Alexandra Tilman, Docteure en sociologie, Centre Pierre Naville, Université d’Evry/Université Paris-Saclay
Au début du mois de juin 2014 a lieu la première soutenance de thèse sociologique réalisée avec un film à l’Université d’Évry Val d’Essonne. Dix ans après la création du Master « Image et Société », l’ouverture au diplôme de doctorat marque une étape pour le champ de la sociologie visuelle et filmique et sa reconnaissance académique. Sans s’étendre sur l’histoire de ce champ disciplinaire l’article se concentre sur le processus de construction de la thèse qui traite des relations entre les transformations du travail industriel au Havre et l’émergence de la contre-culture techno appelée free party. En immersion pendant plusieurs années dans le mouvement des free parties, Alexandra Tilman accumule des archives, des vidéos et des enregistrements sonores qui tracent le portrait d’une jeunesse en quête d’identité, et plus particulièrement des fils et filles d’ouvriers qui trouvent, pour un temps, leur place dans ce mouvement qui se joue hors-institution. En expliquant la façon dont s’est construit ce travail socio-filmique l’article invite à penser les possibles articulations entre proche et lointain, singulier et collectif, langage textuel et langage audio-visuel, sociologie et cinéma, qui se trouvent au cœur de ce projet. Cet article se compose du documentaire Cadences (38 mn, France, version française sous-titrée en anglais visible via le lien : https://vimeo.com/132032366) et du texte ici présenté. L’auteure invite le lecteur/spectateur à regarder le film et à lire le texte dans l'ordre qu’il souhaite (il peut même ne regarder que le film ou ne lire que le texte s’il le préfère).
Mots-clés : Sociologie visuelle, Cinéma documentaire, Déviance, Jeunesse, Musique techno, Industrie, Contre-culture, Free Party.
In June 2014, the first sociological thesis made with a film is being defended at Evry University in France. Ten years after the creation of the Master “Image and Society”, the opening to the PhD degree marks an important milestone for the field of visual and filmic sociology and its academic recognition. Without going into to much details concerning the development of this research field, this article concentrates on the construction process of the thesis that explores the relations between the transformations of industrial work in the town of Le Havre and the emergence of the techno counter-culture called free party. In immersion for several years in the free party movement, Alexandra Tilman collects archives, videos and sound recordings that draw the portrait of a youth in quest of identity, and more specifically those, sons and daughters of the working class, that find for a while their place in this marginal movement. By showing how was built this socio-filmic work this article invites to reflect on the possible articulations between proximity and distance, singular and collective, textual language and audio-visual language, sociology and cinema, that lies at the heart of the project. This article includes the documentary Cadences (38mn, France, French version with English subtitles, visible via the link : https://vimeo.com/132032366) as well as the text presented here. The author invites the reader/viewer to watch the film and read the text in any sequence desired (he can even only watch the film or read the text if he wishes to).
Keywords : Visual sociology, Documentary film, Deviance, Youth, Techno music, Industry, Counter-Culture, Free Party.
Le contexte de fabrication d’un film de recherche n’est pas anecdotique. Sa mise à nue est fondamentale car elle sous-tend l’explicitation des rapports entre le chercheur et ceux qu’il filme. Donner à lire (parfois à voir comme dans le film d’Émilie Balteau, Bonjour, bonsoir, réalisé également dans le cadre d’une thèse socio-filmique) la construction d’une relation, la façon dont on va faire émerger la parole ou advenir le réel devant la caméra, la façon dont on va « se rendre acceptable » (Bourdieu, 1991 : 5) est importante et constitue dans le cadre de ma thèse une partie du travail écrit. Tout au long du texte, au-delà du travail strictement sociologique, se développe une pensée autour du film visant à expliciter le processus qui a mené à sa forme finale, des premiers travaux d’écriture du dossier de film jusqu’au montage sonore (dernière étape de la réalisation). Expérimentale, cette forme réflexive de restitution d’une pensée sur le monde social est ainsi questionnée et explicitée, en corrélation constante avec les données de terrain, les apports bibliographiques, et, finalement, avec la thèse défendue. Ce travail d’explicitation est d’autant plus nécessaire que mon rapport à l’objet étudié est lié à mon parcours de vie et dépasse le cadre du temps de la recherche, le précède et le prolonge.
2000 : Découverte des free parties.
2001 : Première année de sociologie.
2002 : Premières prises de notes textuelles et filmiques réalisées en dehors du cadre universitaire qui deviendront une base de données pour la thèse. J’utiliserai certaines de ces images à titre d’archives dans le film de thèse.
2006 : Master « Image et Société ». Réalisation d’un court-métrage de recherche autour des free parties qui préfigure le travail de thèse. (Des fois je me demande, 14 mn, France).
2008 : Inscription en thèse. Fin de la pratique personnelle des free parties.
2008-2012 : Lectures, recherche, terrain (en particulier au Havre), prises de vues et de son, travail d’écriture du film et de la thèse.
2012 : Obtention de la bourse SCAM et d’une bourse de recherche qui me permet de collaborer avec des techniciens du cinéma afin de procéder à la post-production du film (montage image, son, mixage, étalonnage) sur 6 mois.
2013 : Rédaction finale de la thèse.
Janvier 2014 : Rendu de la thèse accompagnée du film présenté comme partie intégrante du travail de doctorat (la soutenance aura lieu en juin car Douglas Harper, membre du jury, ne peut venir en France des États-Unis avant cette date).
3 juin 2014 : Soutenance de la thèse (projection du film suivi du déroulement classique d’une soutenance de doctorat).
