Revue Française des Méthodes Visuelles
Méthodes Visuelles, de quoi parle-t-on ?
Images fixes
N°1, 07-2017
ISBN : 978-2-85892-471-4
https://rfmv.fr/numeros/1/

Le visuel et le conceptuel

The visual and the conceptual

Sur l’usage des images dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales

On the use of images in the journal Actes de la recherche en sciences sociales

Olivier Chadoin, ENSAP Bordeaux, PAVE, Centre Emile Durkheim
Gérald Houdeville, UCO Angers, Centre nantais de sociologie

L’article s’appuie sur le travail de dépouillement des premiers numéros de la revue Actes de la recherche en sciences sociales fondée par Pierre Bourdieu au milieu des années 1970 pour mettre en évidence un usage précoce des images dans une revue de sciences sociales en France. En raison à la fois de l’importance de cette revue en sociologie et du caractère central de l’usage de l’image qui y a été fait – et qui continue à y être fait – nous avons cherché à comprendre cet usage. Qu’est-ce que ses promoteurs ont cherché à faire ? Qu’ont-ils fait des images ? Quelles questions se sont-ils employés à formuler à travers elles ? Nous faisons la double hypothèse que cet usage a, d’une part, correspondu à une stratégie de positionnement, au mitan des années 1970, d’une revue dans un espace – confortant celle d’un groupe de sociologues dans celui des sociologues français – et, d’autre part, au recours aux pouvoirs des images pour revendiquer un point de vue théorique déterminé, résolument critique à l’égard de toutes les formes de domination.

Mots-clés : Images, Sociologie, Stratégie, Science, Domination

This article was built on a research made in the early publications of the journal Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS) founded by Pierre Bourdieu in the middle of the seventies. This article is a focus on the early use of images in a french social science journal. Due to the influence of this publication in sociology and the use of images that was – and still is – prominent, we sought to understand this use. What did its proponents sought to do? What have they done with the images? What issues did they try to formulate through them? We make two assumption about the use of images in ARSS. First, it was a way to stand out and make their publication differs from the previous ones as well as to show their group of sociologists as a different one in the french landscape. Second, it was a way to use the power of images, going hand-in-hand with a specific understanding of sociology, a critical approach toward any form of domination.

Keywords : Images, Sociology, Strategy, Science, Domination

Galerie des images
Image 1 – Couverture du n° 1 de la revue Image 2 - Converture du n° 150 de la revue Image 3 – Des images produites par les auteurs Image 4 – Des images produites par les auteurs Image 5 – Des images détournées par les auteurs Image 6 - Des images détournées par les auteurs Image 7 – Des agencements ironiques Image 8 – Marx en BD Image 9 – Des habitus en images Image 10 – Témoignage anthropologique Image 11 – Des images pour une revue de sciences sociales Image 12 – Des images pour une revue de sciences sociales Image 13 – Des images pour une revue de sciences sociales Image 14 – Objectiver la perception du monde social Image 15 – Photos de groupes I Image 16 – Photos de groupes II Image 17 – Renouer avec l’esprit des débuts de la revue Image 18 -… et (re)donner à voir par l’image

Le visuel et le conceptuel

Sur l’usage des images dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales1

Car tout ce qui se présente comme visuel est conceptuel. Et inversement, les concepts, y compris ceux qui peuvent sembler les plus abstraits, voire les plus abscons, trouvent dans le visuel une autre façon de prendre chair et de se manifester.

(Boltanski, 2008, p. 25)

Comme l’image, le signe est un être concret, mais il ressemble au concept par son pouvoir référentiel : l’un et l’autre ne se rapportent pas exclusivement à eux-mêmes, ils peuvent remplacer autre chose que soi.

