Laura Corsi, Doctorante en géographie, Université de Bretagne Occidentale / Tébéo, UMR 6554 LETG
Chloé Buire, Chargée de Recherche, CNRS, UMR 5115 Les Afriques dans le Monde
Le dossier thématique « Géographies audiovisuelles » propose pour ce troisième numéro de la RFVM une focale disciplinaire. Il constitue une étape dans la formalisation d’une réflexion collective notamment marquée par la tenue du colloque Le film dans la pratique de la géographie1 à Bordeaux en mars 2018. Cet événement a démontré la richesse et la diversité des méthodes des géographes mobilisant le film comme objet et comme outil de recherche. Ce moment convivial nous a permis de constater combien, malgré la relative dispersion de ces géographies audiovisuelles, les géographes travaillant la matière filmique forment une communauté engagée et engageante. Cependant, les échanges sont régulièrement revenus sur le manque de légitimité de cette approche. Cette publication vise d’abord à établir un état des lieux des dynamiques, des pratiques et des problématiques de ce champ afin de contribuer à sa mise en visibilité éditoriale et donc à sa légitimation. Elle vise aussi à ancrer ces pratiques dans une perspective interdisciplinaire. Penser les géographies audiovisuelles en dialogue avec l’utilisation de méthodes visuelles en sciences sociales implique alors de revenir sur une particularité de cette discipline : sa relation privilégiée au visuel.
Si la géographie se définit aujourd’hui comme la « science qui a pour objet l’espace des sociétés, la dimension spatiale du social » (Lévy, 2013a, p. 436), c’est bien l’observation des paysages et la pratique de la description qui ont ancré les fondements de la géographie classique de la seconde moitié du XIXème et la première moitié du XXème siècle. Le paysage s’est construit comme l’un des objets d’étude de prédilection de la discipline (Besse, 2000) et avec lui se sont affirmées des méthodes de production et de restitution du savoir privilégiant la dimension visuelle des espaces. Dessins, croquis et cartes ont longtemps constitué l’un des marqueurs identitaires de la discipline, au point de devenir des formes d’écritures géographiques par excellence. Tout un pan de l’épistémologie de la géographie porte d’ailleurs sur la relation entre l’observation et la production de savoirs, ou sur l’utilisation de l’iconographie (Kindon, 2003 ; Mendibil, 1999 ; Orain, 2009 ; Rose, 2003).
Dès l’apparition des techniques de représentations mécaniques que sont la photographie et le film, les géographes se les approprient pour compléter leur description de la surface terrestre. Elles permettent de nouvelles articulations entre textes et images, et entre différents types d’images, comme l’analyse Béatrice Collignon :
La photographie de paysage prolonge, puis remplace, le croquis à main levée. Elle complète la carte topographique, image abstraite, en proposant une image concrète – qui fonctionne comme une vue exemplaire – du même morceau d’espace. Cette fonction d’exemplarité vaut aux photographies d’entrer très vite dans les publications des géographes, en complément des textes, pour « illustrer » ceux-ci.
(Collignon, 2012, p. 52)
Les premiers films de géographes, réalisés dans les années 1930 par Jean Brunhes, ont la même fonction de monstration (Gardies, 1989) et d’incarnation d’espaces lointains. Ils confèrent à ces productions un effet de réel supplémentaire. La place et l’interprétation des images évoluent cependant au cours des années 1960-70 dans la dynamique du post-modernisme et des cultural studies. La géographie a ainsi accompagné ce que l’on a parfois appelé la « crise de la représentation » et cherché de nouvelles formes de légitimation scientifique. Jacques Lévy résume cette transition comme un moment de désaveu de « la science du visuel » :
La géographie classique (1870-1970) cultivait l’idée qu’elle était une science du visuel traçant ainsi une ligne de démarcation épistémologique entre le visible et l’invisible. Ce point de vue nous apparaît aujourd’hui aussi ingénu qu’absurde, puisque ce que nous percevons par l’œil renvoie à la fois une très grande hétérogénéité interdisant d’en faire un territoire disciplinaire et un auto-enfermement qui rendent impossible de tirer jusqu’au bout la chaîne des « pourquoi ?». De fait, la géographie-science-du-visuel se révélait une démarche grevée par son empirisme et par son incapacité à construire des théories crédibles de la spatialité des humains.
