La première partie du dossier inaugural « Méthodes visuelles, de quoi parle-t-on ? » propose d’interroger l’usage des images fixes. Le premier article ouvre le dossier en interrogeant un support visuel présent dans le travail de nombreux scientifiques : la carte. Loin d’être un simple outil de travail neutre, une carte est en réalité un produit chargé d’intentions, support crucial du processus de travail des planificateurs de villes par exemple. L’architecte et professeur d’histoire culturelle de l’urbanisme, Enrico Chapel, propose ainsi d’interroger les méthodes de cartographie au moyen d’une analyse des contextes (politiques, professionnels, communicationnels, etc.) qui prévalent à la production, à la mise en circulation et à la réception des cartes d’urbanistes. L’approche historique a l’avantage d’éclairer les usages de la carte, en liant l’opération de cartographie avec les représentations de l’urbain qui travaillent une société à une époque donnée. En fouillant cette « épaisseur » des cartes, l’auteur montre combien les systèmes cartographiques et les choix de méthodes de visualisation peuvent pérenniser certains regards sur la ville et l’urbanisation. L’article conclut alors sur l’importance d’engager une réelle explicitation des méthodes et des présupposés qui prévalent à la construction de ces formes de visualisation.
C’est à partir d’une vue aérienne que l’article suivant nous présente Mussafah, ville industrielle de la banlieue d’Abou Dhabi City. Quittant bien vite la cartographie d’ensemble, Pierre-Marie Chauvin nous emmène sur le terrain pour rendre compte d’un exercice pédagogique de sociologie visuelle qu’il a mené avec des étudiants dans cette cité périphérique situé au cœur d’une stratégie de développement économique et urbain. La démarche pédagogique a inclus la prise de photographies dans trois lieux significatifs de la ville. Cette expérience pédagogique est restituée sous la forme d’une série de photographies commentées et mises en séries. L’itinéraire visuel amorce une analyse sociologique d’une société arabo-musulmane contrastée, entre préservation des traditions et dynamiques libérales. L’auteur démontre au concret l’intérêt sociologique des photographies pour susciter un tel questionnement et initier l’observation. Les images fournissent à la fois un compte-rendu factuel sur un territoire urbain, mais elles renseignent aussi sur les conditions de réalisation du travail, les opportunités et les difficultés interactionnelles liées à l’intrusion de l’appareil de prise de vue. En effet, la demande de faire des photographies, en plus d’un moyen commode d’enregistrement, possède une vertu épistémologique, car elle incite les participants à penser leurs choix, leurs déplacements dans les espaces sociaux traversés, les rencontres réussies ou manquées. Pour l’auteur, cette vertu vaut à elle seule de défendre la photographie comme une « trace ouverte » des relations sociales autant que comme trace documentaire de la vie dans les quartiers ouvriers.
Les personnes photographiées ou filmées durant une recherche ne demandent souvent qu’à réagir aux images prises d’elles ou à intervenir durant les prises de vue. L’apparition d’un appareil photo ou d’une caméra peut alors susciter des conversations et il est possible d’en faire un atout du processus de connaissance. C’est ce que montre l’anthropologue Sylvaine Conord dans le troisième article de ce dossier en faisant de la photographie un outil intégré à un système de coopération entre la chercheure et ses enquêtés. L’auteure propose un regard rétrospectif sur deux démarches de « photographie collaborative » qui ont engagé une mise à contribution des enquêtés dans le processus de production des données visuelles d’enquête. A l’aide de deux séries d’images commentées, l’article retrace ces expériences, l’une concernant une observation participante dans le cadre d’une investigation à long terme auprès d’un groupe de femmes juives tunisiennes, et des conséquences du dispositif photographique sur la relation d’enquête nouée ; l’autre traite de l’intérêt de faire intervenir directement les enquêtés dans les choix de prises de vues (cadrage, lieux, sélection) lors de visites guidées organisées dans des quartiers populaires de Paris, Lisbonne, Vienne et Bruxelles. Ces deux cas illustrent chacun une approche méthodologique qui fait le choix de partager, négocier et redistribuer les décisions de prises de vues dans les interactions entre « sujet photographiant » et « sujets photographiés ». La démarche apporte un gain en réflexivité, par la prise en compte du point de vue de personnes investies d’un rôle concret dans la production d’images de recherche.
Les photographies font réagir et aussi elles font parler ; et il est donc possible d’utiliser cette ressource intentionnellement dans une enquête par entretien : c'est ce qu'on appelle la « photo-elicitation interview », c’est-à-dire l’usage de la photographie comme support d’entretien ou de conversation. Cet usage des images est une technique qui connaît un certain succès dans les sciences sociales. L’article du sociologue Michaël Meyer propose de décrire les étapes de l’élaboration d’un corpus d’images qui ont été utilisées dans une recherche sur le monde professionnel des ambulanciers. Grâce aux commentaires d’images, il s’agissait pour l’auteur d’affiner la connaissance socio-historique des transformations de ce métier dans la seconde partie du XXe siècle. L’article décrit les moments et les hésitations dans le choix des images, depuis la récolte en archives jusqu’à l’élaboration de la grille d’entretien. Ce travail de sélection en amont problématise ce que faire parler à partir des images signifie et comment le chercheur doit anticiper le rôle de celles-ci dans la relation d’enquête qui sera établie. En dévoilant les coulisses de la création de son protocole d’entretien, l’auteur met en évidence à quel point la place des images ne peut pas être improvisée si l’on espère en tirer des éléments pertinents et rigoureux pour l’analyse. La polysémie du commentaire spontané d’images introduit des opportunités, mais aussi des difficultés, dans la méthodologie d’enquête par entretien. Cet effort descriptif est nécessaire au partage et à l’amélioration de toutes les méthodes visuelles.
