Revue Française des Méthodes Visuelles
Méthodes Visuelles, de quoi parle-t-on ?
Images fixes
N°1, 07-2017
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/1/

Introduction

Méthodes visuelles : définition et enjeux

Alain Bouldoires, Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne, MICA
Michaël Meyer, Docteur en sociologie, Institut des sciences sociales, Université de Lausanne
Fabien Reix, Maître de conférences associé, ENSAP de Bordeaux, PAVE-Centre Emile Durkheim


L’histoire des sciences nous montre que les scientifiques, de tout temps, ont mobilisé des techniques visuelles afin de penser le « réel » ou ce qui en tient lieu. La mobilisation de l’image concerne aussi bien les sciences humaines et sociales que les sciences du vivant, les sciences de la matière ou les sciences de l’ingénieur. On peut dire, avec Bruno Latour (1985), que les appareils de vision façonnent, d’une certaine manière, notre culture scientifique à une époque donnée et, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, orientent notre regard et notre compréhension.

Une longue histoire

Très tôt, les savants ont pris conscience de ce que ces techniques visuelles pouvaient apporter et ils les ont développées, enrichies pour parfaire leurs investigations. Qu’il s’agisse des premières images de la Terre de Mercator, des inventaires du vivant de Belon, des planches anatomiques de Vésale, des cratères lunaires de Galilée, des tracés d’ingénieurs de Mézières, des modèles en cire de Zumbo, de l’iconographie médicale de Duchenne de Boulogne, des chronophotographies de Marey, des images d’éclipse de Janssen, des photomicrographies de Bertsch, ou, plus près de nous, des imageries médicales, des images calculées ou des images satellites, c’est l’ensemble des disciplines scientifiques qui sont traversées par des pratiques de visualisation. De leur côté, les pionniers de l’anthropologie visuelle (B. Malinowski, C. Lévi-Strauss, M. Mead, G. Bateson, J. Rouch, J. Collier,…) puis de la sociologie visuelle (H. Becker, E. Chaplin, J. Grady, L. Henny, D. Harper,…) ont largement exploré le potentiel de ces méthodes : inventaire des pratiques sociales et culturelles, prises de notes visuelles, entretiens photographiques réflexifs, caméra participante ou collaborative, photo-elicitation, ethno-fiction, regard armé, ciné-transe, carnets dessinés… Dans d'autres contextes disciplinaires, on pourrait citer les usages des images d'archives, de la cartographie, de l'infographie, des tests projectifs, de l'art thérapie, des images aériennes, de la modélisation 3D,…

Si certains vont jusqu’à parler du tournant visuel (Pauwels, 2000) pris par les sciences sociales dans les années 1970-80, on peut dire que les méthodes visuelles, dans leur ensemble, ont pris une dimension inédite depuis l’avènement du numérique. Les disciplines scientifiques, sans distinctions, sont particulièrement affectées par ce développement des pratiques et des outils. Une multitude d’expériences avec des images numériques ouvrent de nouveaux champs d’applications et de réflexions transdisciplinaires. Les contraintes techniques, notamment, imposent de mobiliser diverses compétences et un modèle de travail collaboratif inédit. Les pratiques éprouvées trouvent de nouvelles opportunités de création, de production ou de diffusion qui dynamisent la recherche. Les technologies numériques de l’information et de la communication conduisent nécessairement à penser les évolutions épistémologiques, méthodologiques et éthiques qu’elles provoquent.

Les sciences humaines et sociales ont plus souvent traduit l’image (sous l’influence des sciences du langage et de la sémiotique) au lieu de l’investir dans le processus de la recherche (Research Design). D’une certaine manière, cela soulève la question de la légitimité de l’image face à la « sacralisation » de l’écrit dans les SHS. L’usage méthodologique des ressources visuelles semble en outre souffrir de critiques liées à son manque présumé d’objectivité. Ce genre de procès en « subjectivité » apparaît d’autant plus prégnant dans les disciplines qui ont été marquée par la philosophie positiviste (Becker, 1974). Face à cette domination d’une certaine forme d’écriture scientifique, les méthodes visuelles affirment l’intérêt du savoir visuel en tant que langage au même titre que les textes ou les chiffres.