(Lévy, 2013b, p. 689)
À partir des années 1980, différents courants de la géographie, tels que l’analyse spatiale, la géographie culturelle, la géographie sociale ou même la géomorphologie redéfinissent leurs outils d’analyse et d’écriture et s’éloignent des pratiques descriptives. Tous déplacent leur point de focalisation du visible aux logiques invisibles qui le sous-tendent.
L’expression de « géographie visuelle » est donc controversée. Au mieux, elle peut être interprétée comme un pléonasme puisque l’analyse géographique s’appuie par définition sur l’observation des sociétés humaines dans leur espace. Au pire, elle peut, comme le suggère Lévy cité ci-dessus, confiner la discipline dans une naïveté méthodologique qui se contenterait de décrire sans analyser. Les modes de la production et de l’interprétation visuelle en géographie sont pourtant très variés et élaborés. Ils regroupent par exemple des travaux de télédétection ou des films autobiographiques, des méthodes d’interprétation semi-automatiques d’images en prise de vue zénithale ou des projets multimedia associant les participants à la recherche dans des démarches de co-production. Pour ces raisons, et à la différence de la sociologie visuelle et de l’anthropologie visuelle, nous choisissons ici d’utiliser le terme de « géographies audiovisuelles ».
Nous revendiquons donc la pluralité des approches qui associent les images animées et les sons mais excluons les techniques purement visuelles et les protocoles systématiques. Les questions de fond qui sous-tendent ce numéro peuvent donc être résumées ainsi : Comment les géographes se saisissent-ils de la narration qu’implique le recours à l'audiovisuel ? Qu’apportent ces méthodes à la démarche heuristique de recherche ? Dans quelle mesure les différents contextes d’étude influencent-ils le type d’images et de sons mobilisés ? Il n’existe bien sûr pas de réponse uniforme à ces questions, c’est en effet dans l’adaptation créative des méthodes audiovisuelles à chaque projet de recherche que réside tout l’intérêt de ces démarches.
Nous empruntons à la sociologie visuelle la distinction des travaux sur et avec les images (Harper, 2002, 2012). Le champ des géographies audiovisuelles se structure en effet autour de deux axes principaux. Le premier est la géographie sur le film dans lequel les géographes analysent les dimensions spatiales d’œuvres cinématographiques. Les communications relevant de cette approche lors du colloque de Bordeaux ont montré la diversité des objets étudiés : œuvres de fiction, séries télévisées, films d’animations ou films documentaires. Les films sont alors analysés comme moyens d’accès aux représentations d’un territoire (Pleven, 2014 ; Denmat, 2018) et à ses enjeux politiques et géopolitiques (Bacqué et al., 2014 ; Rouiaï, 2016). Ils peuvent aussi servir de métaphores pour comprendre - et enseigner - des concepts géographiques tels que l’exotisme (Staszak, 2014a), la ségrégation et la transgression (Pinto, 2014 ; Borzakian, 2018), ou encore la temporalité (Labussière, 2018). Ce type d’approches a été reconnu et légitimé grâce à la publication du dossier « Géographies et cinéma » dans les Annales de Géographie (Staszak, 2014b). Il trouve également des espaces d'expression dans les blogs de chercheurs tels que Manouk Borzakian (https://geographiecinema.com/), Thierry Joliveau (https://spacefiction.wordpress.com/) ou Matthew Gandy (http://matthewgandy.blogspot.com) ainsi que dans des évènements dédiés comme le festival Géocinéma à Bordeaux.
À l’inverse, le champ des géographies avec le film, c’est-à-dire les méthodes de réalisation de films par les géographes n’a pas donné lieu à de travaux collectifs de synthèse. Ce champ a été balisé par de nombreux travaux anglo-saxons (Kindon, 2003 ; Rose, 2003 ; Garrett, 2011) et par des publications plus éparses en français, notamment dans des thèses (Dascon, 2009 ; Buire, 2011 ; Ernwein, 2015 ; Chouraqui, 2018), ou dans des HDR (Collignon, 2012). Les contributions de Benoît Raoulx à partir du travail qu'il dirige depuis Rouen (Raoulx, 2009, 2012, 2018) et de l'équipe de Paris 1 (Chenet et al., 2011; Simões, 2012 ; Chenet, 2016 ; Chenet, à paraître) font ici figures d'exception. Ce dossier consacré aux méthodes développées par les géographes-réalisateur.rice.s, vise à faire dialoguer ces différentes approches et participer à leur reconnaissance et visibilité.