C’est au début des années 2000 que je découvre le phénomène des free parties, appelées couramment « teufs » (qui signifie « fêtes » en verlan) et dont les participants s’appellent « teufeurs ». Alors en pleine effervescence dans les environs de Paris, comme dans toutes les zones péri-urbaines et les campagnes françaises, ces fêtes techno clandestines, noyau dur du mouvement Rave venu d’Angleterre, m’intriguent et me fascinent par leur caractère autonome, coupé de toute forme d’organisation institutionnelle, et par leur esthétique urbaine post-industrielle, bricolée, dépouillée, minimaliste. Elles rassemblent alors des milliers de jeunes qui viennent de milieux variés, le temps d’une fête, le temps d’un week-end. J’adhère rapidement à ce mouvement, j’y participe, je me lie d’amitié avec ceux qui le peuplent. Assez rapidement, je commence à prendre des notes. Il s’agit d’une démarche spontanée qui mêle un intérêt personnel pour ce phénomène et la curiosité d’une jeune étudiante en Sciences humaines qui se pose des questions d’ordre sociologique et ethnographique à propos de ce phénomène étrange, non seulement qui m’est étranger mais dont j’ignore l’existence, dont l’esthétique et la culture musicale me sont inconnues puisque jamais diffusées ailleurs, ni vendues dans les réseaux commerciaux. En 2000, c’est encore pour une large part un phénomène caché, invisible, sous-terrain alors même qu’il rassemble parfois plusieurs milliers de personnes. Ainsi mon positionnement oscille rapidement entre participation, immersion, et analyses postérieures aux expériences partagées, distanciation et réflexion théorique, posture d’universitaire.
La dimension sensible, auditive et visuelle fondamentale de l’expérience des free parties est présente dès le départ dans les prises de notes descriptives que j’inscris dans mon carnet de terrain, comme ici par exemple :
Au centre, une centaine d’individus massés dansent, tous tournés vers un mur constitué d’enceintes de différentes tailles posées les unes sur les autres et maintenues par des sangles. Le mur doit mesurer environ 3 mètres de haut sur 10 mètres de large. Quelques spots de lumière et des toiles de camouflages sont fixés au-dessus du mur d’enceintes. À chaque extrémité a été posé un triangle jaune montrant le symbole de l’ouvrier qui pioche. Les pas des danseurs sont synchronisés par la basse. Les uns à côté des autres, ils forment des rangées. Ils sont emportés par la répétition régulière de pulsations. Du dance floor, on ne voit pas les dj. Leur table de mixage, leurs machines électroniques sont installées derrière le mur. Mais la communication entre eux et les danseurs semble passer par les manipulations qu’ils opèrent sur le son. Les coupes, les baisses de volume font disparaître la basse pour mieux la relancer ensuite. Les auditeurs-danseurs réagissent par des cris collectifs, des : « Allllleeeez, fais pêêtteeeer !!! » Ils font bloc.
(Journal de terrain, 23 octobre 2005)
En même temps que ces traces écrites, je commence à filmer les événements, leurs participants, leurs organisateurs, sans but précis mais avec le sentiment qu’il faut enregistrer ce moment, ce mouvement. J’ai en ma possession une petite caméra DV que j’emporte avec moi. Je filme d’abord mes amis, les trajets dans la voiture, les discussions, puis les gens qui dansent, les dj qui jouent... Petit à petit ceux qui m’entourent s’habituent à me voir filmer. On se croise, on se recroise et on finit par se reconnaître et souvent par sympathiser. Cette posture de filmeuse me donne une place, un rôle, auprès des collectifs d’organisateurs. La caméra a une fonction intégrative tout en me permettant de garder une certaine distance, une distance liée à l’action même de regarder le monde à travers l’œilleton d’une caméra (aussi petite soit-elle), mais aussi parce que ce rôle de filmeuse est largement secondaire dans un collectif d’organisateurs de free parties par rapport à celui d’un dj ou d’un électricien par exemple. Les membres des collectifs me connaissent, apprécient ma présence et ne voient pas d’objection à ce que je les filme (certains trouvent même que c’est important d’enregistrer ces moments de travail et de création). Ils adhèrent à l’idée d’un film sur les free parties mais ne s’en préoccupent pas réellement puisque cela n’a pas d’impact sur l’organisation des teufs en elles-mêmes. Le fait de filmer me permet donc d’avoir une bonne raison d’être là, d’être un peu plus qu’une simple participante, mais sans non plus devenir un membre à part entière de l’organisation.
Mon immersion dans ce milieu me permet d’accumuler de nombreux éléments, sous la forme de prises de notes, de prises de vues, d’observations et de conversations informelles. J’enregistre ces instants un peu au hasard, sans construction précise. Il n’y a pas de point de vue dans les premières images, pas de projet de film écrit et elles sont souvent maladroites, chaotiques, car, au-delà du fait que je ne maîtrise pas la technique du cadre, je ne sais pas bien où, quoi et comment regarder. Mais j’y vois un intérêt sociologique et je connais des recherches comme celle de Ralph Marsault qui montre qu’il est possible de faire de la sociologie en prise avec sa vie quotidienne et qui a également développé une pratique artistique en même temps que sa thèse d’anthropologie (Marsault, 2010). Ma rencontre avec le groupe de recherche « Image et Société » en 2006 et en particulier avec Joyce Sebag qui suit mon travail de Master puis dirige ma thèse va me donner l’occasion de joindre l’image et la sociologie dans un cadre académique, de penser et de produire une recherche en sciences sociales sous la double forme écrite et filmique. Le processus de recherche sur plusieurs années va aussi me permettre de prendre de la distance avec mon sujet. Non pas prendre de la distance avec les gens, ou me désengager,bien au contraire, mais définir des enjeux, un axe, une problématique pour pouvoir porter mon regard sur les choses avec plus d’intentionnalité, de « pré-voir », de « pré-parer » le travail de « re-symbolisation » (Gaudez, 2008 : 56).
