Revue Française des Méthodes Visuelles
Méthodes Visuelles, de quoi parle-t-on ?
Images fixes
N°1, 07-2017
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/1/

Présentation du numéro 2


Présentation du dossier

La seconde partie du dossier inaugural « Méthodes visuelles, de quoi parle-t-on ? » propose d’interroger l’usage des images animées. Poursuivant l’objectif de mettre en discussion les méthodes de travail des chercheurs avec les images, quatre contributions explorent la pratique du film. Entretiens filmés, films de recherche, films de chercheur, projets audiovisuels : la diversité des termes fait écho à la diversité des manières d’envisager le rôle des images et montre, là encore, que les méthodes visuelles constituent un foyer d’innovation pour la recherche, mais aussi une source de questionnement sur le développement et la transmission des savoirs. Apprendre à faire des images animées et les mettre à profit d’objectifs de connaissance et de formation constituent des enjeux actuels pour beaucoup de disciplines scientifiques. De la prise de vue jusqu’à la diffusion des images en ligne, les contributions réunies dans ce numéro évoquent les différents temps de la pratique des images animées. Mis en parallèle avec le premier numéro, les articles du dossier ouvrent l’argument des spécificités de la vidéo et de l’écriture filmique, tout en montrant à nouveau les réflexions méthodologiques et épistémologiques transversales qui doivent accompagner la pratique des images, fixes comme animées.

Le premier texte plonge d’emblée dans la pratique de l’observation filmée et la réalisation d’un film documentaire en sciences sociales. Promoteur d’une « anthropologie filmée des interactions sociales », Christian Lallier décrit un travail ethnographique et filmique mené dans le cadre d’une expérience éducative conduite en banlieue lyonnaise par l’Opéra national de Lyon. Basant la discussion sur l’analyse réflexive de notes rédigées lors du montage du film, l’auteur offre un aperçu de l’élaboration du documentaire et du sens des situations sociales filmées au long des 18 mois de terrain. Le montage est l’occasion d’un intense retour d’expérience qui interroge, tour à tour, le rôle des membres de l’équipe de tournage, la relation construite avec les personnes filmées, les conséquences des choix techniques et finalement l’ambition de rendre compte avec intégrité de « ce qui se joue » dans les situations filmées. Pour Christian Lallier, ce qui caractérise le mieux la pratique de l’anthropologie filmée, c’est la confrontation avec une complexité issue de la diversité des interlocuteurs (artistes, élèves, enseignants), de la quantité d’informations et de rushs obtenues, de l’articulation du cadre juridique et du cadre ludique des images et de l’incessant travail des relations sociales. Au moyen de la description de scènes significatives et des conditions de leur captation et/ou montage, l’auteur montre par le concret combien le travail de « mise en récit » est crucial à toutes les étapes du film documentaire d’observation.

Pour le deuxième article, le géographe Benoît Raoulx s’intéresse également à une expérience éducative, dont il est lui-même l’un des initiateurs et animateurs. Le programme FRESH (Film et Recherche en Sciences Humaines) propose, dès 2012, des expériences filmiques de rapprochement entre recherche en sciences humaines et création en cinéma documentaire. Des ateliers de création et recherche initient aux formes d’écriture cinématographique, notamment par la réalisation de court-métrages documentaires sur un thème imposé. Réunissant jeunes chercheurs et réalisateurs en cours de professionnalisation, ces ateliers sont des temps hors des cursus académiques ou professionnels, un « moment de liberté » favorisant l’ajustement des regards et la naissance d’un point de vue dont le film est l’aboutissement. L’auteur constate que la pratique des images animées est une expérience déstabilisante et enrichissante pour les universitaires et chercheurs, qui doivent « penser en film » plutôt que « penser un film sur » une thématique de recherche. Face à l’engouement pour les méthodes visuelles dans le monde académique, Benoît Raoulx conclut au besoin de favoriser des occasions concrètes d’interroger les frontières disciplinaires et l’écriture académique. La plus-value des images animées est ainsi à chercher au croisement de trois domaines : cinéma, recherche et intervention sociale. Au moyen d’extraits de films créés grâce au programme FRESH, l’auteur explore les tensions et montre les bénéfices d’une initiation à l’écriture créative.

