Emilie Bovet, socioanthropologue, Maître d'enseignement à la Haute Ecole de Santé Vaud - Suisse
Fazia Benhadj, réalisatrice indépendante
Alexia Stantzos, infirmière cheffe en psychiatrie, Secteur Psychiatrique Nord / Centre Hospitalier Universitaire Vaudois, Suisse
Isabelle Zampiero, productrice
Notre projet part du constat que le champ de la psychiatrie et les acteurs qui s’y croisent constituent une réalité tellement complexe qu’il est impossible de la saisir uniquement à travers le récit d'un seul énonciateur : c'est au contraire la polyphonie de points de vue et d’expériences qui paraît le plus à même de restituer la richesse de ce champ. Afin de rendre possible cette polyphonie, nous avons développé un dispositif audiovisuel privilégiant la parole ainsi qu’une forme d’horizontalité dans la mise en récit des différents énonciateurs. Ainsi, une trentaine de personnes liées d’une manière ou d’une autre à la psychiatrie ont été interviewées selon le même canevas de questions, au même endroit, devant un fond bleu uni. Dans cet article, nous reviendrons, dans un premier temps, sur la réflexion qui a mené à la mise en place d’un tel dispositif. Nous évoquerons, deuxièmement, la sélection de l’échantillon et l’étape du tournage. Nous développerons, ensuite, les nombreuses réflexions apparues lors du montage des séquences vidéo et les choix opérés pour la valorisation de notre projet. Enfin, nous aborderons les différentes possibilités d’usages de ce projet et les retours que ces usages ont suscités.
Mots-clés : Psychiatrie, Oralité, Portraits filmés, Polyphonie, Formation, Site internet, Intimité, Créativité.
It is our conviction that psychiatry and its actors are complex. It is therefore not possible to approach it from a single perspective. On the contrary, a polyphony of perspectives and experiences would better reflect this field. To apply this polyphony, our research team developed an audiovisual device that priorities the actors’ speech, making no hierarchy between the different discourses. For our study, we have interviewed more than thirty people, who are personally and/or professionally engaged with psychiatry. For each person we used the same framework in terms of questions, location of shooting device. In this paper, we will first expose the initial thoughts that brought us to set up such a device. Secondly, we will describe our methodology and the process of shooting. Thirdly, we will present the many questions that arose while we were editing the video sequences and how we valorized our project. Finally, we will question the various ways in which our project could be used in the future, as well as comment on the feedback that we have received so far for our project.
Keywords : Psychiatry, Orality, Film-portraits, Polyphony, Training, Website, Intimacy, Creativity
La psychiatrie est souvent considérée comme une discipline à part en médecine et dans les soins infirmiers. Sa grande particularité est de tenter de soulager des maladies « qui ne se voient pas », et dont les causes sont, qui plus est, largement méconnues. Cette particularité a marqué l’histoire de la psychiatrie d’innombrables débats et controverses tant sur les causes des maladies psychiques que sur les manières de les soigner (Collée & Quétel, 1987 ; Ehrenberg, 1998 ; Lantéri-Laura, 2003). D’ailleurs, l’immense diversité du champ psychiatrique, tant du point de vue théorique que pratique, tend parfois à le desservir face à d’autres communautés scientifiques dont les théories et les outils thérapeutiques ne représentent pas une source de fortes divergences (Ehrenberg & Lovell, 2001). Si le manque de certitudes relègue parfois la psychiatrie au rôle de « parent pauvre de la médecine », il est aussi ce qui lui confère sa richesse et sa complexité.
Le projet « Une histoire pour des histoires : polyphonie de la psychiatrie » est tout d’abord né d’une volonté collective de valoriser cette complexe richesse ou cette riche complexité. Emilie Bovet est socio-anthropologue, Fazia Benhadj vidéaste, Alexia Stantzos infirmière en psychiatrie et Isabelle Zampiero productrice. Chacune à notre manière, nous avons côtoyé la psychiatrie personnellement et/ou professionnellement, adoptant vis-à-vis de cette discipline une posture critique forgée par nos expériences respectives. Entre nous déjà, les points de vue différaient, et nos discussions débouchaient généralement sur une multitude de questionnements ouverts, que nous tentions de reprendre lors d’une rencontre ultérieure. Il nous a paru, par conséquent, nécessaire de partager d’une certaine manière nos questionnements, sans forcément reprendre nos casquettes habituelles, afin de proposer une alternative aux discours trop souvent représentatifs d'un seul point de vue, en l'occurrence celui du médecin. Ce dernier bénéficiant généralement du statut d'énonciateur privilégié, l'histoire écrite de la psychiatrie prend, en effet, généralement la forme de récits biographiques de figures, ou de courants ayant marqué le champ psychiatrique (Abir-Am, 1998 ; Pressman, 1998 ; Skuza, 2013 ; Bovet, 2014). Dans la mesure où l'histoire des courants est souvent réduite à la biographie des personnes qui les ont initiés, il est parfois difficile d'accéder à la réalité institutionnelle de la psychiatrie, de loin non réductible à ces deux dimensions. En tant que champ interdisciplinaire de pratiques cliniques, la psychiatrie constitue une réalité multidimensionnelle, impossible à saisir uniquement à travers le récit d'un énonciateur unique. Selon nous, c’était au fond la polyphonie de récits non nécessairement convergents qui paraissait le plus à même de restituer cette richesse propre à la psychiatrie.