Composé de professionnels du cinéma et de chercheurs en sciences sociales les membres du groupe de recherche « Image et Société1 » forment ensemble le corps enseignant du Master d’Évry du même nom. Le Master permet à des étudiants de réaliser un court-métrage documentaire articulé avec une réflexion sociologique sur un sujet qu’ils choisissent librement. Pour l’équipe enseignante, l’objectif est d’accompagner les étudiants en leur transmettant des outils cinématographiques et socio-anthropologiques. Cet enseignement à la fois technique (montage, son, cadrage, analyse de films, écriture de dossier) et théorique (ethnologie, sociologie, histoire, théorie du cinéma) ne dicte pas aux étudiants ce que doit être ou ne pas être un documentaire sociologique. Il est plutôt conçu comme un processus de recherche commun et un lieu d’échange d’idées et de façons de faire. Joyce Sebag qui fonde et dirige ce Master entre 1997 et 2010 explique dans un article consacré à la sociologie filmique que les débats entre professionnels du cinéma et chercheurs en Sciences sociales n’ont pas toujours été simples « car il y avait et il y a toujours une divergence tenace qui consiste pour les professionnels du cinéma à redouter la dimension forcément didactique, froide, analytique, rationalisatrice des sociologues » (Sebag, 2011 : 292). Tandis que de l’autre côté, les sociologues craignent « qu’une place trop grande soit accordée à l’affect, l’émotion, la narration du documentariste ; perdant par là même ce qui fonde la spécificité de l’approche sociologique, à savoir la construction d’une certaine distance avec l’objet » (ibid.). Si cette opposition traditionnelle persiste aujourd’hui dans les débats et les colloques autour de la sociologie visuelle, l’auteure rappelle que ses développements se sont avérés possibles car il y a eu une évolution au sein même du champ de la sociologie sur la posture du sociologue. Les formes de sociologies elles-mêmes se sont transformées avec l’École de Francfort d’abord, qui a remis en question l’idée de « vision rationalisatrice du monde », et avec l’École des Annales ensuite, qui a insisté sur le caractère relatif du savoir, sur le fait qu’une vérité n’est qu’une vérité à un moment donnée, dans un espace et dans un temps donné (ibid. :296). L’École de Chicago et le développement de l’ethnométhodologie ont aussi impulsé en ce sens l’usage de l’audiovisuel dans la recherche. On entrevoit ici qu’au-delà de la rigueur méthodologique exigée par l’exercice académique de la thèse et plus largement de la sociologie comme science, les débats et divergences qui traversent la sociologie filmique rejoignent ceux de la sociologie de manière globale. Et « les sociologues n’étant pas d’accord entre eux sur ce que doit être la sociologie, la sociologie visuelle souffre du même type d’ambiguïté », nous dit à ce propos Howard Becker dans l’article « Photography and Sociology » (Becker, 1974 : 3).
La volonté de dépasser l’opposition traditionnelle entre la création artistique et la recherche scientifique qui est au fondement du collectif « Image et Société » s’inscrit donc dans une histoire épistémologique qui cherche à penser les points de tension et d’interpénétration entre les disciplines. Mais le dispositif académique reste unique en son genre car aucun autre Master de sociologie en France ne permet à ses étudiants de rendre un film comme objet central de restitution de la recherche et de poursuivre cette démarche en thèse s’il le souhaite. Il faut préciser alors que l’originalité de la démarche n’est pas l’évacuation du travail écrit, bien au contraire, mais la réalisation d’une thèse sous la forme de deux productions distinctes et inséparables, un documentaire et un écrit, pensés dans une forme de dialogue et de complémentarité ; le film n’étant pas une illustration du propos écrit, l’écrit n’étant pas lui-même une simple explicitation du film. Il s’agit de s’extirper des questions taxinomiques, d’apprendre et de s’enrichir de cette double culture,et demobiliser la richesse des outils cinématographiques et scientifiques pour écrire et réaliser une œuvre. Dans ce cadre, la réalisation d’une thèse en sociologie filmique ne s’inscrit pas dans un style documentaire plutôt que dans un autre mais elle implique une cohérence explicite entre les choix cinématographiques et le travail de recherche sociologique qui leur est relatif.
Industrial music for industrial people.
(Duboys, 2007)
Comme la plupart des phénomènes sociaux, les free parties ne portent pas de discours en elles-mêmes. Comme les images, elles sont polysémiques. D’autant plus qu’elles ne s’inscrivent pas dans un cadre institutionnel et se transforment très rapidement en fonction des espaces et des groupes qu’elles touchent. Connaître les différents regards qui sont portés sur un phénomène, y adhérer ou s’y opposer, s’y retrouver ou s’en sentir étranger, conduit ainsi le chercheur à définir petit à petit son point de vue, à choisir parmi les points de vue possibles en fonction de ses observations, de ses entretiens et de ses affinités théoriques.