Il faut cependant rappeler avec Xavier Browaeys que les deux dimensions de la géographie sur et avec le film sont complémentaires :
Au même titre que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture sont indissociables à l’école primaire, la formation à l’analyse et à la réalisation documentaire doivent être menées de concert : apprendre à voir en même temps que l’on apprend à montrer.
(Browaeys 1999, p. 27)
Écrire sur les géographies avec le film, c’est d’ailleurs déjà faire de la géographie sur les films, en intégrant à la réflexion l’explicitation des intentions du réalisateur et des méthodes déployées pour les atteindre. L’article de Marie Chenet qui ouvre ce dossier constitue ainsi un beau dialogue entre l’analyse et la réalisation de films. Il présente le regard d’une géographe-réalisatrice qui se penche sur un corpus de dix-sept films de géographes, les siens et ceux de ses collègues. Chenet fait émerger certains traits stylistiques communs, à savoir l’importance donnée aux témoignages directs, la narration visuelle centrée sur les individus ou encore l’amplification de la dimension sonore des paysages.
Comme les autres sciences sociales, les géographes-réalisateur.rice.s analysent l’apport spécifique de la posture d’opérateur.rice de caméra. Le travail de cadrage, et les réflexions qu’il implique sur les échelles de prises de vue et de profondeurs de champs, ou sur les mouvements de caméra, entraînent un renouvellement du rapport au visuel et une intensification de l’activité d’observation. Comme le microscope ou le télescope pour d’autres sciences, la caméra devient un outil qui permet aux chercheur.se.s en sciences sociales de rapprocher leur regard de leur objet d’étude, mais également d’interroger sans cesse leur positionnement par rapport à lui (Lallier, 2011). Comme le développent dans le second article de la revue Anne Barrioz et Suzy Blondin, les choix de mise en scène invitent à mieux observer les interactions dynamiques des individus avec leur environnement spatial. Leurs expériences de réalisations audiovisuelles en milieu montagnard isolé illustrent alors très bien l’intérêt de l’approche audiovisuelle pour saisir les adaptations des mouvements des hommes à leur cadre de vie, mais également leurs motivations et leurs implications.
Au-delà de cet intérêt central des méthodes audiovisuelles pour le renouvellement de l’observation, les géographes-réalisateur.rice.s utilisent le film pour développer différents axes de leurs projets de recherche. Nous avons tenté de synthétiser ces différentes postures par une approche typologique.
Contrairement à un texte écrit qui peut, si les auteurs le souhaitent, « désincarner le sujet » en concentrant le discours sur des analyses théoriques plutôt qu'empiriques, la narration audiovisuelle « implique les protagonistes de façon beaucoup plus forte » (Raoulx, 2018). Dans un film, il n'est pas possible d’ignorer la matérialité visuelle et sonore du terrain. En plus de leur travail de positionnement théorique et thématique, les chercheur.se.s qui utilisent la caméra sont donc obligé.e.s de clarifier leurs intentions vis à vis des personnes filmées et vis à vis de celles et ceux qui verront leur travail à l'écran. Pour Benoît Raoulx (2018), « un film constitue une triangulation entre chercheur-réalisateur, le filmé, le spectateur ». À partir de cette triangulation et des intentions formulées, nous pouvons distinguer trois types de films qui se différencient en fonction de la relation que le.a géographe-réalisateur.rice souhaite privilégier.
Les films de création privilégient la relation du ou de la géographe avec son public. Ils relèvent de l’approche cinématographique du documentaire. Ils ont pour objectif de proposer une vision originale d’une thématique. Si ces films sont souvent présentés aux personnes concernées par l’enquête, ils sont avant tout destinés à parler à un public extérieur, notamment lors de festivals spécialisés. La fonction de réalisateur.rice prime alors sur celle de chercheur.rice.
Les démarches présentées par Marie Chenet, Olivier Bories ou encore Floriane Chouraqui peuvent être données comme des exemples de cette intention de création. Cela ne signifie évidemment pas que leurs films ignorent la relation créée avec les personnes sur le terrain. Bories et Chouraqui insistent au contraire sur les modalités de la « rencontre » avec leurs interlocuteurs tandis que Chenet détaille les dispositifs de mise en scène de la parole collectée. Cette réflexivité est sans nul doute l’une des caractéristiques transversales des films de géographes. Dans leur article, Anne Barrioz et Suzy Blondin font d’ailleurs de ce travail de retour sur soi un élément central de leur narration puisqu’elles utilisent leurs propres émotions paysagères comme des indices de l’ambiguïté de la notion d’isolement en montagne.