La nécessité de ce projet est également basée sur le constat qu’à l’heure actuelle, la transmission des compétences dans la formation des futur·e·s professionnel·le·s en santé (mentale) ne tient que très rarement compte de la narration orale, du contexte historique, et des savoirs profanes qui contribuent à la particularité de la psychiatrie. En effet, en Suisse, les spécialisations ont disparu du cursus en soins infirmiers et il n’existe par conséquent plus de formation « d’infirmier en psychiatrie ». En outre, la partie dévolue à la psychiatrie dans la formation des futurs médecins n’est pas assez importante pour permettre aux étudiant·e·s d’entrer véritablement dans les contenus. Les étudiant·e·s sont formé·e·s pour être, par exemple, infirmiers-ères ou médecins mais ne se spécialisent qu’une fois « sur le terrain ». Au cours de leur formation générale, ils et elles n’ont que très peu de temps pour acquérir les outils théoriques, cliniques, réflexifs et critiques indispensables à une pratique adéquate sur le terrain (Imiéla, 2006 ; Tortonèse, 2009). Si ce constat s’applique en premier lieu à la Suisse, il peut être étendu aux pays avoisinants, où les questions qui se posent aux étudiant·e·s sur ce qu’est, au fond, la psychiatrie sont similaires (Dassa-Galindo, Schroder & Prévot-Carpentier, 2009). Comment combiner les approches systémiques, psychanalytiques et cognitivo-comportementales ? Quelle place pour la contention chimique et l’architecture des lieux d’enfermement ? Quels espoirs placer dans les nouvelles technologies d’imagerie médicale ? Comment construire une bonne relation intersubjective dans des lieux qui peuvent parfois s’avérer anxiogènes pour les patient·e·s ? Comment « faire avec » des thérapies biologiques dont on ne connaît au fond pas le véritable mécanisme d’action ? Les futur·e·s professionnel·le·s sont constamment confrontés à ces questionnements, lesquels continuent par ailleurs à animer les soignant·e·s tout au long de leur carrière professionnelle. On peut en outre déplorer que les connaissances (« skills ») que l’on s’attache à transmettre dans les cursus de formation ne sont pas suffisantes lorsqu’elles ne sont pas accompagnées d’un degré de conscience - historique, critique, clinique - donnant accès à une meilleure sensibilité (De Weze, Breme, 2011). Durant leurs stages, les étudiant·e·s sont d’ailleurs parfois désarçonné·e·s par les outils thérapeutiques qui se veulent essentiellement relationnels (Delion, Pierre, 2009) ; à la fin de leur formation, ils et elles intègrent souvent les équipes au sein d’institutions psychiatriques en ignorant la complexité et la finesse propres à la clinique.
Eviter de décrire de façon exhaustive l’ensemble des courants théoriques et des méthodes thérapeutiques qui constituent la psychiatrie, mais plutôt donner la parole à différents « acteurs » et « actrices » ayant leur propre expérience de la psychiatrie, afin qu’étudiant·e·s et professionnel·le·s puissent enrichir leur pratique en se donnant les moyens d’y réfléchir, voilà donc ce qui nous a animées dès le début du projet. Croiser leurs voix nous permettrait peut-être de donner le « relief » qui fait souvent défaut dans les écrits en psychiatrie. Restait à trouver la manière adéquate de donner la parole à cette diversité d’acteurs et d’actrices sans figer à nouveau les différents types de discours dans des catégories prédéfinies…
Certaines méthodes visuelles sont mobilisées par les professionnel·le·s, de la santé comme d’ailleurs, pour mieux comprendre comment leurs pratiques s’inscrivent dans une « vie sociale » (Harrison, 2002). On peut en distinguer trois principaux usages en ce qui concerne le domaine de la santé.
Le premier consiste à mobiliser les images dans une perspective descriptive, afin d’enregistrer le détail des pratiques. Utiliser des extraits vidéos ou des photographies de consultations médicales, par exemple, permet alors une densification de l’observation. Inspiré par le courant des « workplace studies », plusieurs travaux ont ainsi montré que la vidéo est pertinente pour explorer le détail et la complexité des interactions, par exemple la coordination des gestes entre professionnel·le·s de la santé (Heath, Luff, Svensson, 2007 ; Heath, Hindmarch et Luff 2010). Poussée à ses limites, cette approche naturaliste de l’image est aujourd’hui réinvestie dans le domaine médical pour l’évaluation chiffrée de certains gestes de soin, par exemple pour les techniques chirurgicales (Dimick et Varban, 2015).
Parallèlement à cet emploi des images comme fenêtre supposée objective sur le réel, d’autres travaux ont mis à profit la polysémie des images et leurs capacités à susciter des commentaires subjectifs contrastés. La séquence filmée d’une consultation peut ainsi être discutée entre soignant·e·s en vue d’une amélioration de la pratique professionnelle (Henry et Fetters, 2012). Ce second usage pourrait être qualifié de catalyseur de réflexivité: à travers des méthodes visuelles, telles que l’auto-confrontation croisée, l’on cherche avant tout à souligner la vision des professionnel·le·s sur le terrain de leurs pratiques (Caroll, 2009 ; Iedema, 2011). Filmer d’autres soignant-e-s ou se filmer produit ainsi une nouvelle réflexivité qui permet d’« identifier les développements possibles ou empêchés de l’activité pour éventuellement en transformer le cours » (Clot, Faïta, Fernandez & Scheller, 2000, p. 8). Dans le même objectif de susciter la parole et la réflexivité, plusieurs travaux ont opté pour faire parler non pas seulement des professionnel·le·s de la santé, mais aussi des patient·e·s à partir d’images captées par eux/elles ou par les chercheur-euse-s (Radley et Taylor, 2003 ; Guillemin, 2004 ; Papoulias, 2018). Le recours à l’image s’inscrit alors dans une démarche collaborative ou participative, visant la restitution de l’expérience sensible des malades et la reconstitution autobiographique de leur trajectoire dans les institutions de soin.
Finalement, un troisième usage des images dans les recherches en santé converge, lui, vers les besoins de la formation. Grâce à des outils tels que des extraits vidéos, des simulations ou des photographies, on cherche à agir directement sur les univers professionnels et la formation des futurs soignant·e·s (Paradis et Leake, 2016). Dans une approche militante, les images sont alors parfois utilisées comme moyens de dénonciation, de mise en évidence de certaines lacunes de formation et de prise en charge. Comme Wang et Burris l’ont montré avec la technique de la « photovoice », l’image peut constituer un outil puissant de changement dans le domaine des politiques de la santé (1997).