L’approche dominante impulsée par Michel Mafesolli inscrit le phénomène techno, et en particulier l’apparition des free parties, dans l’ensemble des signes qui permettent au sociologue de déceler le passage d’une société moderne à une société postmoderne (Mafesolli, 1998). Ainsi, les chercheurs qui se sont intéressés à ce domaine ne s’inscrivent pas dans une sociologie des classes sociales qui semble, à leurs yeux, dépassée au regard des évolutions sociales globales. Les free parties dans leur esthétique et leur organisation seraient révélatrices du fait que « nous assistons à un retour des formes archaïques, à un retour de la tribu [...] ». Ce modèle théorique, « à vocation universelle », qui rapporte ce mouvement contemporain à des « fêtes primitives » ou « archaïques », imprègne les montages photo ou vidéo autour des free parties qui intègrent parfois des archives de rituels et de danses tribales folkloriques, avec effet psychédélique à la clé. Si, comme le dit Laurent Tessier (2003), ce modèle, qui cherche la restitution d’une réalité universelle (essentielle) de la fête peut s’appliquer au domaine des free parties dans certains cas et selon certaines modalités, ces hypothèses (dimension « orgiaque », retour au « communautarisme » et au « temps des tribus ») ne me permettent pas de rendre compte de la spécificité de ces fêtes et de leurs participants telles que je les observe sur mon terrain. Au contraire, l’immersion au cœur des free parties sur un temps long et le suivi de trajectoires individuelles me porte à constater que les formes de « surréalités » produites par « l’effervescence techno » (Hampartzoumian, 2004) n’effacent jamais complètement les « réalités » et les distinctions sociales qui marquent les individus. Loin d’être effacée elle aussi, la parole est très présente et tient une place importante dans ces fêtes aux temporalités et aux espaces multiples et variés. Sur le parking, dans les voitures, ou allongé dans l’herbe lorsqu’il fait beau, le quotidien ressurgit dans les conversations et ce quotidien est déterminant du rapport qu’entretiennent les teufeurs au mouvement, puisque, pour la plupart, la participation est une déviance intermittente délimitée au champ du temps libre. Ce rapport au temps libre ne peut se comprendre complètement qu’en relation étroite au temps de travail comme temps contraint, qu’il soit vécu ou seulement pensé et les sociologues qui analysent les références industrielles présentes dans les free parties comme des « mythologies lointaines », comme « les signes d’une société disparue » (ibid. : 89), semblent oublier la part des participants pour qui, l’atelier et parfois l’usine (ou son absence), constituent un environnement quotidien et direct.
C’est le boom boom qui fait du bien, pas celui qui te casse la tête au boulot.
(Extrait de voix off du film Cadences)
Parmi les teufeurs du Havre que je rencontre suivant la piste des free parties qui ont eu une part belle dans cette ville marquée par une opposition de classes sociales, une culture ouvrière et une industrie en crise produisant dans la zone industrielle à partir des années 1980 des espaces vidés de leur fonction initiale de production, des zones urbaines entières laissées à l’abandon qui deviennent des lieux de déviance et de réappropriation possible, beaucoup ont déjà fait l’expérience du travail à l’usine et évoquent au cours de conversation les liens entre cet environnement constitutif de leur quotidien et l’univers de la teuf. Les squatset les fêtes s’organisent dans la « zone », entre les espaces de travail et les lieux de résidence, les grands ensembles et les lieux de loisirs et c’est au cœur des décors les plus austères (anciennes usines, hangars désaffectés) que les free parties ont du succès auprès des jeunes issus de cette classe ouvrière qui s’est déplacée dans les zones rurales et péri-urbaines depuis les années 1980.
En allant à la rencontre de cette part de la jeunesse je comprends que leur discours s’inscrit souvent dans une vision duelle entre absence d’horizon et rejet d’un modèle de vie, d’une condition sociale. L’apparition des formes de collectifs liés aux free parties leur permet alors de se construire, pour un temps, dans une forme de marginalité plus « positive », de se sentir véritablement actifs et acteurs d’un mouvement sans faire partie des « actifs » (Tilman, 2016). Et ce malgré un quotidien marqué par des pratiques destructrices. Dans ce contexte, l’enquête se resserre et je travaille de manière plus approfondie autour d’une trentaine de participants actifs aux free parties. Parmi eux, il y a Émilien, dit Miloo qui devient petit à petit le protagoniste principal de la thèse filmique.
Ça se passait là où les usines avaient fermé.
(Extrait de voix off du film Cadences)
L’enquête en forme d’entonnoir se réalise donc sur un temps long et part du proche pour arriver au lointain. En poursuivant ainsi la piste des free parties pour ma thèse, je m’intéresse au Havre. C’est parce que je découvre que dans cette ville les free s’ancrent de manière très directe, concrète, dans l’histoire industrielle que mon travail de thèse s’oriente autour de cet environnement spécifique et c’est ma rencontre avec Miloo et sa famille qui me pousse à poursuivre dans cette voie, toute en la précisant. Au fil de mes échanges avec Miloo mais aussi avec son père au Havre (qui prend également une place importante dans la recherche filmique et chez qui je passe cinq week-end, avec et sans Miloo, avec et sans équipe de tournage entre 2010 et 2012), je comprends dans quelle mesure leur histoire, leur relation, s’inscrit de manière frappante dans une histoire collective, sociale, économique et culturelle et c’est autour de ces liens que s’écrit petit à petit le film. Miloo n’est plus seulement un teufeur parmi d’autres, un créateur de musiques électroniques, il devient Miloo du Havre, fils d’un ouvrier chaudronnier, Philippe, qui a perdu son emploi lors de la délocalisation d’Alsthom (au même moment où son fils découvre les free parties). Il me semble important de préciser que ce choix découle aussi d’une adhésion au projet de la part des protagonistes, liée à la relation de confiance, d’amitié et d’intérêt mutuel que nous nouons. L’adhésion des protagonistes (au moins au début) est une condition essentielle de la réalisation documentaire2.