Les films de participation privilégient la relation de proximité entre le ou la géographe et les personnes participant à la recherche. Ces dernières sont souvent elles-mêmes filmées mais elles sont surtout associées au travail d’écriture et de réalisation. Ce processus et les interactions qu’il produit sont donc l’objectif premier de la démarche, le résultat final n’étant valorisé que de façon secondaire. La fonction de chercheur.se prime ici sur celle de réalisateur.rice.
Suite à leur rencontre lors du colloque de Bordeaux, Chloé Buire, Lucile Garçon et Esfandyar Torkaman Rad ont entrepris de confronter leurs pratiques respectives des démarches participatives. L’article qu’ils co-signent montre qu’il n'existe pas de modèle uniforme de mise en oeuvre de la participation dans un projet de recherche audiovisuelle. La méthodologie de Suzy Blondin, qui n’hésite pas à récupérer des films tournés par les habitants de la vallée du Bartang pour alimenter ses propres rushes, rappelle d’ailleurs que l’intention de participation peut se faire en plus d’approches de création ou de médiation plus conventionnelles. Les films de participation prennent ainsi des formes très différentes, parfois proches de certains films expérimentaux développés dans le monde du documentaire de création.
Les films de médiation s’adressent d'abord aux personnes filmées, et par extension à toutes celles et ceux partageant leurs caractéristiques sociogéographiques (lieu de vie, classe sociale, genre, etc.). Ces films véhiculent des savoirs intermédiaires qui sont réajustés et enrichis au moment de la restitution. La diffusion est donc un moment essentiel dans ce type de films. Le souci de s’adresser à celles et ceux qui participent directement à la recherche l'emporte sur la volonté d’exprimer la créativité des chercheur.se.s.
Le travail d’accompagnement des films développé par Floriane Chouraqui auprès des Cap-Verdiens, à la fois sur place et via la diffusion en ligne est un exemple remarquable de médiation. De la même manière, le film-choral réalisé par Lucile Garçon, s'il est présenté ici dans l'article consacré aux méthodes audiovisuelles participatives, a également été conçu pour répondre aux besoins de médiation sociale, économique et géographique exprimés par les différentes parties impliquées dans les pratiques d’élevage. Il faut également mentionner sur ce point, le travail de thèse en cours mené par Laura Corsi consistant en la réalisation d’un magazine destiné à la chaîne de télévision locale Tébéo2. Avec 19 émissions de 26 minutes produites entre 2016 et 2019 à destination des habitants des îles du Ponant, le magazine ID-Îles est un laboratoire de géographie audiovisuelle au service de la médiation territoriale (Corsi et Brigand, 2019).
Cette typologie permet de penser la diversité des approches. Les trois catégories ne sont toutefois évidemment pas cloisonnées. Elles sont plutôt à penser en terme de polarités, qui orientent les intentions de réalisation mais sont vouées à évoluer à différents stades d’avancement du projet. Il faut aussi noter qu’un.e même chercheur.se peut réaliser des films appartenant à différentes catégories au cours de sa carrière. Les échanges entre Benoit Raoulx et Xavier Browaeys et entre Marion Ernwein et Matthew Gandy présentés dans la rubrique Entretiens de ce numéro, ou encore les films co-réalisés par Jean-Pascal Fontorbes et Anne-Marie Granié discutés dans la rubrique Alternatives en sont la preuve. Ces textes illustrent comment des démarches de création empruntant les codes du documentaire peuvent se transformer à la fois en aventures participatives à mesure que les équipes de tournage se complexifient, et en travail de médiation lorsque les films sont utilisés pour sensibiliser un public à des thématiques qui le concernent directement.
Les articles du dossier se font l’écho de conceptions somme toute très diverses de l’écriture audiovisuelle dans le processus de recherche. Les auteur.e.s mobilisent les termes de « film-recherche », de « chercheur-cinéaste », de « géo-documentaire », ou de « géographe-cinéaste ». Nous avons choisi de mettre en avant ici le terme de géographe-réalisatrice ou géographe-réalisateur afin de couvrir l’ensemble de ces pratiques sans suggérer de hiérarchie entre des démarches de création, de participation ou de médiation.