Les méthodes visuelles sont mobilisées depuis longtemps comme moyens pédagogiques pour favoriser la participation et les approches créatives. Elles occupent une place croissante dans les cursus universitaires, parfois sous forme de formations spécialisées comme celles développées depuis 10 ans à l’Université d’Evry Val d’Essonne. Après y avoir suivi le Master « Image et Société », la sociologue Alexandra Tilman a continué de mêler enquête sociologique et approche filmique au niveau doctoral. Elle a soutenu, en juin 2014, la première thèse française de sociologie intégrant la réalisation d’un film. Cette thèse socio-filmique porte sur le mouvement des « free parties » et les transformations de la culture jeune dans le contexte post-industriel, à partir d’une étude de cas dans la ville du Havre. Dans son article, l’auteure revient sur la construction de cette thèse, la place des images dans le processus de recherche et le statut du film comme mode de restitution expérimental d’une analyse du monde social. Puisant dans ses souvenirs des premiers pas sur le terrain, Alexandra Tilman remonte le fil de son travail et offre une mise en perspective des nécessaires arbitrages qui interviennent entre le cheminement de réalisation filmique (du dossier préparatoire jusqu’au montage final) et le cheminement scientifique (de l’écriture de la problématique jusqu’à la soutenance de la thèse). A la manière des pratiques culturelles émergeantes que l’auteure étudie, la réalisation d’un film sociologique en vient à constituer une « façon de faire » de la sociologie et une « façon d’être » sociologue. La contribution d’Alexandra Tilman interroge ainsi plus largement la place prise par les images dans les carrières des chercheurs, les hybridations possibles entre art et science. Entre choix techniques et esthétiques d’une part et élaboration conceptuelle et rigueur analytique d’autre part, l’article montre bien comment le regard socio-filmique s’élabore à partir de tensions primordiales : entre histoire individuelle et histoire collective, entre plan de tournage et imprévus (qui rendent vain une posture qui réduirait le film à une « démonstration en image » de la thèse défendue), entre administration de la preuve sociologique et construction narrative cinématographique. Encourageant un dialogue étroit entre texte et image, l’article s’articule lui-même avec le film documentaire Cadences, proposé en visionnement.

La pratique des images animées ouvre des pistes réflexives pour penser les conditions d’enquête, mais elle pose également la question de l’usage des images, notamment dans un but de restitution et de valorisation des observations faites. C’est ce que discute le dernier article du dossier, en présentant la conception d’une plateforme numérique issue d’une recherche sur la psychiatrie. L’article d’Emilie Bovet, Fazia Benhadj, Alexia Stantzos et Isabelle Zampiero décrit d’abord la constitution d’une équipe interdisciplinaire – socio-anthropologue, infirmière, vidéaste, productrice – constituée à l’occasion d’un projet audiovisuel sur l’histoire de la psychiatrie en Suisse romande. Dans un contexte de formation en santé qui accorde peu de place aux récits oraux et aux savoirs profanes, le projet a souhaité mettre en avant la parole des acteurs concernés par le développement des soins psychiatriques. Le projet « Une histoire pour des histoires : polyphonie de la psychiatrie » a opté pour un modèle dialogique de connaissance, donnant la parole et croisant les voix de différentes personnes (professionnels de santé, mais aussi patients et proches de malades). Au moyen de « portraits filmés », qui combinent plan fixe et parole, les auteures montrent qu’il est possible de restituer l’histoire de ce domaine spécifique de la santé, non pas au travers des seules clés de compréhension des médecins et des institutions de soin, mais en montrant la diversité des vécus de la psychiatrie. Cette approche « polyphonique » s’incarne dans des choix techniques et narratifs au moment d’élaborer la restitution audiovisuelle en ligne. Finalement, les auteures soulignent que la mise en ligne des vidéos a été le point de départ de nouveaux usages et de nouveaux projets, ouvrant des pistes en matière de formation des professionnels de la santé comme en matière de pratique d’enquête socio-historique sur le monde social de la psychiatrie.

Présentation des rubriques

Varia

Lors d’un séjour en Grèce en 2014, Mary Zournazi, réalisatrice et professeure de sciences sociales à Sydney, découvre la vie des chiens errants d’Athènes et les diverses personnes qui tentent d’améliorer le sort de ces animaux. Cette relation d’aide prend une signification particulière dans le contexte de crise économique qui frappe au même moment la Grèce. Mary Zournazi en tire le film Dogs of Democracy (2016), un documentaire qui raconte la crise à travers le point de vue original des chiens errants d'Athènes. Dans son article, elle revient sur certains arrière-plans théoriques qui éclairent son expérience de réalisation du film. En particulier, les situations filmées lui permettent d’interroger les notions de communauté et d’appartenance en temps de crise. En endossant les réflexions des réalisateurs Wim Wenders et Pier Paolo Pasolini, l’auteure décrit comment le processus cinématographique rejoint aussi des questions éthiques concernant la documentation de la souffrance, de la violence et des tragédies contemporaines. L’auteure souligne alors la tension au cœur de son travail de réalisatrice : documenter fidèlement ces réalités, mais ne pas les reproduire par les images.