La narration cinématographique se construit donc autour de la figure de Miloo ainsi que celle de son père, ces deux personnages étant liés à une troisième figure qui, elle, n’est pas humaine, celle de la ville du Havre. Dans sa définition, la figure est « une partie du corps, la face, le visage ». Elle est l’expression de quelque chose, vecteur d’émotion et donc de communication. C’est en ce sens que j’emploie dans ce travail socio-filmique le terme de figure plutôt que dans celui d’une « forme caractéristique d’un type de personnage » (la figure du héros dans la bande dessinée américaine par exemple). La figure, ici, est conçue comme soulignant l’idée d’une « personnalité marquante » plutôt qu’un « personnage célèbre ». Ainsi, la ville du Havre, si elle n’est peut-être pas célèbre, est marquante et marquée par l’histoire industrielle, elle en est une expression puissante, un visage. Miloo et Philippe du Havre en sont chacun à leur manière, une expression, c’est-à-dire qu’ils nous racontent une histoire qui fait partie de l’Histoire sans en être une illustration. Cette approche pose le problème de la généralisation des observations et de leur interprétation, en particulier dans le contexte d’un travail mené en solitaire comme l’est celui de la thèse. Le fait de travailler autour de trajectoires singulières, comme c’est le cas ici, pose la question de « l’approche qualitative à l’extrême » (Beaud, 1996 : 230). Il faut préciser que ce choix n’est pas lié en premier lieu au fait d’avoir à réaliser un film. Un documentaire peut tout à fait se concevoir autrement que par la narration d’un portrait, le suivi d’une trajectoire, d’une histoire individuelle. Il peut s’attacher à un lieu, institutionnel par exemple, dans lequel se meuvent des individus. On pense bien sûr ici aux films de Frederick Wiseman3. Mais dans le cas de cette recherche, ce choix s’inscrit plutôt dans une approche sociologique, dans un rapport à la connaissance, qui passe par la « figure » pour penser le fait social un peu comme le fait Stéphane Beaud (1996) dans son travail autour de deux individus dans le cadre de son enquête sur des parents d’élèves de collèges de ZUP (Zone urbaine prioritaire). Il montre qu’une très vive connaissance du terrain, par la pratique d’une enquête ethnologique permettant de rencontrer une grande quantité d’acteurs avec qui non seulement l’on échange, mais l’on « fait avec », peut porter à se concentrer sur une figure non pas « représentative », mais « significative » du phénomène étudié. Le travail préalable d’observations et d’échanges multiples et variés peut permettre alors de relever les redondances apparues pertinentes au regard du sujet abordé ». À partir de là, il est possible de décider de porter son effort de retranscription et d’analyse plus détaillée sur un « cas particulier », d’accéder aux faits sociaux à travers le récit et l’analyse d’une tranche de vie. Par ce processus, Stéphane Beaud défend la force heuristique de ce type de travail « à condition, dit-il, qu’il s’inscrive dans une enquête ethnographique qui lui donne un cadre de référence et lui fournit des points de comparaison » (ibid. : 233). Le travail autour de la figure de Miloo est enchâssé dans l’enquête de terrain, il est « pris par son rythme, son ambiance ». La valeur relative de sa trajectoire est liée à la connaissance du phénomène social analysé par l’enquête ethnologique, par l’observation participante, approfondie, menée pendant plusieurs années. « Quelle que soit l’étroitesse imposée par une étude intensive de terrain, elle est compensée par la profondeur qu’elle apporte » dit en ce sens Douglas Harper qui s’intéresse à la trajectoire d’un individu en particulier (Carl) au sein d’une enquête sur les « Tramps »,ces vagabonds du Nord-Ouest américain (Harper, 1998 : 275). « La question est de savoir, ajoute-t-il plus loin, jusqu’à quel point on peut généraliser les connaissances au sujet de la vie de vagabond à partir de ce que l’on a appris sur Carl » (ibid). C’est aussi une façon de dire que la vérité est relative, contextuelle, et mouvante et surtout, avec Edgar Morin que « la chose ne sera jamais enfermée dans le concept, le monde ne sera jamais enfermé dans le discours » (Morin, 1990) et j’ajouterai que les gens ne seront jamais seulement des statistiques.
Ainsi, un cas particulier peut devenir figure d’un phénomène ou d’un mouvement collectif mais il n’en est pas le simple produit ou le simple reflet, tout comme une image n’est jamais le reflet de la réalité. De même, le film n’a pas pour objectif d’être une démonstration en image de la thèse défendue. Il est le fruit du point de vue élaboré au fur et à mesure de la recherche et des analyses dégagées et si la phase d’écriture documentaire est une sorte de ligne directrice qui s’appuie sur le background du sociologue et sur sa recherche qui lui permet de ne pas partir tourner au hasard, cette écriture, en même temps, ne devrait pas agir comme des œillères au regard de la richesse du réel qui se déroule sous les yeux du chercheur-cinéaste. C’est autour de cette tension entre l’écriture, les données préétablies, et l’ouverture au réel, toujours imprévu, toujours inattendu, que se construit le tournage du film de recherche. Dans mon cas, cette tension va surgir de façon très concrète car si une première partie du film est écrite à partir d’une matière déjà là – images d’archives sur le monde ouvrier au Havre, images de free parties accumulées sur un temps long (et mêlées à celles d’autres filmeurs et photographes), enregistrements sonores – une autre partie du film est envisagée sur le mode du cinéma direct, prévue mais incertaine, imaginée mais « floue ». En effet, Miloo doit partir en voyage car il est invité à jouer dans différents lieux en Europe et j’ai prévu de l’accompagner et de le suivre dans cette nouvelle étape de sa vie qui marque la fin de son investissement dans les teufs au Havre et l’ouverture vers de nouvelles formes de productions marginales plus loin, en Europe. Mais à quelques jours du départ, un événement inattendu bouleverse son projet de voyage. Il ne vient pas au rendez-vous fixé car il s’est fait arrêter pour possession de drogue et il est suspecté de trafic de stupéfiants.
Miloo a disparu… pendant trois mois. Plus de nouvelles, plus rien.