Notre projet s’inscrit dans une perspective qui vise à la fois à générer une nouvelle réflexivité et à servir les besoins de la formation. Précisons que les sources audiovisuelles font déjà partie des outils utilisés dans la formation des étudiant·e·s et des professionnel·le·s pour mieux saisir le quotidien des soignant·e·s, des patient·e·s et de leurs proches, mais aussi l’évolution historique du champ psychiatrique (Collin, 2000). En effet, si les films et autres médias visant à stigmatiser la folie et à assimiler les malades à des personnes dangereuses n’ont de loin pas disparu, plusieurs films, séries et documentaires s’appliquent à restituer une vision bien plus fine et sensible des différentes formes de souffrance psychique, des multiples façons de les vivre et de tenter de les soulager1. Il est par conséquent fréquent de recourir aux supports audiovisuels pour favoriser une réflexion critique avec les (futur·e·s) soignant·e·s. Notre propre projet est parti de l’envie d’une démarche participative, à laquelle pourraient prendre part les étudiant·e·s, les professionnel·le·s, comme un public plus large, démarche qui générerait de nouvelles réflexions en permettant à ceux et celles qui y participent de se réapproprier son contenu. C’est la raison pour laquelle, dès le début, il nous a semblé primordial que les énonciateurs et énonciatrices des différents récits soient filmés. Si nous voulions que l’oralité et la pluralité des discours soient au cœur du projet, il était aussi nécessaire que ces discours puissent être situés, qu’une sorte d’intimité se crée entre la personne interviewée et le spectateur, afin que les paroles ne résonnent pas comme un énième point de vue théorique sur la discipline. Par ailleurs, à l’heure où l’internationalisation de la psychiatrie tend à occulter ses spécificités locales, nous voulions privilégier les récits de personnalités vivant en Suisse romande. Rapidement s’est imposée l’idée d’un décor unique dans lequel seraient interviewés les participant·e·s. Nous étions premièrement convaincues qu’il fallait s’éloigner des décors donnant des indices sur la fonction sociale et professionnelle des interviewé·e·s (une bibliothèque remplie de livres, un couloir d’hôpital, un salon, un jardin, etc.), car ils influenceraient probablement la manière dont serait perçue la personne qui s’exprime et reçues ses paroles. Selon nous, il faut accepter que certes, neutraliser le décor peut potentiellement produire un effet de décontextualisation – effet jamais totalement complet, car la personne énonciatrice donne souvent des indices dans son discours et dans la façon de l’énoncer qui permettent de la situer, mais que cette neutralisation offre aussi une plus-value, dans la mesure où la lecture ouverte des différentes paroles ne cantonne pas immédiatement les énonciateurs et énonciatrices à leurs rôles socio-professionnels. Ce contrepied est aussi une plus-value pour le spectateur ou la spectatrice, qui est invité·e à écouter ce qui est dit, à se laisser guider par la parole, tout en choisissant ou non de retrouver les traces d’une appartenance sociale et/ou professionnelle. Nous pensions deuxièmement que la création d’un décor spécifique pour le projet pourrait favoriser un sentiment de proximité et d’intimité, non seulement durant l’entretien, mais aussi à l’écran. Nous nous sommes accordées sur l’idée d’un fond sobre, bleu roi, réalisé à l’aide d’un drap teint par nos soins et tendu sur un châssis. Nous avons également décidé de monter ce décor à l’intérieur de l’appartement de l’une d’entre nous : cela nous permettrait de recevoir tout le monde au même endroit, dans une atmosphère intimiste et accueillante, sans que le lieu du tournage ne soit significativement chargé pour les personnes interviewées. De plus, le fait de tourner à l’intérieur d’un appartement nous a paru favoriser la qualité du son : grâce au mobilier, réverbération ou écho seraient nettement diminués et le son pourrait être, en quelque sorte, « enrobant ».
A ce stade, nous avions déjà l’espoir que ce décor simple et intimiste pourrait favoriser une expression libre et spontanée chez nos futurs interlocuteurs et interlocutrices. Nous l’avons par conséquent « testé » avec trois personnes que nous désirions interviewer (un psychiatre, un historien et une masseuse de shiatsu ayant vécu des hospitalisations en institution psychiatrique). C’est lors de cette étape que nous avons conçu notre canevas d’entretien. Nos trois interlocuteurs avaient certes un rapport très distinct à la psychiatrie, mais nous pouvions trouver des questions suffisamment ouvertes pour que chacun et chacune se sente la liberté d’y répondre à sa manière. Notre souhait était également que, grâce à nos questions, les personnes interviewées se sentent assez à l’aise pour parler d’elles, évoquer des histoires personnelles, des anecdotes, et ne se « protègent » pas derrière un discours trop professoral (du moins pour les professionnel·le·s habitué·e·s à s’exprimer en public). Nous avons par conséquent opté pour un canevas composé de trois grande parties : une première partie contenant des questions sur ce qui avait amené la personne à côtoyer la psychiatrie, ce qui l’avait influencée, touchée ou révoltée, ; une deuxième partie où l’interviewé·e serait invité·e à réagir spontanément à des mots fréquemment utilisés en psychiatrie (par exemple « médicament », « diagnostic », « cerveau », « crise », « folie », « souffrance psychique »…) ; et une dernière partie où l’interviewé·e pourrait se positionner sur ses propres craintes et espoirs concernant l’avenir de la discipline, ainsi que sur les messages à transmettre aux futur·e·s soignant·e·s. Nous avons décidé que chaque entretien se terminerait par la question « Qui voudriez-vous voir assis·e à votre place sur cette chaise ? ». Cette série de questions ouvertes devrait nécessairement être posée à chacun·e des participant·e·s, mais nous nous laissions la possibilité de rebondir sur certaines thématiques ou d’approfondir des sujets spécifiques en fonction de la tournure que prendrait chaque entretien.
Pour que l’effet intimiste soit encore plus présent, nous avons essayé d’obtenir un regard caméra, en demandant à chaque participant·e soit de regarder l’objectif, soit de fixer les yeux de celle d’entre nous qui menait l’entretien, dont le visage était placé juste en-dessus de la caméra. Nous avons choisi des plans rapprochés (taille et poitrine) afin de renforcer une sensation de proximité. Au cours des entretiens, chacune d’entre nous occupait un « poste » spécifique (filmer, mener l’entretien, prendre le son, contrôler les différents aspects logistiques).
Les trois premiers entretiens ont duré plus d’une heure chacun. L’expérience s’est avérée vraiment concluante, si l’on se fie aux retours des interviewé·e·s et à nos propres ressentis. Suite à ces premiers essais, nous avons, à regret, abandonné l’idée de tourner en lumière naturelle, car la luminosité tant sur le visage des interviewé·e·s que sur le fond bleu se modifiait considérablement au cours de l’entretien. Malgré ces modifications de luminosité, il nous a paru évident qu’il faudrait conserver ces trois entretiens pour la suite du projet, si celui-ci parvenait à être financé.