Parler de géographe-réalisateur.rice traduit la double identité mais aussi la double responsabilité que doit assumer le.a chercheur.se dans ce type de méthodologie. Elle.il assure à la fois le processus de production de savoir scientifique et de production audiovisuelle. Cela se traduit souvent par le rôle d’opérateur.trice de caméra mais suppose également une certaine connaissance des techniques de captation sonore, de montage et de mixage. Comme il existe des géographes-cartographes, il nous semble que cette catégorie peut devenir un métier reconnu et une spécialisation professionnelle à valoriser par la création de postes dédiés dans des laboratoires de recherche. En effet, l’écriture audiovisuelle présente des intérêts spécifiques, à la fois en terme de production et de diffusion de la recherche.
Une lecture en filigrane du dossier permettra ainsi à celles et ceux en quête d’orientations pratiques de voir se dessiner une certaine formalisation des méthodes audiovisuelles. À eux tous, les cinq articles retracent en effet les grandes étapes de réalisation d’un film de géographe.
La phase d’écriture est par exemple bien analysée par Bories dont on voit comment la réflexion centrale sur la construction des paysages prend corps dans une série de films. Barrioz et Blondin montrent quant à elles comme il est difficile de distinguer ce qui relève du repérage de ce qui fait partie de l’immersion sur le terrain d’une manière générale.
La phase de tournage est très présente dans tous les articles. Que ce soit dans les démarches participatives présentées par Buire, Garçon et Torkaman Rad ou bien dans le travail « d’observation filmante » (Lallier, 2011) de Bories, Chouraqui et Barrioz et Blondin, le rôle de la caméra est constamment ré-interrogé. Elle peut à la fois faciliter la construction d’une identité de chercheur face aux personnes filmées3 ou servir au contraire à déconstruire les asymétries dans le cadre de démarches partagées. Le tournage amplifie aussi les capacités d’improvisation des géographes qui cherchent à maintenir une posture éthique, à la fois distanciée et engagée, même face à une catastrophe comme pour Floriane Chouraqui, filmant l’éruption imprévue du volcan surplombant le village qu’elle analyse dans sa thèse.
La phase de dérushage et de montage est classiquement assimilée à celle du traitement des données, commune à tous les projets de recherche. La nature des matériaux audiovisuels donne toutefois à ce travail une dimension affective particulièrement forte et les auteur.e.s n'hésitent pas à parler de cette étape comme d'un deuil. Mais c'est aussi à cette étape qu'émerge la trame narrative du film et que la capacité des images et des sons à rendre compte de dimensions spatiales difficilement transmissibles à l’écrit est la plus évidente. Cela est développé par Olivier Bories qui explique comment les paysages qu’il filme deviennent de véritables « personnages ». La description du projet de montage participatif conduit par Lucile Garçon ou des ateliers de narration filmique proposés par Chloé Buire offrent également des exemples précis du type d’images et de sons que l’on peut être amené à choisir afin de refléter au plus près les représentations des acteurs, parfois aux dépends de certains canons cinématographiques.
La phase de diffusion des films est souvent un point aveugle des articles consacrés aux méthodes audiovisuelles. Nous avons la chance dans ce dossier de bénéficier de plusieurs analyses critiques (et même chiffrée dans le cadre de l'article de Chouraqui) de la réception des films de géographes. L'article de Marie Chenet joue ici un rôle tout particulier puisqu’il montre comment une géographe lit ces films à partir de ses propres savoirs et savoir-faire disciplinaires. Si les progrès du numérique permettent aujourd'hui de rendre nos productions audiovisuelles relativement accessibles en ligne, force est de constater que nous sommes face à des films qui restent à la fois peu vus du grand public et mal valorisés auprès de la communauté scientifique. Chouraqui explique par exemple le relatif échec de sa démarche de médiation par le film du fait de la faible mobilisation des gestionnaires locaux tandis que Buire, Garçon et Torkaman Rad montrent comment certaines interprétations sont remises en question par les participants à la recherche, posture peu commune en dehors des programmes de recherche-action (Thieme, 2012 ; Ernwein, 2015).
Au-delà des enjeux de catégorisation des films de géographes et de décomposition pratique des étapes de la réalisation, nous souhaitons finalement suggérer plusieurs pistes de réflexion encore peu défrichées qui surgissent selon nous à la lecture de ce numéro.