(Extraits de voix off du film Cadences)
Pour moi, il n’est pas question alors de trouver quelqu’un d’autre comme l’aurait fait un reporter qui doit répondre à un cahier des charges précis, mais de se repositionner, de repenser la recherche filmique en tenant compte de cette nouvelle réalité, celle du glissement de la marginalité à la délinquance qui se déploie dans le réel et que j’intègre dans la thèse. Les difficultés et les doutes de ceux qui, comme Miloo, prennent des chemins de traverse (rappelons que déviance vient du latin deviare qui signifie « s’écarter du droit chemin ») et le regard qu’ils posent sur la vie quotidienne viennent secouer celui qui cherche à comprendre et à montrer, et oblige parfois à penser et à faire autrement. Wiseman évoque à ce propos la mise en tension de deux pôles contradictoires dans la réalisation documentaire. D’un côté, la nécessité de faire un film pensé, un film écrit, prédit, afin de savoir où l’on regarde, quoi, comment, et de l’autre, l’absolue nécessité de se mettre dans une posture ouverte à toute forme de nouveauté, d’imprévu, de tout ce qui pourra venir bouleverser notre regard, nos idées. Puisque comme le dit Jean-Paul Colleyn « l’inattendu qui habite toujours la rencontre avec le réel est la condition qui permettra de faire rentrer la complexité des réalités sociales dans la narration documentaire4. » Cette idée est très concrètement matérialisée dans ce travail. La prison liée à la zone, au trafic, aux expériences d’errances et de délinquances, de drogues, si elle n’est pas au cœur du questionnement au départ, s’impose au cours de la recherche et de mon travail auprès de Miloo. Le film se développe en même temps que l’enquête et que la pensée sociologique qui en découle. Il s’agit d’un travail d’aller-retour permanent entre données de terrain, pensée, écriture, tournage et enfin montage, dernière étape du processus de création.
Le travail de montage se structure donc autour de trois histoires qui se mêlent dans la thèse filmique. Trois histoires interdépendantes qui sont aussi trois échelles différentes de regards, d’analyses et de discours. Celle d’un père et de son fils, de ce qui les unit et de ce qui les sépare. Une autre, collective, d’un mouvement, celui des free parties. Toutes deux marquées par un contexte de désindustrialisation inscrit dans une troisième histoire, celle de la ville du Havre. Il s’agit d’un travail de réflexivité entre les dimensions micro et macrosociologique et le film est une tentative de raconter une histoire (story) inscrite dans l’histoire (history). Cette pensée qui peut sembler théorique impulse pourtant le travail de montage assez concrètement, montage qui influence à son tour la structure de la thèse écrite réalisée après le film et qui en suit à peu près la narration.
Le processus du travail de montage se fait « en entonnoir », partant de différents matériaux : archives, sons, images issues du tournage avant la prison et de ce que j’ai pu filmer après la prison (qui est assez mince, Miloo n’ayant plus envie de faire le film à ce moment-là). Les premières versions du montage font deux à trois fois la durée du film final, durée qui se réduit peu à peu. Ce processus de réalisation est assez habituel en ce qui concerne les films documentaires, généralement moins scénarisés que la fiction.
Loin du cinéma direct, Cadences est pensé comme une construction sonore et visuelle dans laquelle non seulement le rythme, mais aussi la musicalité, les résonances entre différentes dimensions, différentes matières filmiques, sont fondamentales. Ainsi, la première séquence de Cadences construite autour des archives et de leur traitement, permet de situer très rapidement le film du côté d’une forme de subjectivité assumée, dans un genre qui n’est ni du reportage, ni un film pédagogique, un document historique ou une restitution monographique par exemple. Les quelques phrases introductives de commentaire conservées sur une vue aérienne du Havre après la reconstruction, laissent rapidement place aux sons des machines et des outils qui prennent le dessus et recouvrent cette voix. Le geste et le bruit industriel deviennent petit à petit une rythmique quasi musicale. Le propos s’éloigne du sens original des archives. Celles-ci sont « malmenées », découpées, enchaînées rapidement, dans un style « clipé ». Cette création s’appuie comme nous l’avons vu sur les liens entre la musique industrielle et l’industrie. La construction visuelle et sonore permet de mettre en contact des images et des sons qui, dans la réalité, sont séparés. « Cette mise en contact permettant de faire apparaître des rapprochements, des connivences, des solidarités », comme le dit Bruno Péquignot à propos du principe du collage chez Jean-Luc Godard, « entre deux phénomènes apparemment distincts entre eux » (Péquignot, 2008 : 109). Le montage va se construire sur ce principe d’assemblage d’éléments issus de différents pans de la réalité observée, différents fragments de réalités capturés qui coexistent dans une espace et un temps commun afin de construire un discours spécifique qui repose sur une enquête approfondie et rigoureuse. Ici, la collaboration avec un ingénieur du son et un monteur image est essentielle.
Au cours du montage image et son, nous élaborons ensemble cette écriture filmique sous forme d’un va-et-vient entre pensée conceptuelle, matière obtenue, création de montage visuel puis sonore. Le montage image dure huit semaines avec une coupure de deux semaines au bout d’un mois, pendant laquelle je trouve la structure finale du film. Au départ, le monteur travaille seul à partir des rushs et de nos discussions. Il a aussi lu le dossier de film et quelques textes autour de ma thèse. Au bout d’une semaine, je rentre en montage avec lui et on commence à construire à partir du gros travail de dérushage déjà effectué. Cette étape du travail donne lieu à des conversations du type :
Monteur : Mais là, tu me parles d’inégalités structurelles de classes et de révolte par une construction de soi dans la marge, mais moi je vois pas ça du tout. Je vois des jeunes, l’air abruti, voire complètement drogués qui dansent… vraiment très mal.