L’image : objet ou outil ?

Les méthodes visuelles sont souvent définies de manière très large, renvoyant, par exemple, à l’ensemble des « recherches basées sur les images » (Prosser, 1998). Plusieurs distinctions peuvent cependant être opérées dans ce champ très général. En effet, l’image peut autant être un objet d'étude qu'un outil d'enquête (Terrenoire, 1981). On pourrait ainsi citer en exemple la distinction faite en sociologie visuelle entre sociologie sur les images et sociologie avec les images (Harper, 2002, 2012). L’image peut également être utilisée comme un moyen de restituer des résultats d’enquête, ce qui a amené plus récemment à ajouter une autre distinction dans le champ de la sociologie visuelle en parlant d’un troisième type de sociologie en images (Maresca & Meyer, 2013). Néanmoins, ce sont vraisemblablement les usages des ressources visuelles comme « outils » d’enquête qui cristallisent le plus les questions d’ordre méthodologique dans la communauté scientifique (Maurines, 2015).

Si la collecte des données visuelles relève souvent de techniques d'observation, et donc du champ que l'on nomme « méthodes qualitatives », les données visuelles récoltées se prêtent particulièrement bien aux formes de comptage et d'observation quantitative hors terrain, éventuellement outillées par des logiciels (la question de l'indexation des images semble être un enjeu particulièrement important du domaine des méthodes visuelles), et ouvertes à des traitements statistiques divers et variés. Les données visuelles peuvent donc être traitées aussi bien de manière qualitative que quantitative. C'est d'ailleurs l'un des intérêts des méthodes visuelles que de faire éclater des oppositions traditionnelles (image/écrit, qualitatif/quantitatif,...) en partie vides de sens. Elles ont en commun de revendiquer une approche scientifique non dogmatique basée en grande partie sur la réflexivité et le « bricolage » méthodologique qu’impose l’adaptation aux contraintes du terrain.

Au-delà des expériences concrètes de terrain qui ont largement contribué à forger ces approches, nous pourrions caractériser le champ des méthodes visuelles sous la forme d’un carré de réflexion et de pratiques :

  • une attention aux outils
  • une transdisciplinarité plus ou moins assumée
  • une démarche herméneutique et heuristique
  • une épistémologie critique

Le souci réflexif constant est probablement une caractéristique des méthodes visuelles qui, par ailleurs, s’enrichissent de nombreux apports complémentaires : la sémiotique visuelle, les processus de catégorisation, la classification et l’étude de corpus, les techniques audio-visuelles, la culture cinématographique et photographique…

On pourrait définir en creux les méthodes visuelles comme l'ensemble des méthodes de recherche en sciences humaines et sociales qui ne se limitent pas à la production et/ou la restitution d’écrits dans leurs modes d’argumentation scientifique. Il convient néanmoins de préciser que le visuel et l'écrit ne s'opposent pas nécessairement lorsqu'on parle de méthodes visuelles. Bien au contraire, dans bien des cas, l'articulation entre texte et image est nécessaire afin de préciser le sens des images utilisées par le chercheur et de restituer leur contexte de production (Chauvin & Reix, 2015), condition fondamentale d'un usage « scientifique » des images (Becker, 2007 ; Stanczak, 2007). Il convient cependant de préciser que la notion de « texte » doit être prise dans son acceptation la plus large, c’est-à-dire allant de l’écrit à l’oral, en passant par des types d’écritures spécifiques comme « l’écriture filmique » qui prend forme le plus souvent dans le montage.