La rubrique Varia propose un article d’Olivier Chadoin et Gérald Houdeville qui analysent l’utilisation des images dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS). Cette revue centrale en sciences sociales, dont le premier numéro est paru en janvier 1975, a déployé dès ses débuts une inventivité dans l’usage d’éléments visuels, proposant des articles abondamment illustrés, mais aussi un travail de composition pour construire du sens à partir de la rencontre entre les images et les textes. Les auteurs décrivent les premières années d’existence de la revue et, grâce notamment au témoignage de Luc Boltanski, ils montrent que les ARSS font un usage « décalé » des images qui fonctionne par suggestion, décontextualisation et confrontation ironique entre texte et image. La majorité des images intégrées à la revue n’ont pas été produites par les auteurs des articles mais étaient, par détournement ou par des commentaires ajoutés, mobilisés au service des analyses. Photos publicitaires, schémas, dessins, reproduction d’articles de presse, reproductions d’affiches, de planches de bandes dessinées, couvertures d’ouvrages, catalogues d’exposition, etc. : la diversité et l’abondance du matériau visuel permet aux auteurs de relativiser certaines affirmations fréquentes sur l’usage des images dans les revues de sciences sociales. En particulier, les auteurs montrent que l’image n’est pas « absente » des formats académiques et que l’usage du visuel dans les sciences sociales en France n’est pas uniquement à envisager comme une importation d’outre-Atlantique datant des années 1980. De plus, les auteurs soulignent le caractère stratégique de cette utilisation attesté par les promoteurs des ARSS. Ainsi, les images ont également pour fonction d’étayer une certaine conception de la sociologie. En plus d’être un objet d’étude et un outil d’enquête, l’image doit être envisagée pour les sciences sociales comme une ressource de positionnement dans le champ scientifique, comme un moyen de faire valoir un point de vue dans l’espace savant et, dans le cas des ARSS, l’affirmation d’une position de renouvellement des approches sociologiques.
Christine Larrazet propose un entretien qu’elle a mené avec le sociologue américain Douglas Harper, pionnier et figure centrale de la « Visual Sociology ». Leur conversation retranscrite ici en version originale propose un parcours rétrospectif dans l’œuvre d’Harper et offre aussi un aperçu de la manière dont les images sont venues au fil des années et des projets s’insérer dans sa carrière de chercheur. Depuis sa thèse sous la direction d’Everett Hughes jusqu’aux collaborations récentes avec des sociologues visuels italiens, Douglas Harper montre la proximité flagrante entre sociologie et photographie comme modes d’exploration sociale, et comment le goût de l’une a toujours nourri sa passion de l’autre dans toutes ses recherches.
La rubrique Perspectives accueille un texte du spécialiste de l’histoire visuelle, André Gunthert, qui met au défi de trouver les moyens de transformer des sources visuelles ordinaires en des objets d'étude à part entière pour la recherche. Or, selon l’auteur, l’intérêt actuel pour le domaine visuel se confronte à une dispersion des approches et à un manque d’unité méthodologique. La diversification des travaux sur les images et la multiplication des chercheurs qui travaillent avec des images ont pour l’instant favorisé des développements indépendants d’outils et trop peu la constitution d’un ensemble commun de savoir-faire pour l’étude des « images sociales » issues des industries culturelles. Qu’il s’agisse d’images d'information, de fiction, de bandes dessinées ou d’illustrations pédagogiques, cette catégorie d’image intègre une composante narrative et est parfois amenée à circuler mondialement en contribuant à naturaliser certains récits. Alors que les images ont acquis une valeur d’information et d'attestation dans notre quotidien, la perspective prônée par l’auteur nous rappelle donc l’importance d’ajuster nos moyens d’observations et de travailler nos méthodes pour prendre en charge l’abondance de sources visuelles ordinaires qui, de prime abord, peuvent sembler excéder nos moyens de la recherche. En proposant un glissement entre une herméneutique des images et une « narratologie » de leurs lectures, l’analyse narrative des images sociales propose ainsi une perspective méthodique pour faire avancer la recherche dans le territoire des images fixes ordinaires.
La rubrique Alternatives accueille une expérimentation visuelle et sociologique conduite par Christian Guinchard, Simon Calla et Yves Petit, à Besançon. Ils ont sollicité des étudiants afin de mettre en images certains détails architecturaux ou éléments de paysage urbain, qui ne sont plus vus mais pour autant pas invisibles (ils sont « in/vus »). Des prises de vue obtenues, ils ont retenu ensuite une sélection de photographies qui a été exposée dans l’espace public du centre ville. De l’expérience des étudiants à qui on demande d’utiliser la photographie comme moyen d’exploration jusqu’aux commentaires stimulés par l’exposition, cette expérience interroge, sous la forme d’un essai mêlant textes et images, les conditions sociales de visibilité des formes et des couleurs de l’espace urbain. Elle constitue un exemple des opportunités offertes par les méthodes visuelles pour stimuler des pratiques innovantes chez les chercheurs et les enseignants.