– Moi :
Mais si enfin, moi je le sais, ils en parlent. Ils ne veulent pas vivre comme leurs parents. C’est quand même une façon de ne pas rentrer dans un mode de vie rythmé par la consommation par le loisir de masse et la production par le travail.
– Monteur :
Ok, ben alors il faut qu’on entende ça clairement au moins si on le voit pas.
Retour aux entretiens !
(Extrait de voix off du film Cadences)
La séquence du film dans laquelle on entend des paroles de participants qui s’entremêlent pour former une voix chorale sur les images de free parties nait de ces échanges. Au montage son, en les retravaillant et en les associant à une création musicale, l’ingénieur du son donne un autre souffle à la séquence, une dimension sensorielle et cognitive supplémentaire et essentielle.
Le montage et le mixage son durent trois semaines pendant lesquelles on cherche les bonnes sonorités, le rythme, on redonne de la voix et du timbre au film. Tout ce travail s’inspire d’œuvres d’artistes que nous partageons ou que nous nous faisons découvrir (ce qui constitue une réelle part du travail). La vidéo de l’artiste Peter Stampfli par exemple Ligne continue (1974) est pour moi, une référence importante et nous finissons par glisser quelques images de ce film dans Cadences. Les expériences musicales allant du jazz à la musique industrielle, ou encore le montage par surimpression (la liste des cinéastes qui utilisent cette technique et qui constituent une influence serait trop longue, de Dziga Vertov à Quentin Tarantino) marquent fortement le travail de montage et de son. Ainsi, les lieux deviennent des décors, les paroles des dialogues, les individus des personnages. Les sons du travail industriel et de la musique techno se mêlent et se confondent. L’histoire se compose.
Le processus de fabrication et la forme du film sont aussi à comprendre en corrélation avec l’objet même de la recherche dans sa dimension « bricolée » et « auto-gérée ». Le concept existentiel et artistique appelé Do it yourself qui est une façon de faire et une façon d’être et quis’inscrit au cœur du mouvement des free parties m’intéresse particulièrement, influence ma façon de concevoir le cinéma et participe de la façon dont s’écrit et se réalise le film. Ici l’objet-film rejoint l’objet dufilm. Cadences est réalisé avec peu de moyens et donc peu de contraintes financières et formelles de production. J’utilise en partie des images déjà là, qui circulent librement sur internet, les gens me donnent des sons et des photographies, par amitié, par confiance. La matière du film résonne ainsi avec le caractère des free parties qui récupère, détourne, s’appuie sur des formes d’échanges, d’entre-aides informelles et se passent des institutions culturelles.
Pour le chercheur-cinéaste, les choix esthétiques, techniques et formels de réalisation filmique et la pensée conceptuelle développée au fur et à mesure de la recherche sont entrelacés. Dans ma thèse, il est clair que le film n’a pas pour objectif de montrer des interactions au regard de l’écrit qui se chargerait de définir et de conceptualiser le monde social. La construction du film Cadences tente de faire sentir la double forme perpétuelle à laquelle correspond l’existence du social, entre ce qu’Alain Accardo appelle « l’histoire-faite-chose » et « l’histoire faite-corps » ou encore « l’histoire-faite-personne » (Accardo, 2001 : 24). Cette vision sociologique qui traduit la complexité des relations entre individu et société pétrit le regard posé sur la réalité et influence le point de vue documentaire mobilisé et cette pensée, si elle est théorique, n’en reste pas moins un puissant « moteur » de création et un « motif » narratif déterminant. Dans le cadre de mon travail, l’utilisation du cinéma s’inscrit dans cette idée de donner à voir et à sentir la singularité des individus en même temps que la puissance des déterminations structurelles qui les encadrent, de façon synchronique, complexe, sensible et explicative afin de penser ce que l’on pourrait appeler « le champ des possibles » ou à l’instar de Gurvitch, « les cheminements de la liberté » (Gurvitch, 1955) à travers les déterminismes sociaux.
Je voudrais, pour marquer cette idée, évoquer dans cette conclusion la dernière séquence du film où Miloo et une jeune femme sont sur le bord de mer au Havre. Cette séquence est pensée dans une forme dont la limite est moins tracée, moins claire, où le sens est peut-être moins donné,plus ouvert qu’à d’autres endroits dans le film. Elle laisse une grande place au hors-champ. Car si l’image est fondamentalement clôturée, son contenu, lui, peut donner place à de multiples interprétations. Non pas dans le sens de l’image « fourre-tout » où l’on pourrait lire tout et son contraire, mais lorsque l’on choisit d’accorder une forte place au hors-champ, là où l’on retrouve le « champs des possibles ».
Rappelons ici avec Umberto Eco que « toute œuvre d'art, alors même qu'elle est forme achevée et “close” dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est “ouverte” au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée » (Eco, 1965 : 17). Par-delà cette définition, « le geste créateur peut aussi traduire la volonté d’ouvrir son œuvre aux interprétations diverses » (ibid.) ce que développe Mallarmé à propos de la poésie lorsqu’il parle de « créer un halo d’indétermination autour du mot, de le charger de suggestions diverses » (ibid. : 21). J’ai souhaité terminer le film sur des images marquées par une forme d’ouverture produisant ce « halo d’indétermination ». Les plans suscitent un certain trouble et laissent le futur ouvert. Il s’agit de permettre au spectateur d’avoir ici une interprétation hyper subjective de l’histoire qui se déroule sous ses yeux. Ce choix de réalisation s’accorde avec le sujet documentaire lui-même, lié à l’enquête de sociologie qui traite d’un objet mouvant, d’un sujet pensant, donc finalement du vivant, d’une histoire individuelle passée mais aussi en devenir ; et il ne s’agit surtout pas d’enfermer ce « devenir » dans un « cadre » justement hyper déterminéqui deviendrait alors quasi prophétique.