(Lévi-Strauss, 1962, p. 32)

Sociologues, nous apportons ici une contribution à la réflexion sur l’utilisation des images dans les sciences sociales en étudiant l’utilisation singulière qui en est faite dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS). Cette revue, dont le premier numéro a paru en janvier 1975, peut être qualifiée de revue centrale en sociologie, comme on dit dans les instances d’évaluation de la production scientifique aujourd’hui. Elle possède en tout cas une identité très forte en sociologie, liée, pour partie, aux circonstances de sa naissance et de ses développements autour de Pierre Bourdieu. Dans leur dense bilan de l’histoire et des développements de la sociologie visuelle en France, Pierre-Marie Chauvin et Fabien Reix (2015) distinguent cette revue comme revue de sciences sociales de langue française ayant fait très précocement un usage assez systématique des images, proposant des articles accompagnés d’un contenu visuel dès les années 1970 (Chauvin, Reix, 2015, p. 27). Dans cet article, nous examinons ce cas qui, entre autres choses, remet en cause trois idées sur l’usage des images dans les revues de sciences sociales : 1/ l’absence de place pour les images dans les formats académiques, 2/ une absence comblée récemment dans les quelques rares lieux où elle l’a été à l’exemple de la rubrique « Champs et contrechamps » de La Nouvelle revue du travail ou bien encore des colonnes de la présente et, enfin, 3/ l’usage du visuel dans les sciences sociales en France compris comme le produit d’une importation d’outre-Atlantique datant des années 1980. Nous ne cherchons pas ici à dénoncer l’illusion de la nouveauté, pas plus d’ailleurs qu’à nous faire les promoteurs du développement d’une nouvelle méthode capable à elle seule de décloisonner les disciplines, d’être une source d’innovations. Nous interrogeons simplement l’usage des images dans les jeux et les enjeux de la sociologie : qu’est-ce que les sociologues font aux / des images et qu’est-ce que celles-ci font à la sociologie ? Nous formulons cette interrogation à travers l’étude d’une revue pionnière en matière visuelle, l’usage de celle-ci constituant aujourd’hui encore une des marques de fabrique de la revue – l’originalité de l’article qu’un auteur peut donner actuellement dans les ARSS par rapport à la forme qu’il prend dans d’autres revues pour présenter les résultats d’une même recherche tient, notamment, à l’insertion d’images. Après avoir présenté la revue et le travail sur les images sur lequel elle repose en partie, nous soulignons le caractère stratégique de cette utilisation attesté par ses promoteurs – l’analyse porte ici en particulier sur les numéros de la revue parus dans la deuxième moitié des années 1970. Par la suite, nous montrons que l’utilisation des images dans les ARSS a pour fonction d’étayer une certaine conception de la sociologie et la mission que les contributeurs à la revue lui attribuent, bref de répondre aux questions qu’ils cherchent à poser à travers elle (Becker, 2009, pp. 202-203).

1. Les images comme actes de la recherche

Dans les quelques pages présentant le numéro 150 des ARSS paru en décembre 2003, les auteurs justifient un changement de maquette de la revue en évoquant le souhait de revenir à son esprit initial « autorisant d’autres manières d’exposer mais aussi de concevoir les recherches en sciences sociales ».

Image 1 – Couverture du n° 1 de la revue

Image 1 – Couverture du n° 1 de la revue
Source : ARSS, n°1, janvier 1975

Image 2 - Converture du n° 150 de la revue

Image 2 - Converture du n° 150 de la revue
Source : ARSS, n°150, decembre 2003

Or, près de 30 ans plus tard, revenir à l’esprit des débuts de la revue va notamment consister à recourir aux photos, dessins, reproductions d’affiches, articles de presse, plans, schémas « indigènes » détournés, etc. qui y retrouvent une place plus importante que dans les maquettes précédentes2. Les premiers numéros frappaient par l’abondance de matériau visuel. Celui-ci pouvait avoir été produit par les auteurs des articles (schémas, figures, tableaux de données chiffrées, chronologies, graphiques, photos prises sur le terrain représentant des scènes, des situations, des activités – à l’école, au service militaire, en famille, au travail, loisirs, à la maison, etc. –, photos de visages, de corps en action, photos d’objets, extraits d’entretiens – plus ou moins longs, disposés en long ou dans la largeur des pages – intégrés ou non dans des portraits établis par les auteurs, montage calque, graphiques de relations, etc.).