Notre projet nous a donné du fil à retordre à chacune des étapes de sa réalisation quand il s’est agi de trouver des soutiens financiers. En effet, les échanges avec les interlocuteurs de fondations ou association soutenant des projets audio-visuels nous ont assez vite découragées, dans la mesure où le projet était considéré comme trop spécifique, trop hybride ou « trop axé sur la recherche ». Du côté institutionnel, nous avons reçu deux types d’échos : notre démarche était soit considérée comme un « documentaire » sur la psychiatrie, et dans ce cas nous étions encouragées à soumettre notre dossier à des institutions soutenant un projet culturel, soit elle s’apparentait plutôt à du e-learning, et il nous fallait dans ce cas tenter de l’inscrire dans les cursus d’enseignement. L’acceptation d’une requête présentée, pour la seconde fois, à la commission scientifique du domaine santé de la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) nous a cependant permis de définir plus concrètement notre « échantillon » et de reprendre le tournage, presqu’une année après avoir réalisé les trois premiers entretiens.
Conformément à ce que nous avions énoncé dans notre demande de fonds, nous avons convenu de réaliser le « portrait filmé » d’une trentaine de personnes (ce qui paraissait déjà « trop ambitieux » aux yeux du comité chargé d’évaluer notre requête). Par « portrait filmé », nous entendons un cadrage immobile sur une personne assise face à la caméra (et donc face au spectateur ou à la spectatrice), ainsi qu’un cadre d’entretien uniformisé et répété pour chaque interlocuteur-trice. Dans ce « tableau », les gens s’expriment. Il ne s’agit ni d’un entretien d’enquête, ni d’une interview journalistique filmée : ici, la caméra joue le rôle d’intermédiaire, elle suscite la parole. Ce moment filmé n’a pas une existence autonome, il est conçu comme un portrait qui sera montré à d’autres, et mis en regard d’autres portraits filmés.
Dès les premiers pas du projet, nous avions constitué une liste regroupant les personnes que nous souhaitions voir participer au projet. Si cette liste contenait certes des noms de professionnel·le·s bénéficiant d’une position académique privilégiée, elle incluait surtout les personnes de notre entourage personnel ou professionnel dont nous étions convaincues que le témoignage serait essentiel pour ce projet. Nous avons convenu des contraintes suivantes : avoir une diversité au niveau de l’âge, du sexe et de l’origine des participant·e·s, ne pas interviewer une personne qui venait d’être hospitalisée, et s’assurer que les participant·e·s puissent s’exprimer aisément en français. Nous avons également jugé nécessaire de faire participer des personnes retraitées (ou proches de la retraite) « reconnues » dans le domaine de la psychiatrie, de la pharmacologie ou des neurosciences, tant pour la franchise que leur conférerait probablement le statut de retraité quand il s’agirait d’aborder des sujets « sensibles », que pour la valeur de leur témoignage suite à des décennies de pratique. A l’inverse, nous avons préféré limiter le plus possible l’intervention d’autres professionnel·le·s très habitués à s’exprimer en public lors de cours ou de conférences.
Nous avons ainsi contacté des infirmières et infirmiers, des psychologues, un musicothérapeute, des psychiatres, des aides-soignantes, des personnes ayant vécu plusieurs hospitalisations en institution psychiatrique, une architecte, des éducateurs spécialisés, des animateurs socio-culturels, des proches de patient·e·s, un philosophe, un biologiste, une physiologiste, un pharmacologue, un psychosociologue, une historienne et une guide de musée pour leur proposer un entretien filmé. Au-delà des étiquettes professionnelles que nous avions déjà attribuées au préalable pour garantir une hétérogénéité de récits et de points de vue, nous savions que plusieurs personnes étaient, par exemple, à la fois psychologue ou animateur et marqué par un diagnostic psychiatrique, ou à la fois philosophe ou historienne et proche d’une personne diagnostiquée. Cette pluralité de « statuts » correspondait totalement à ce que nous recherchions dès le début du projet : laisser la parole de nos interlocuteurs et interlocutrices, faire sens au-delà de catégories prédéfinies, ne pas tomber dans l’écueil d’une nette frontière entre le normal et le pathologique, et accepter que les expériences personnelles puissent alimenter certains positionnements professionnels. Une seule personne a refusé notre invitation, toutes les autres ont accepté.
Nous avons réparti les entretiens sur une durée d’environ cinq mois, en réalisant chaque mois une série d’entretiens pendant deux ou trois jours consécutifs. Pour le tournage, nous avons gardé le matériel utilisé lors des trois premiers entretiens : un canon 5d fixé sur un trépied pour filmer, un micro directionnel Sennheiser ME66 et un zoom H4N pour le son, ainsi que le drap bleu en arrière-fond. Nous avons par contre obscurci totalement la pièce de tournage, la lumière étant cette fois-ci obtenue grâce à plusieurs lampes LED, dont la température était proche de celle de la lumière du jour.
Avant le tournage, les personnes à interviewer ont toutes été mises au courant des spécificités du projet et de l’hétérogénéité des interlocuteurs. Chacune a confirmé sa participation face à la caméra. Afin de garantir une spontanéité dans les réponses, nous avons choisi de ne pas envoyer le canevas de questions avant l’entretien. Nous avons soigné notre accueil et laissé suffisamment de temps entre chaque entretien pour que les participant·e·s ne soient pas contraint·e·s de partir dès leurs propos recueillis. Nous avons également proposé aux quelques participant·e·s qui craignaient que l’entretien ne fasse remonter trop d’émotions de venir avec une personne de leur choix en guise de soutien.
Les entretiens ont duré entre 45 et 90 minutes, entrecoupés parfois par les forts bruits de chantier tout près du lieu de tournage. Plusieurs participant·e·s nous ont confié après l’entretien s’être sentis un peu comme en psychothérapie et avoir laissé libre cours à leurs pensées. Beaucoup se sont montrés émus, frustrés aussi parfois d’avoir encore de nombreuses choses à dire. En ce qui nous concerne, nous avons été très marquées par l’atmosphère intimiste qui a caractérisé la majorité des entretiens, surprises également qu’autant de souvenirs personnels soient mobilisés par une très grande partie des participant·e·s.
