloir ne pas en revenir : « J’éprouve un tel plaisir à participer que l’observation devient secondaire et, franchement, j’en viens à me dire que j’abandonnerais volontiers mes études et mes recherches et tout le reste pour pouvoir rester ici boxer, rester “one of the boys” », écrit Loïc Wacquant en note de bas de page, comme une mise à distance de cette perte de distance. Et il poursuit : « PB [Pierre Bourdieu] disait l’autre jour qu’il craignait que je me “laisse séduire par mon objet” mais s’il savait : je suis déjà bien au-delà de la séduction » (Wacquant, 2002b p. 8).
Dans son parcours d’« observateur » à « initié », il n’y a pas plus de retour pour Sébastien Jounel à une identité antérieure intacte que pour d’autres chercheurs ayant vécu une immersion impliquée. Mais contrairement à d’autres chercheurs qui retrouvent une identité choisie, il n’y a pas ici de retour à une seule identité. De cette expérience, il revient avec une identité ajoutée.
Je n’ai pas changé de statut. J’ai un doctorat, j’enseigne (en tant que vacataire, cela dit...). Mon statut est inscrit dans mes diplômes. Tous les chercheurs savent les sacrifices et la discipline qu’impose une thèse. Pourquoi abandonner maintenant ? Mon désir de chercheur est toujours intact. Je suis aussi un slameur, sans aucun doute. Et j’ai très envie de continuer dans cette voie. Est-ce que ça change mon statut ? Un boulanger peut aussi être champion d’aviron. Son statut de boulanger reste identique. C’est la lenteur et le repli sur soi de l’université qui me lassent. Le slam m’a enseigné le passage à l’acte immédiat, l’implication collective, la réactivité, la solidarité. C’est une discipline dynamique qui meurt et renaît sans cesse. […] J’aimerais beaucoup apporter l’énergie du slam dans la recherche et l’enseignement universitaire. Ça me paraît compliqué, là, tout de suite. Mais c’est aussi contextuel, je suppose que la plupart des docteurs qualifiés MCF sans poste sont dans le même état d’esprit. En l’état actuel des choses, le slam a activé mes ambitions artistiques. Si un poste de MCF m’était offert, je le prendrais. Et je continuerai le slam.
(Sébastien Jounel, novembre 2015)
L’exemple de Pierre-Emmanuel Sorignet, danseur et sociologue, est assez proche de ce point de vue. Il nous invite dans son ouvrage à une plongée dans les coulisses de la danse contemporaine (Sorignet, 2010). Un pied dedans pour comprendre, un pied dehors pour interroger et déconstruire les évidences, il parvient à une analyse précise grâce à son engagement physique, émotionnel, corporel… Son identité est véritablement façonnée (dans son corps, ses vêtements, son rapport aux autres…) par cette double expérience de chercheur et d’artiste. Ni pur savant, ni pur artiste, il a construit sa pratique de recherche dans l’engagement et l’implication au sein du monde social qu’il étudie. Cependant, dans le cas de Sébastien Jounel, un doute persiste sur sa volonté ou sa capacité à opérer un balancement continuel entre ses identités multiples de cinéaste, de chercheur, de slameur tout en maintenant une vigilance virtuose imposée par la rigueur de la démarche scientifique.
Dans toute immersion, la phase critique du « sortir » est une véritable épreuve. Mais dans le cas de Sébastien Jounel, il semble se jouer autre chose qui le maintiendrait de « l’autre côté », quelque chose de plus que le « schème de la conversion personnelle » ou de « l’homme nouveau » (Cefaï, 2003, p. 549). Ce qui a été troublé, altéré, tout autant que son identité, est son regard. Au fur et à mesure de sa conversion, Sébastien Jounel a pénétré aux bordures de son champ visuel jusqu’à y basculer totalement et se voir, ou tenter de ne pas se voir, dans l’objectif. Contrairement à de précédentes situations, où des anthropologues s’incluaient volontiers dans l’image et s’y mettaient en scène, comme Napoléon Chagnon par exemple, ici Sébastien Jounel ne se met pas en scène mais est contraint par l’immersion d’être sur scène. « Avalé » par son appareil, le cinéaste occupe tout à la fois le cadre et le hors-champs.