Image 3 – Des images produites par les auteurs

Image 3 – Des images produites par les auteurs
Source : ARSS, n° 4, juillet 1975, p. 46-47

Image 4 – Des images produites par les auteurs

Image 4 – Des images produites par les auteurs
Source : ARSS, n° 6, décembre 1976, p. 32-33

Un deuxième ensemble de matériel visuel consistait en images qui n’avaient pas été produites par les auteurs des articles mais étaient, par détournement ou par les commentaires insérés (parfois à même le document, produisant ainsi des effets graphiques), mobilisés dans le cadre des analyses élaborées (photos publicitaires, schémas, dessins, reproduction d’article de presse ou de documentation indigène, textes, discours, allocutions officielles, lettres, reproductions d’affiches, de tableaux, de détails de tableaux, de planches de bandes dessinées, de gravures, de lithographies, de pages d’ouvrages, de couvertures d’ouvrages, extraits de journaux, de catalogues d’exposition, etc.)3.

Image 5 – Des images détournées par les auteurs

Image 5 – Des images détournées par les auteurs
Source : ARSS, n° 4, juillet 1975, p. 24-25

Image 6 - Des images détournées par les auteurs

Image 6 - Des images détournées par les auteurs
Source : ARSS, n°2-3, juin 1976, p. 9

La seule liste des types d’images mobilisés dans les premiers numéros sur lesquels se focalise pour l’essentiel notre analyse ne suffit pourtant pas à faire comprendre l’originalité de cette revue dans leur usage dans l’espace académique : cette originalité repose à la fois sur l’abondance des images et l’aspect de composition suivant lequel ce matériau est manifestement disposé, rangé (rapprochement d’images, jeu entre les titres et les images, etc.4). Dans son témoignage sur la fabrication de la revue dans ses premières années d’existence, Luc Boltanski parle lui-même de composition à propos du travail qui était alors exigé (Boltanski, 2008). Il y a dans les ARSS un usage « décalé » des images qui fonctionne comme suggestion (du fait précisément du travail d’agencement du matériau visuel). C’est la décontextualisation ou le rapprochement inattendu d’images qui produit du sens, voire parfois de l’ironie comme dans le cas de l’article « La production de l’idéologie dominante » de Pierre Bourdieu et Luc Boltanski (n° 2-3 de juin 1976)5.

Le choix des images accompagnant le texte de l’article sur les liens entre le propos des sociologues du travail et les fractions modernistes du patronat se trouve bien exprimé dans une affiche de l’agence nationale d’amélioration des conditions de travail créée par l’administration de Giscard d’Estaing.

L’ironie naît, évidemment, du rapprochement, bien sûr fortuit, entre cette affiche et la Maison des Sciences de l’Homme sur fond de laquelle elle se détache […] la légende que nous avions placée sous la photo – une phrase tirée d’un ouvrage de J.-J. Servan-Schreiber (“nous cherchons à soulever le couvercle qui pèse sur la tête des plus pauvres”) – ajoutait à la détermination du sens qu’il convenait de donner à l’image […] elle accroissait aussi la nature ironique de l’ensemble et sa drôlerie involontaire, à cause, d’une part, du caractère, il faut bien le dire, cocasse de la métaphore utilisée par J.-J. Servan-Schreiber […] et, d’autre part, du fait de la possibilité donnée au lecteur de rapprocher ce fameux couvercle et le casque placé sur la tête du figurant […] chargé, sur l’affiche, d’incarner le stéréotype du travailleur

(Boltanski, 2008, pp. 94-95)