Entretien

La rubrique « Entretien » accueille la transcription d’une rencontre avec Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand. Ce couple de sociologues encourage depuis 20 ans et pratique la réalisation de films documentaires sociologiques, ce qu’ils nomment une « sociologie filmique ». L’interview aborde leur carrière, leur rencontre avec les images et les efforts consentis en faveur d’un meilleur dialogue entre réalisation cinématographique et enquête sociologique. Parallèlement à leurs activités d’enseignants, Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand évoquent leurs propres travaux pour lesquels ils ont mis en pratique les connaissances acquises sur l’image, en réalisant des films. Ils discutent finalement aussi les initiatives actuelles en faveur d’une meilleure reconnaissance des approches visuelles et filmiques en France et en Europe, notamment la création de groupes de travail dans les associations de sociologues. L’entretien se conclut sur des recommandations pour les jeunes chercheurs qui veulent s’essayer aux images.

Perspectives

La rubrique « Perspectives » propose une réflexion sur la mise en scène cinématographique en ethnologie. La cinéaste et anthropologue Éliane de Latour développe un argument sur les relations entre science et art. Partant du paradoxe d’un usage des images pris entre positivisme et mise en scène du réel, le raisonnement de l’auteure mêle histoire du film ethnographique et mise en discussion de certaines techniques de travail avec les images (plan synchrone, photo comme source d’échanges et de récits, « fictionisation » du réel, lien entre temporalité et subjectivité). En mobilisant ses propres films et en proposant une analyse de certains choix de mise en scène, Éliane de Latour en vient à dénoncer la « fausse bataille » entre la démarche artistique et la démarche scientifique. Pour l’auteure, le geste artistique comme le geste intellectuel ne cesse de « traverser, hybrider, agglomérer une réalité en mouvement », qui s’affranchit d’une division trop stricte entre imagination et raison. Plutôt que réaffirmer les frontières de la fiction et du documentaire, Éliane de Latour suggère d’« accepter les gestes de connaissance dans leur complexité créative et réflexive, afin qu’un jour une thèse filmée ait la même valeur qu’une thèse écrite ».

Alternatives

La rubrique « Alternatives » reçoit la contribution d’une vidéaste et preneuse de son, Mélodie Tabita. Sa collaboration avec l’anthropologue-cinéaste Christian Lallier pour le film documentaire L’Elève de l’Opéra lui a inspiré une réflexion sur le rôle de preneuse son. En particulier, elle met en évidence combien l’approche immersive prônée par l’anthropologie filmée a des conséquences particulières sur le travail de captation sonore, sur la manière de bouger et de trouver sa place dans les situations enregistrées. Parcourant certaines situations significatives de son travail, Mélodie Tabita décrit par exemple la pose d’un micro sur une personne et comment ce geste délicat peut produire un « effet miroir » qui renvoie chacun à sa place dans la situation filmée. De même, elle rappelle que l’équipement la lie, matériellement, à celui qui filme. Ce placement auprès du preneur d’image implique alors un rapport au corps particulier. En détaillant son expérience sensible, l’auteure signale que la prise de son se fait « ni en dehors, ni tout à fait dedans » des situations filmées, qu’elle demande attention et réactivité pour « avancer au rythme des interactions ».

Tiré à part

Nous avons exceptionnellement voulu publier un « tiré à part » afin de marquer la parution, début 2018, de l’ouvrage Edgar Morin, Le cinéma un art de la complexité, Articles et inédits 1952-1962. Il s’agit d’unrecueil de textescollectés, édités et présentés par Monique Peyriere et Chiara Simonigh. Le texte de Monique Peyriere, Sur le cinéma : les théories en acte d’Edgar Morin est une présentation de l’ouvrage. Il est publié ici avec l’aimable autorisation des éditions Nouveau Monde. Plus de cinquante ans après Chronique d’un été, c’est l'occasion de revenir sur la période 1942-1969 en s'intéressant à Edgar Morin, mais aussi Friedmann, Naville, Barthes et bien d'autres. Il expose le contexte d'écriture des articles publiés dans l'ouvrage et souligne l’apport d’Edgar Morin aux réflexions sur le cinéma et le film ethnographique.