A la fin des entretiens, nous avons comptabilisé une cinquantaine d’heures de rushes. Au vu de nos emplois du temps respectifs et de la difficulté à trouver de longues tranches horaires pour dérusher et monter de manière collective, ces deux étapes ont été réalisées par deux d’entre nous, dont la vidéaste de notre équipe.
Pour le dérushage et le montage, nous avons utilisé le logiciel Adobe Premiere Pro. Il nous paraît important de souligner ici l’utilité de ce type de logiciel de montage pour un matériel comme le nôtre. Lors de la visualisation de la séquence vidéo, il est possible de marquer, à l’aide de drapeaux de différentes couleurs, les moments qui nous semblent pertinents à retenir et d’y rattacher un résumé. Il est également possible de sélectionner des extraits en coupant dans la séquence afin de les isoler ou de les monter avec d’autres extraits. Pour chacun d’entre eux, il est toujours possible de retrouver directement ce qui précède ou succède au moment choisi. Le logiciel nous a par conséquent servi à la fois de support d’analyse pour nos données qualitatives, et à la fois de support pour le dérushage et le montage.
Nous avons dérushé chaque entretien un par un, et développé progressivement une technique que l’on pourrait comparer au codage des recherches qualitatives. Certains codes étaient directement basés sur notre grille d’entretien (par exemple : « diagnostic », « médicament », « cerveau », « sur la chaise », …), et les extraits s’y référant assez facilement repérables, dans la mesure où nous avions toujours suivi le même ordre de questions durant les entretiens. Mais une grande partie des codes a émergé au fur et à mesure du dérushage. Progressivement, nous avons constitué des dossiers thématiques correspondant aux codes que nous avions attribués aux extraits. Chaque dossier thématique contenait sur une timeline, disposés « en vrac », l’ensemble des extraits dont le code était similaire. C’est au cours de ce classement thématique que nous avons constitué une arborescence, composée de plusieurs grands chapitres, eux-mêmes divisés en sous-chapitres. A chaque sous-chapitre correspondrait une vidéo.
A ce stade, il est nécessaire de souligner le caractère intuitif de cette étape de classement thématique. D’après nous, l’intuition peut être une marque de rigueur méthodologique, pour autant que l’on identifie les choix qu’elle nous amène à opérer. En l’occurrence, nous nous sommes laissé surprendre par certaines parties de témoignages, dont nous pressentions qu’elles étaient porteuses d’éléments nouveaux, peu importe qu’elles soient issues d’une expérience personnelle ou professionnelle (d’ailleurs, souvent, cela pouvait être les deux à la fois). Il nous paraissait également essentiel de ne pas trahir la posture de la personne interviewée. En effet, les nombreuses heures passées à dérusher chaque entretien nous ont fréquemment amenées à repérer certains messages que les personnes semblaient vouloir véhiculer. Ces messages pouvaient être très explicites, ou au contraire égrenés sous différentes formes au cours de l’entretien. Nous avons donc tâché de respecter les sensibilités de chacun et chacune, en veillant à ne jamais conserver des séquences qui, coupées d’une certaine manière, pouvaient trop déformer le propos initial de celui ou celle qui l’émettait.
Il est évident que ce classement aurait pu prendre une tout autre forme si nous avions choisi de privilégier d’autres thématiques ou si nous nous étions limitées à celles définies par notre canevas d’entretien. Ajoutons que ce classement reflète notre propre posture, à savoir d’accepter de nous laisser surprendre et guider par des réflexions et des récits. Une fois le classement effectué, nous avions plus de soixante dossiers thématiques, ou futures vidéos, dont il s’agissait de monter les extraits en les agençant les uns avec les autres.
Le montage a véritablement mis à l’épreuve le classement effectué au cours du dérushage. Nous avons en effet réalisé que certains extraits étaient extrêmement difficiles à monter et que, mis bout à bout, ils perdaient de leur sens et de leur pertinence. A notre grand regret, nous avons dû renoncer à monter une vidéo autour des récits relatant comment chacune et chacun en était venu à côtoyer la santé mentale. Si la plupart de ces récits étaient passionnants, et très souvent agrémentés d’anecdotes personnelles, ils contenaient souvent des digressions qui empêchaient de trouver un début et une fin au propos, ainsi que de les mettre en regard d’autres récits.
Une des difficultés majeures pour ce montage est que, comme nous avions fait le choix de ne pas insérer de plan de coupe, nous ne pouvions pas nous permettre de couper la personne en fonction du son, car cela aurait été très choquant à l’image. Il nous était en effet difficile de recréer un récit en accolant différents bouts comme il est d’usage dans le reportage télévisuel, qui recourt très souvent au plan de coupe pour masquer le montage sonore. Il a fallu par conséquent s’assurer que chaque extrait retenu ait son sens en tant que tel, et que l’on puisse aisément distinguer le début et la fin du propos, quelle que soit sa longueur. Cette démarche peut s’avérer très frustrante lorsqu’il est impossible de garder un extrait qui, bien que rempli de sens, n’a pas de « fin » identifiable (souvent il s’agit de phrases restées en suspens, ou interrompues car une autre pensée vient alimenter le propos). La contrainte de ne pas insérer de plan de coupe et de ne garder que notre plan fixe sur fond bleu nous a amenées à discuter du rythme que nous souhaitions pour nos différentes vidéos. Nous avons opté pour une hétérogénéité de rythmes, qui correspondait à ce que nous avions déjà expérimenté au cours des entretiens, marqués autant pas de longs développements que par des réponses plus brèves, et autant par des apports académiques que par des récits plus personnels. Certaines vidéos sont ainsi très rythmées, grâce à plusieurs interventions assez brèves mises en regard les unes des autres ; d’autres laissent plus longuement la parole à une ou deux personnes ; d’autres enfin, constituées d’un seul récit par un seul énonciateur, ne durent que deux à trois minutes. Quand cela était possible, et que cela faisait sens, nous avons gardé des moments sans parole, de silence réflexif, d’hésitation ou de gestes.