Les free parties s’inscrivent dans ce mouvement permanent qui fait marcher le monde entre ordre et désordre, entre norme et déviance, entre ce qui persiste et ce qui change, ce qui nous maintient, nous retient ou nous transforme. Et le film, qu’Eugène Green nomme « bougeant » faisant référence au terme de movie, (Green, 2009), a été inventé pour « capter le mouvement ». C’est ainsi sans doute autour de l’idée de mouvement que peut se jouer la porosité des frontières entre recherche artistique et recherche scientifique. C’est l’un des endroits en tout cas où peuvent se rencontrer la sociologie et le cinéma.
1 Le groupe de recherche « Image et Société » est devenu en 2012 le groupe de travail en « Sociologie visuelle et filmique » (GT47 de l’AFS), puis en 2016 il devient le Réseau thématique du même nom (RT 47). Il est composé aujourd’hui de chercheurs et de doctorants de divers laboratoires internationaux.
2 D’ailleurs lorsque Miloo est allé en prison et que son statut a glissé d’une sorte de marginalité choisie à une précarité subie, son rapport au film mais aussi avec moi a changé et il s’est montré de plus en plus fuyant et réticent au projet. Des phrases comme « ça n’a plus d’intérêt, je ne fais même plus de musique » révélaient l’impact qu’à eu sur lui le fait d’avoir été soudainement placé dans la case « délinquance » sur l’image de soi.
3 Bien qu’il ne soit pas sociologue et qu’il s’en défende souvent, Frederick Wiseman réalise des films documentaires centrés à chaque fois sur une institution, principalement aux États-Unis, qui sont très souvent cités, étudiés et diffusés dans le cadre du champ sociologique. On en citera deux ici qui sont des références incontournables : Titicut follies (1967, 84 mn, USA) et Welfare (1975, 167 mn, USA).
4 Jean-Paul Colleyn lors d’une conférence sur « La sobriété documentaire, les sciences sociales et l’usage des sources visuelles », quinzième séance du séminaire CEE-CERI, Les Sciences sociales en question : controverses épistémologiques et méthodologiques, 12 novembre 2013.
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Titre : « Aux confins du travail industriel, les free parties. Une réflexion socio-filmique sur une déviance temporaire »
Titre du film : Cadences (38 mn, France, en ligne : https://vimeo.com/132032366)
Lorsqu’elles apparaissent dans les années 1990 au sein des zones abandonnées par la production, les free parties, nouvelle forme de contre-culture industrielle, rassemblent des jeunes de tous horizons et traversent les frontières, de l’Angleterre à la France puis plus loin en Europe. Dans la ville du Havre, à laquelle je me suis spécifiquement intéressée, il existe des résonances particulières, tant dans la forme que dans le fond, entre le monde ouvrier et industriel et ces fêtes clandestines organisées en totale autonomie. C’est devant les murs d’enceintes d’une de ces fêtes, que je rencontrerai Miloo, qui deviendra la figure centrale de cette thèse socio-filmique : celle des jeunes, fils et filles d’ouvriers, vivant dans les zones rurales ou péri-urbaines, qui ont trouvé, pour un temps, leur place dans cet univers en marge venant parfois combler un manque dans une existence marquée par des formes d’errance zonarde. Mais si ce phénomène juvénile unificateur reflète une certaine mixité sociale, cette expérience temporaire ne supplante pas, lors du passage à l’âge adulte, les divisions classiques socioprofessionnelles inégalitaires. Alors émerge une tension problématique face à la question du travail, là où le désir de se réaliser se heurte aux multiples obstacles sociaux. Face à cette tension, dans le film Cadences réalisé pour cette thèse, la trajectoire de Miloo pose la question du glissement entre marginalité et délinquance.
Champ de recherche : Sociologie filmique, culture, travail, déviance, jeunesse.
Laboratoire de recherche : Centre Pierre Naville, Université d’Evry-Val d’Essonne.
Date et lieu de soutenance : 03/06/2014, Centre Pierre Naville, Université d’Évry-Val d’Essonne.
Composition du jury : Stéphane Bouquin, Professeur à l’Université d’Évry-Val d’Essonne ; Florent Gaudez, Professeur à l’Université de Grenoble II UPMF, rapporteur ; Stéphanie Genty, Maître de conférences à l’Université d’Évry-Val d’Essonne ; Douglas Harper, Professeur à Duquesne University, Pittsburgh (USA) ; Bruno Péquignot, Professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, rapporteur, président du jury ; Joyce Sebag, Professeur émérite à l’Université d’Évry-Val d’Essonne, directrice de thèse.
Informations techniques de film : Date de production : 2014/Durée : 38 min/ Format : HD couleur, 16/9.
Production : Alexandra Tilman avec le soutien de la SCAM (Brouillon d’un rêve) et de l’Université d’Évry (Fonds d’innovation à la recherche).
Équipe technique du film :
Réalisation et prise de vue : Alexandra Tilman.
Images additionnelles : Aurélien Vernhes-Lermusiaux, Sébastien Hestin, Diego Governatori.
Photographie : Charlotte Cardonne.
Son : Jocelyn Robert.
Montage : Aurélien Manya.
Festivals :
Sélection officielle de l’Ethnofest festival, Special screening, Athène, 2016.
Sélection officielle du FID, Festival International de Cinéma de Marseille, 2015.
Alexandra Tilman, « Cadences. Retour sur la fabrique d’un film documentaire dans le cadre d’une thèse de sociologie », Revue française des méthodes visuelles. [En ligne], 2 | 2018, mis en ligne le 12 juillet 2018, consulté le . URL : https://rfmv.fr