Cette « traversée de l’objectif » a généré un retournement du regard et courbé l’analyse scientifique vers lui-même. Ainsi que le souligne Daniel Cefaï, l’engagement sur le terrain est indissociable d’une investigation autobiographique ou socio-analytique. L’enquêteur, dit-il, s’implique à la première personne et « apprend à se voir à la deuxième et à la troisième personne » (Cefaï, 2003, p. 567). Ici, l’enquêteur se voit littéralement à la troisième personne et son inclusion dans l’image induit un tout autre enjeu que celui d’accepter une identité ajoutée, ou une conversion de soi. Elle implique un nouveau dédoublement, être toujours dedans, dans l’image, mais être dehors, dans l’analyse scientifique et l’écriture. Son désengagement doit lui aussi être double. Il ne doit pas seulement se distancier de son groupe, il doit se distancier de sa propre image incluse dans l’étude. Cette « traversée ajoutée » requiert au final d’inventer une autre forme de narration des résultats de l’étude. Mais peut-on véritablement « traverser l’objectif », entrer dans le cadre de vue, littéralement, et maintenir une analyse scientifique ? Comment faire un pas de côté quand on est capté dans l’image ?
Ce trouble du regard, le poète l’a traduit en mots dans un duel sans concessions avec un miroir non réfléchissant.
Aujourd’hui, nous ne définissons plus le matériau visuel final comme un film scientifique mais comme des séquences exploratoires qui interrogent aussi bien l’objet de recherche que la posture du chercheur. Les rushes ont été visionnés à plusieurs reprises afin d’analyser collectivement le travail et apporter cette dimension réflexive indispensable. Et nous ne cachons pas notre sympathie pour la démarche engagée de Sébastien Jounel. Nous approuvons cette mise en danger de soi, cette recherche d’identité qui rejoint une connaissance initiatique, un regard engagé, celui d’un cinéaste sensible aux mutations sociales. Quant à une « conversion » totale, partielle ou momentanée, elle est un risque ajouté à la recherche. Elle peut être aussi pour le chercheur, comme dans ce cas, un complément de vie.
Initié au slam, Sébastien Jounel a tout d’abord tenté de combiner les points de vue de l’insider et de l’outsider dans un va-et-vient permanent. Mais sur ce terrain « miné », il a dû prendre parti, se justifier, s’engager et… se mettre en danger (Agier, 1997). Cette tension entre vue du dedans et vue du dehors est une remise en cause réflexive, une véritable épreuve. Comment, en effet, prendre en compte ses propres conditionnements culturels et leurs déterminismes qui nous animent ? Comment rester distant de soi-même sans être distant de son objet ? Car on ne peut étudier les hommes qu’en communiquant avec eux, en partageant leur existence et donc être soi de la manière la plus authentique possible (Laburthe-Tolra et Warnier, 1993).
Il n’y a pas d’interaction neutre et la recherche de terrain a pour objet d’analyser la spécificité des scènes sur lesquelles elle se joue. Il ne suffit donc pas de se donner des règles car elles demandent à être ajustées aux conjonctures de la recherche. Confronté, quoi qu’il arrive, à un processus de déperdition du savoir (Piette, 1996), le chercheur est amené à orienter ses choix méthodologiques quant à son implication sur le terrain.
S’il est bien clair que toute formation intellectuelle ou morale est une déformation pour la recherche, le principe de l’époché, à savoir la suspension du jugement, reste une utopie. Les sceptiques, portant l’une des plus anciennes doctrines grecques, nous invitent à accepter les contradictions présentes et l’impossibilité où nous sommes d’atteindre une connaissance définitive du monde. L’époché, issue du scepticisme, est une sagesse qui a inspiré des moralistes comme Montaigne pour qui la balance du jugement était un préalable à tout questionnement. Cependant, l’arrêt, l’interruption, la cessation de la pensée est incompatible avec le plongeon dans la vie réelle. De ce constat banal, il ressort que le fait de se joindre à ce qui se passe sur le terrain est une connaissance ethnographique non reproductible car fondée sur une intersubjectivité (Descola, 1994). Les conditions n’étant jamais identiques, le chercheur est face à de grandes difficultés quant à la construction de son objet d’étude.