Qu’il s'agisse de démarches de création, de participation ou de médiation, tou.te.s les auteur.e.s rappellent la difficulté qu’il peut y avoir à articuler les différents regards qui interviennent dans la construction d’un film. L’article de Buire, Garçon et Torkaman Rad touche du doigt l’enjeu des écarts entre savoirs profanes et regard de spécialistes. Bories évoque quant à lui le dialogue qui surgit entre géographe et sociologue à l'occasion de la réalisation de films en commun. Mais on peut également citer les travaux en anglais de Sara Kindon (2003) sur l'influence du genre dans la construction du regard ou ceux de Susan Thieme (2012) sur les croisements possibles entre expertise technique et savoir scientifique. Chaque point de vue n’est jamais qu’une entrée partiale sur un événement local, lui-même révélateur de structures de pouvoir plus vastes. Dans quelle mesure un film est-il capable de déconstruire ces macrostructures sociales et de les faire comprendre à son public?
Cette première question est liée à une seconde. Sommes-nous capables de développer des langages audiovisuels originaux pour chaque nouveau projet ou existe-t-il un style commun aux géographes ? L’article de Chenet propose des pistes de lecture pour déterminer ce que pourrait être un « style audiovisuel géographique » mais on notera que ne serait-ce qu’autour du concept de « paysage » fort présent tout au long du dossier, les choix de mise en scène diffèrent grandement. On peut par exemple distinguer la posture de contemplation défendue par Bories, Barrioz et Blondin qui fait la part belle aux sons directs captés sur le territoire étudié, à l’écriture beaucoup plus médiatisée choisie par Lucile Garçon ou Floriane Chouraqui qui n’hésitent pas à interrompre les tableaux paysagers avec des témoignages contradictoires ou avec des extraits musicaux captés sur le terrain.
Il serait également intéressant de mener une réflexion diachronique sur l’évolution de ces films, en analysant comment les évolutions de la discipline se reflètent en images et en sons. À cela pourrait s’ajouter un travail de cartographie des différents langages audiovisuels. Dans quelle mesure les lieux de production et les territoires analysés influencent-ils les films des géographes?
Enfin, nous n’avons eu de cesse, en préparant ce numéro, de faire des allers retours entre les débats internes à notre discipline et les discussions plus transversales concernant les méthodes visuelles au sens large. Les questionnements et les expériences des géographes ici réunis gagneront certainement à être lus et discutés par des lectrices et des lecteurs issus d’autres traditions de sciences sociales. Nous espérons donc que ce dossier sera le point de départ de nouvelles conversations dans lesquelles la légitimité des méthodes audiovisuelles ne sera plus à prouver mais où nous pourrons réfléchir ensemble à la grammaire de discours scientifiques capables d’allier créativité, pertinence sociale et transparence vis à vis de toutes les personnes impliquées.
Nous souhaitons remercier très chaleureusement Marie Chenet, Béatrice Collignon et Louis Brigand. Nos échanges avant, pendant et après le colloque sont à l’origine de l'idée de ce dossier. Nous sommes impatientes de poursuivre ces discussions avec l’ensemble de celles et ceux qui ont participé de près ou de loin au colloque et espérons que ce numéro reflète toute la richesse de vos expériences et de votre expertise. Un immense merci également au comité de direction de la revue qui nous a confié la coordination de cette publication, mais qui nous a également conseillé et soutenu tout au long de ce processus. Un grand merci à toutes celles et ceux qui ont patiemment relu les articles et contribué à les améliorer par leurs évaluations. Nous voulons enfin remercier et féliciter le personnel de la MSHA et tou.te.s les auteur.e.s qui ont travaillé d’arrache-pied malgré nos calendriers chroniquement saturés.
1 Le comité d’organisation du colloque était composé de Marie Chenet, Béatrice Collignon, Louis Brigand, et nous-mêmes. Le programme et les résumés des communications sont disponibles à l’adresse suivante : https://colloquefilmgeo.wordpress.com/.
2 Les émissions sont accessibles en ligne : https://www.id-iles.fr/
3 « J’ai eu le sentiment qu’en me faisant endosser le statut de réalisatrice, la caméra me donnait un rôle plus compréhensible pour les participants que celui de chercheuse, qui leur est largement inconnu. J’ai aussi eu le sentiment qu’avec la caméra, les participants étaient explicitement mis au courant du fait qu’ils étaient activement observés » (Ernwein, 2015, p. 225).
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