Toute la complexité d’un montage comme celui-ci est de réfléchir à la manière dont on fait émerger un sens uniquement à travers des paroles énoncées. En effet, notre choix de ne pas introduire de voix off, et donc de ne fournir aucune interprétation sur les propos de nos interlocuteurs et interlocutrices, exigeait une attention toute particulière à l’agencement des extraits. Il ne fallait en aucun cas que ces derniers ne soient qu’une succession de propos diversifiés : notre volonté était que chaque vidéo dise quelque chose et soit perçue comme un « tout » non homogène. Libre ensuite à chaque spectateur ou spectatrice de construire sa propre interprétation, de la confronter à ses réflexions et représentations, ou de ne retenir que certains propos. A cela s’ajoutait la nécessité de ne trahir ni la posture des personnes interviewées, ni notre propre positionnement vis-à-vis du champ psychiatrique.
Nous avons par conséquent opté pour quatre différentes manières de faire émerger un sens dans nos vidéos, manières qui pouvaient coexister dans une même vidéo. Premièrement, nous avons monté certaines vidéos en jouant sur un côté « décalé » en regard de ce qui est généralement présenté dans les textes scientifiques. Par exemple, nous avons choisi de traiter de la thématique « cerveau » avec humour et recul, non seulement pour montrer que ce sujet est souvent abordé de la sorte par les professionnel·e·s et les personnes diagnostiquées, mais également pour nous éloigner de la tendance actuelle à mettre le cerveau au centre des espoirs concernant l’avenir de la psychiatrie. Ce côté « décalé » se retrouve aussi dans plusieurs des vidéos constituées d’un seul récit marqué par une anecdote humoristique ou inattendue. Pour la thématique de la « souffrance psychique », nous avons décidé de montrer que ce ressenti ne concerne pas uniquement les personnes ayant un diagnostic psychiatrique, mais que des soignant·e·s peuvent aussi s’exprimer en « je » sur ce sujet.
Deuxièmement, nous avons monté plusieurs vidéos en construisant une trame narrative autour d’un sujet complexe de la clinique psychiatrique. Généralement, nous avons structuré ces montages autour de deux ou trois personnes revenant à plusieurs reprises dans la vidéo, pour constituer ce que nous avons appelé une « colonne vertébrale souple » qui sous-tend la trame. Les autres récits se construisent autour de ces personnages récurrents et se font écho. En même temps, nous avons accordé une attention particulière à la fluidité sonore de ce type de montage, afin d’obtenir une sorte de musicalité marquant les différents temps de la vidéo : poser le décor, développer, conclure. Cette façon d’agencer les extraits nous a permis de montrer le caractère ambivalent et complexe de termes fréquemment utilisés en psychiatrie, tout en laissant le spectateur ou la spectatrice se faire sa propre idée sur ces termes, et les expériences qui y sont liées, à partir de propos qui peuvent parfois se contredire. Dans la vidéo intitulée « la crise », par exemple, nous avons structuré le montage autour de trois principaux personnages, une soignante, une patiente et un philosophe, dont les propos sur cette thématique nous semblaient particulièrement complémentaires. Ceci nous a permis ensuite de construire une trame narrative en ajoutant d’autres paroles. Au final, ce montage dynamique met en avant que la crise n’est pas uniquement un moment éprouvant pour les patient·e·s et les soignant·e·s : cet événement déstabilisant, dont les patient·e·s se souviennent souvent très bien, représente aussi pour les soignant·e·s une opportunité d’entrer en contact avec les patient·e·s et de les soutenir, pour autant qu’ils et elles acceptent d’être touché·e·s par ce qui se passe et de s’adresser à la « nature intacte » des patient·e·s. Ce moment de « cri »-se est aussi un appel à être entendu, une tentative de changement vers un meilleur « après ».
Troisièmement, nous avons parfois choisi d’agencer plusieurs extraits concernant la même personne et, par conséquent, de faire un montage autour de ses propos sur un sujet. En effet, il nous a paru nécessaire que certaines thématiques soient développées par des personnes en particulier parce qu’elles possédaient un type de savoir expérientiel sur cette thématique, qu’il leur importait de se positionner vis-à-vis d’un sujet spécifique ou parce qu’il nous semblait pertinent d’aborder une thématique particulière à travers les propos d’un seul énonciateur. Dans la vidéo « la musique comme levier thérapeutique », un musicothérapeute raconte comment l’outil ou le langage musical permet d’exprimer des choses qui ne sortiraient pas forcément par la parole et de métaphoriser des situations vécues. En prenant des exemples concrets basés sur son quotidien professionnel, ce thérapeute se livre à la fois sur sa façon de procéder avec différent·e·s patient·e·s, et sur des moments partagés avec ces derniers-ères qui l’ont particulièrement touché. Ce montage donne une impression de fluidité dans les propos : on regarde et écoute une personne se confier sur sa pratique, avec la sensation d’accéder à la manière dont elle la pense et la vit.
Quatrièmement, dans certaines vidéos nous avons privilégié des extraits où la personne s’exprime en « je », où elle habite véritablement ce qu’elle raconte. Notre volonté était ici de redonner toute sa place à la narration orale, dimension incontournable de la clinique psychiatrique. A travers des récits plus ou moins longs, on suit la personne interviewée dans un pan plus intime de son histoire.
Au total, nous avons monté soixante-six vidéos titrées, de deux à vingt-cinq minutes, réparties sous les six chapitres suivants :
En ce qui concerne le mixage du son, notre intention était de garder le son le plus naturel possible sans trop y ajouter d'effet. Cependant, comme nous souhaitions que les vidéos puissent être visualisées sur des ordinateurs portables ainsi que sur des téléphones portables, nous avons dû augmenter le son de nos extraits. En conséquence, une légère compression a été appliquée pour éviter que le son ne sature à certains moments. Finalement, les niveaux de l'ensemble de nos extraits ont été harmonisés.