Ne voulant pas être considérés comme des chercheurs par hasard, les scientifiques ont, le plus souvent, refoulé le concept de sérendipité. Analysé par le sociologue Robert Merton, il signifie « don de faire des trouvailles » et désigne le fait de découvrir quelque chose que l’on ne cherchait pas (Merton, 1953). La sérendipité représente une véritable compétence : accepter l’incertitude, transformer un sentiment de perdition en un véritable atout, intégrer l’inattendu, s’ouvrir à l’inconnu. Confrontée à des faits qui résistent à l’évidence, l’activité même de chercher compte autant que celle de trouver. Pour Robert Merton, la théorie n’éclaire pas nécessairement la route. Dans son ouvrage Éléments de théorie et de méthode sociologique, publié en 1949, il décrit la sérendipité comme essentielle : elle donne naissance à de nouvelles hypothèses lorsque le chercheur fait face à des données inattendues ou des « faits aberrants ». L’élargissement des idées, l’ouverture de la pensée s’opère par la rencontre avec des faits empiriques qui résistent. Sébastien Jounel a pu mesurer ainsi tout l’écart entre le « manifeste » et le « latent ». Les désordres apparents de la communauté du slam ont une utilité latente, une fonctionnalité propre. Ce que l’on pourrait juger comme des dysfonctionnements – par exemple les rendez-vous manqués – est, en fait, parfaitement admis. Christian Papinot, dans un article sur les « perturbations de l’observateur », souligne la portée heuristique de l’imprévu dans l’enquête : « Renoncer à l’idéal de l’objet préexistant à l’enquête et à tous ses produits dérivés revient à s’affranchir d’un mode de pensée substantialiste » (Papinot, 2013). Au milieu d’une réalité toujours paradoxale, le chercheur de la vie quotidienne connaît la nature profondément dualiste et ambivalente de l’individu. En tant que processus d’association et d’interaction entre les individus, la société s’analyse dans un rapport étroit avec ses membres avec le souci de maintenir la place de l’individu dans l’étude des formes de la vie sociale. La compréhension du vécu des slameurs, les aspects marginaux de leurs pratiques se prêtent à une observation raffinée, attentive aux mouvements des artistes. Le chercheur-slameur a pu accéder aux interactions, aux conflits, oppositions, intégrations, associations… Mais la dualité de « Dr Jounel et Mr Slam », la tension entre l’objet et l’objectif, le jeu de la caméra et des acteurs, le trouble entre le cadre et le hors-champ, la collusion d’une prise de vue et d’une prise de vie ont conduit à une mise en abîme remarquable, à l’image et, oserait-on dire, à la hauteur, du courageux engagement accompli par des citoyens dans ce geste, toujours exceptionnel, qu’est la montée sur scène.
1 L’étude sur le slam est un des volets du programme de recherche Citoyenneté en Couleurs, co-dirigé par Alain Bouldoires et Christine Larrazet (voir en ligne : http://www.msha.fr/citoyenneteencouleurs/). Ce programme inclue trois terrains de recherche sur la prise de parole dans l’espace public :
– Le slam : http://www.msha.fr/espacelibreslam/
– Les médias d’initiative populaire en Aquitaine : http://www.msha.fr/caravanedesmedias/
– Le blasphème en Europe : http://www.msha.fr/blasphemereneurope/
Il comprend un axe de réflexion méthodologique sur les méthodes visuelles en sciences sociales qui s’est traduit par deux initiatives éditoriales :
– Le Carnet des méthodes visuelles : http://cdmv.hypotheses.org/
– La Revue française des méthodes visuelles : http://rfmv.msha.fr/
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