Les limites du terme « méthodes visuelles »

Si les anglo-saxons semblent avoir une acception relativement large de ce que recouvre le terme de « méthodes visuelles », on pourrait, en France, le voir au contraire comme trop restrictif, notamment parce que cela laisserait sous-entendre que ces méthodes ne concernent pas l’audio par exemple. Or, les questions méthodologiques que posent la prise et la restitution de sons dans une recherche sont le plus souvent liées à celle de la prise de vues. Là encore, il paraît important de faire preuve d’un certain pragmatisme. Pour parler de méthodes visuelles, il convient d’avoir évidemment recours à la notion d’image, même si son usage n’apparaît donc pas exclusif. Bien qu’imparfait (parler de « méthodes audiovisuelles » paraîtrait plus juste), le terme de « méthodes visuelles » semble devoir être conservé au regard de son institutionnalisation dans le monde universitaire anglo-saxon. Nous en voulons pour preuve la publication d’une série de Handbooks se référant explicitement au terme méthodes visuelles (Visual methods) : Prosser, 1998 ; Stanczak, 2007 ; Knowles & Cole, 2008 ; ou encore la création d’un cycle de conférence international sur ce thème depuis 2006 (International Visual Methods Conference). Là encore, et parce qu’il s’agit bien de parler de méthodes visuelles, il n’apparaît pas opportun d’intégrer ce champ dans celui plus vaste des visual studies oudes humanités digitales qui n’ont pas pour objet premier de parler de méthodes.

Ce double numéro inaugural se déploiera à travers deux entrées. Nous avons fait le choix d’initier la discussion sur les méthodes visuelles en séparant images fixes (n°1) et images animées (n°2). Cette division commode dans un premier temps sera amenée à être dépassée par la suite au profit de réflexions méthodologiques et épistémologiques transversales que porte toute démarche scientifique d’utilisation des images : le statut particulier des « données visuelles », la restitution des résultats en images, l’écriture visuelle et filmique, les enjeux juridiques et éthiques de la recherche avec des moyens d’enregistrement, la sauvegarde des données, etc.

L’ambition qui lie les textes du dossier et les inscrit dans le projet de la revue est non seulement de donner à voir les méthodes mais aussi de les mettre en discussion. Les contributeurs ont accepté l’invitation à ne pas retarder ou escamoter un effort descriptif concernant les options techniques et méthodologiques qu’implique le travail avec des images. Dans une démarche de recherche rigoureuse, tout choix méthodologique doit faire l’objet d’une certaine obligation de réflexivité : cela vaut aussi pour les images et ce dossier entend initier une discussion systématique sur l’apport des méthodes visuelles, leurs limites comme leurs opportunités. En additionnant ainsi les exemples concrets d’usage des images, la Revue Française des Méthodes Visuelles entend assurer le rôle d’un espace de partage, de discussion et de cumul des expériences avec les images.

Bibliographie

BECKER Howard Saul (2007 [1986]), « Les photographies disent-elles la vérité ? », Ethnologie française, 37, 1, numéro thématique « Arrêt sur images : photographie et anthropologie », pp. 33-42.
CHAUVIN Pierre-Marie et REIX Fabien (2015), « Sociologies visuelles. Histoire et pistes de recherche », L'Année sociologique 2015/1 (Vol. 65), pp. 15-41.
HARPER Douglas (2002), « Talking About Pictures: A Case for Photo Elicitation », Visual Studies, 17, 1, Abingdon, Routledge/Taylor & Francis, pp. 13-26.
HARPER Douglas (2012), Visual Sociology, Routledge.
LATOUR Bruno (1985), « Les ‘vues’ de l’esprit. Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques », Culture technique, N°14, pp. 5-29.
MARESCA Sylvain et MEYER Michaël (2013), Précis de photographie à l’usage des sociologues, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Didact sociologie ».
MAURINES Béatrice (2015), « Quelles communautés d’action pour les « chercheurs avec images animées » en France ? », L'Année sociologique 2015/1 (Vol. 65), pp. 42-70.
PAUWELS Luc (2000), « Taking the Visual Turn in Research and Scholarly Communication Key Issues in Developing a More Visually Literate (Social) Science », Visual Sociology, 15, 1, pp. 7-14.
PROSSER Jon (1998), Image Based Research: A Sourcebook for Qualitative Researchers, London, Falmer Press.
STANCZAK Gregory C. (2007), Visual Research Methods. Image, Society and Representation, Los Angeles/London, Sage Publications.
TERRENOIRE Jean-Paul (2006), « Sociologie visuelle. Études expérimentales de la réception. Leurs prolongements théoriques ou méthodologiques », Communications, 80, pp. 121-143.