Ainsi que nous l’avions souhaité dès le début du projet, nous n’avons jamais introduit de légende écrite pour indiquer l’identité et la fonction des personnes interviewées. Cette absence de légende s’inscrit dans notre volonté de ne pas attribuer une seule étiquette à nos interlocuteurs et interlocutrices au moment où ils et elles s’expriment. En outre, ne pas savoir directement « qui est qui » permet d’interpeller le spectateur ou la spectatrice sur sa manière de catégoriser les personnes qui s’expriment en fonction de critères qui lui sont propres, sans que l’étiquette « professionnel » ou « patient » n’influence directement cette catégorisation.
Dès le milieu de l’étape de montage, nous avons collaboré avec des graphistes afin de réfléchir à la valorisation de ces vidéos. Si, tout au début du projet, nous pensions plutôt les compiler sous formes de dvd, il est progressivement apparu qu’un site internet permettrait aux spectateurs de s’approprier plus facilement et librement ce riche matériel audio-visuel. La proposition des graphistes nous a très rapidement enthousiasmées, car, en plus de la qualité de travail effectué, elle respectait notre désir de garder la parole au centre du projet et de laisser au spectateur ou à la spectatrice le choix entre deux principales manières de faire : choisir les vidéos à visionner ou privilégier une lecture aléatoire. Nous souhaitions que la navigation puisse potentiellement produire un effet de surprise, ou d’étonnement, grâce à des enchainements inattendus susceptibles de créer un sens que le spectateur ou la spectatrice n’aurait pas perçu s’il ou elle avait sélectionné les vidéos selon ses propres intérêts. Cet effet de surprise nous paraissait bienvenu à l’heure où la formation actuelle en santé ne valorise que rarement des supports élaborés dans un esprit créatif et intuitif.
La page d’accueil du site internet contient ainsi l’ensemble des vidéos, qui apparaissent sous forme de rectangles de couleur avec un titre à l’intérieur. La vidéo prête à être visionnée occupe une place plus importante que les rectangles de couleur, et s’en distingue aussi par son apparence puisqu’elle affiche un arrêt sur image d’une personne interviewée. A chaque fois que la page d’accueil est réactualisée, les rectangles de couleur sont « redistribués » d’une autre manière, et la vidéo prête à être visionnée change. Si la personne qui visionne ne choisit pas elle-même une vidéo en cliquant dessus, la lecture se fait en mode aléatoire.
Toutes les vidéos affichées sur la page d’accueil sont également classées de manière thématisée lorsque l’on clique sur l’un des six chapitres figurant en blanc sur la gauche du site. On peut alors choisir de naviguer dans un chapitre particulier. A chaque chapitre correspond une déclinaison de couleurs. Ainsi, par exemple, si l’on clique sur « Penser, rêver et se situer », on découvre toutes les vidéos liées à ce chapitre, présentées sous différents tons de violet. Il est donc aussi possible d’envisager ce site comme une sorte de livre, dont les chapitres peuvent être parcourus de multiples manières.
Le travail d’une équipe d’ingénieurs a permis de réaliser concrètement la proposition des graphistes. Nous avons baptisé ce site « psyphonie.ch » car cette appellation facile à retenir nous semblait parfaitement correspondre au souhait, qui nous animait dès le début du projet, de réaliser un morceau polyphonique autour de la psychiatrie. Il est accessible sous le lien suivant : www.psyphonie.ch.
Ce projet a pu être mené à bout grâce à un financement participatif auquel ont contribué des gens concernés d’une manière ou d’une autre par la psychiatrie, mais aussi un bien plus large public, visiblement interpelé par notre démarche. Plusieurs institutions ont finalement soutenu le projet juste avant la mise en ligne du site internet. Afin d’inaugurer le site psyphonie.ch, nous avons convié tous les participant·e·s et contributeurs-trices à une projection privée dans une salle d’un cinéma local et avons spécialement monté à cette occasion un moyen métrage de cinquante minutes accompagnant la présentation du site internet. Les réactions qui ont suivi la projection ont confirmé la pertinence d’un tel projet. Les très nombreux retours reçus le soir même et dans les semaines qui ont suivi évoquaient en effet l’émotion et la sensibilité qui se dégageaient des témoignages, le respect de chaque type de parole et la richesse des réflexions amenées. Nous avons été particulièrement marquées par le fait que ces retours proviennent tant de professionnel·le·s que de personnes ayant vécu des hospitalisations dans une institution psychiatrique. Nous avons également reçu de nombreux messages de personnes, moins habituées à l’univers psychiatrique, qui, touchées par les propos des participant·e·s, partageaient avec nous leurs réflexions suite à la projection du film. Ces messages nous ont fait prendre conscience que psyphonie.ch pouvait aussi être destiné à un public plus large que celui des étudiant·e·s et des professionnel·le·s impliqués dans la santé mentale. Plusieurs participant·e·s présent·e·s lors de la projection ont évoqué la sensation de se connaître mutuellement, même sans s’être parlé auparavant, grâce à cette expérience commune.
Le site étant accessible gratuitement, il nous est difficile de savoir l’usage qui en est fait par les personnes que nous ne connaissons pas. Nous avons néanmoins été contactées par des professionnel·le·s de France, de Belgique et du Danemark, et avons pu constater que psyphonie.ch était répertorié sur de nombreux sites relatifs à la santé mentale, ainsi que dans une vidéo diffusée sur Youtube. Dans notre entourage professionnel comme personnel, certaines connaissances nous ont dit avoir regardé les vidéos du site comme on regarde une série, avec la sensation de développer progressivement une familiarité avec les personnages. Notre propre usage de psyphonie.ch varie en fonction des publics auprès desquels nous le présentons. Lorsque nous les utilisons dans les formations, les vidéos permettent de susciter le débat et de développer une réflexion collective aussi bien sur les propos des interviewé·e·s que sur la manière dont ces propos font écho aux (futur·e·s) soignant·e·s. Quand nous présentons le site à des équipes hospitalières, les vidéos font plutôt émerger une multiplicité de points de vue personnels. Plusieurs de nos collègues nous ont rapporté les utiliser dans de nombreux cours ou formations destinés à différents types de public (ambulanciers, physiothérapeutes, soignant·e·s en milieu carcéral). A l’instar de méthodes comme l’auto-confrontation croisée visant une clinique de l’activité, soit à comprendre de l’intérieur comment les sujets agissent dans leur univers professionnels afin d’améliorer certains gestes et pratiques spécifiques (Clot 2006) , psyphonie.ch offre la possibilité d’affiner sa propre réflexivité : en visionnant une multiplicité d’acteurs et d’actrices qui prennent la parole et ont des choses à dire sur la psychiatrie, on peut ainsi lier ces différentes paroles à sa propre pratique ou à son propre vécu, y réfléchir et, éventuellement, les intégrer en vue d’une amélioration, que cette amélioration soit professionnelle ou personnelle. Si nous avons eu à de nombreuses reprises l’occasion de voir des étudiant·e·s ou des professionnel·e·s mener une réflexion collective après avoir visionné les vidéos, des personnes ayant un diagnostic psychiatrique nous ont aussi confié regarder fréquemment les vidéos pour « se sentir mieux » ou « mettre des mots sur des ressentis ». Nous avons aussi réalisé que le site tel qu’il était conçu pouvait stimuler des discussions très enrichissantes avant même que les vidéos ne soient visionnées, et nous laissons par conséquent généralement un temps de discussion dès le début de la présentation, en demandant à notre public de réagir à certains titres de vidéos. A cet égard, mentionnons par exemple une intervention à l’Institut Maïeutique à Lausanne2, au cours de laquelle nous avons demandé aux patient·e·s et professionnel·le·s de former ensemble des groupes de discussion autour de ce que leur évoquait certains titres de vidéos et de ne visionner les vidéos qu’à la toute fin de l’intervention. D’après les retours obtenus ultérieurement, les échanges dans les groupes ainsi que la restitution des discussions à l’ensemble de la salle ont permis d’aborder des sujets sensibles, personnels et rarement approfondis, et favorisé un rapport plus horizontal entre soignant·e·s et patient·e·s. Suite à diverses sollicitations de professionnel·le·s non francophones, nous songeons actuellement à sous-titrer les vidéos en anglais.
La manière de naviguer sur psyphonie.ch et de s’approprier son contenu peut prendre de multiples formes, et il est fort possible que le site soit utilisé encore très différemment ailleurs et par d’autres. C’est, selon nous, ce qui constitue sa richesse. En effet, cela souligne l’utilité de démarches qui laissent une place au tiers et à la contradiction. Les récits composant les vidéos de psyphonie.ch peuvent susciter divers types d’émotions ou de réactions (rires, indifférence, identification, énervement, incompréhension, …) chez le spectateur ou la spectatrice, ce qui contraste avec le caractère souvent impersonnel des textes scientifiques auxquels sont habitué·e·s les étudiant·e·s du domaine de la santé lors de leur formation. Pourtant, tout autant qu’un apprentissage basé sur des éléments théoriques, créer du sens à partir d’émotions ressenties permet de réfléchir à sa propre posture, voire de la faire évoluer. De plus, les émotions contrastées font partie du quotidien des personnes côtoyant la psychiatrie, quel que soit leur statut. Il nous semble par conséquent nécessaire que ces émotions ne soient pas niées sous prétexte de favoriser une objectivité clinique, au contraire : il est indispensable qu’elles aient une place, qu’elles puissent être identifiées et discutées pour enrichir un raisonnement clinique face à des situations complexes et sensibles. Cette approche visuelle consistant à réunir des portraits filmés sur un site interactif offre ainsi une priorité aux ressentis émotionnels et à la dimension intuitive. Il ne s’agit pas d’une archive orale qui se veut objective, neutre et dénuée d’affectif : nous souhaitons au contraire que cette démarche « embarque » les spectateurs-trices tout comme elle a embarqué ses co-réalisatrices et ses participant·e·s. Chacun·e est ainsi libre de se sentir, ému·e, voire bouleversé·e par un portrait, détester ce qu’il ou elle voit et entend, nourrir un sentiment ambivalent envers un personnage ou se reconnaître dans ses propos. Chacun·e est également libre de se laisser mener par toutes ces émotions dans la sélection des vidéos.
Deux d’entre nous ont suivi ensemble des études de sociologie et d’anthropologie. Malgré la richesse de cette formation, nous avons souvent déploré, sur le moment et par la suite, le manque de cours et de séminaires favorisant une réelle démarche inductive. Par ailleurs, nous avons surtout été habituées à développer une pensée critique à partir d’« interprétations théorisée », basées sur l’analyse d’observations, de sources historiques ou de témoignages recueillis par un ou plusieurs auteur·e·s. Interpréter par écrit des sources de tout type reste aujourd’hui la principale manière de faire si l’on poursuit une carrière académique dans la recherche en sciences sociales. Un projet comme le nôtre vise à encourager l’émergence de sens de façon moins cloisonnée et moins guidée, sans pour autant renoncer à la spécificité de notre posture ni trahir notre positionnement. A travers les choix opérés lors du montage, nous ne nous sommes de loin pas effacées, et l’ensemble du projet nous « correspond » sans doute beaucoup plus que tous les textes académiques que nous avons dû produire. Ce souci de cohérence et de rigueur, présent dès le début, ne s’oppose pas à la volonté de stimuler une liberté et une créativité réflexives. Laisser le spectateur ou la spectatrice interpréter et intégrer à sa guise les divers récits tels que nous les avons agencés, c’est aussi accepter de renoncer au privilège que confère une théorisation écrite à travers laquelle, bien que cela soit presque tabou en sciences sociales, chacun·e cherche à énoncer sa propre vérité.
Ainsi, si ce projet a parfois suscité doutes et incompréhensions auprès de certain·e·s de nos collègues du monde académique, ce qui s’est répercuté sur les modalités de son financement, il nous semble novateur et prometteur pour promouvoir la pertinence des méthodes visuelles quand il s’agit de réfléchir à des univers sociaux et professionnels aussi complexes que la psychiatrie.
1 A cet égard, l’association vaudoise Journées de la schizophrénie propose sur son site internet différents films, ouvrages et documentaires qui participent à destigmatiser la pathologie mentale : http://www.info-schizophrenie.ch/des-mots-des-images/cinema/.
2 L’institut Maïeutique « accueille des adolescents et adultes souffrant de difficultés psychiques » ; il s’agit d’un hôpital de jour composé d’une équipe interdisciplinaire qui offre également la possibilité de bénéficier d’un logement thérapeutique : http://www.maieutique.ch/fr/accueil.html.
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