Image 7 – Des agencements ironiques
Source : ARSS, n° 2-3, juin 1976, p. 39

Pour désigner cet usage désacralisant des images, Luc Boltanski parle d’« ironie objective », c’est-à-dire d’ironie qui « se contente de montrer ce qu’analyse le texte et de mettre des objets et des visages sous les concepts ». Elle consiste simplement à  « relever dans la réalité même, des rapprochements qui s’y trouvent déjà et qu’il suffit d’isoler de leur contexte habituel, celui dans lequel on les côtoie au jour le jour sans y penser, cela simplement en les prélevant et en les cadrant, pour en révéler le sens, dérisoire, comique, consternant, inavouable » (Boltanski, 2008, pp. 90-91).

L’article de Pierre Bourdieu contenu dans le numéro 5-6 de 1975 sur « La lecture de Marx » fonctionne selon la logique décrite par Luc Boltanski ci-dessus :

Image 8 – Marx en BD
Source : ARSS, n° 5-6, novembre 1975, p. 65

Si l’abondance, la variété et la composition des images signent de façon tangible l’originalité de leur usage dans les ARSS, notamment de façon emblématique dans les premiers numéros, nous faisons l’hypothèse que cet usage fut d’abord et avant tout un instrument de positionnement dans le champ de la sociologie française au milieu des années 1970. Ce faisant, il aura été aussi l’un des ferments de la constitution d’un groupe de sociologues (Lenoir, 2005)6 à côté du renom, déjà bien constitué à l’époque, de Pierre Bourdieu qui a publié des ouvrages remarqués (Les Héritiers en 1964, L’Amour de l’art en 1965, Un Art moyen en 1966, Le Métier de sociologue en 1968, La Reproduction en 1970) et dirige alors la collection « Sens commun » aux Éditions de Minuit et le Centre de sociologie européenne7.

2. La lutte par les Actes

Dans leur ouvrage consacré à l’usage de la photographie en sociologie, Sylvain Maresca et Michaël Meyer (2013) rappellent les trois types de rapport entre images et sociologie qui constituent les trois aspects de la spécialité de sociologie visuelle : la sociologie sur les images, la sociologie avec les images, la sociologie en images. La première consiste à faire des images l’objet de la recherche dans une démarche d’étude de ses usages sociaux ; la deuxième place le sociologue en position de producteur d’images permettant d’enregistrer et d’analyser des données du terrain ; enfin, la troisième investit l’image comme moyen de restitution de l’analyse sociologique dans une démarche démonstrative. L’examen des usages des images dans les Actes nous conduit à relever un autre type encore que ne mentionnent pas les auteurs du Précis de photographie à l’usage des sociologues. Regarder les images seulement comme des « preuves scientifiques » ce serait en effet oublier que l’usage des images peut être aussi une ressource de positionnement dans le champ scientifique. Les choix et les revendications en matière de méthodes, de manières de faire ne peuvent pas être considérés indépendamment de l’espace – de ses enjeux et de ses logiques propres, à tel ou tel moment de son développement – dans lequel ils sont faits et formulés. L’histoire de la discipline sociologique fourmille d’exemples qui en témoignent : ainsi au moment où la sociologie américaine était dominée par les travaux de Talcott Parsons et Paul Lazarsfeld, Charles Wright Mills dénonçait tout à la fois la « suprême théorie » de l’un et « l’empirisme abstrait » de l’autre. Dans son célèbre titre percutant, L’Imagination sociologique (1959), il consacrait une grande énergie à dénoncer les méthodes d’enquête quantitatives, alors dominantes, pointant ce qu’il nommait le « fétichisme de la méthode », le systématisme dans l’usage des méthodes conduisant à une « bureaucratisation » de la discipline et, surtout, à l’inhibition de l’invention, soit de l’imagination sociologique. Dans ces mêmes années 1960, la création de la Licence de sociologie en Sorbonne est l’opportunité du développement dans ce lieu de méthodes contribuant à asseoir la singularité de la discipline et à réaffirmer sa scientificité à l’exemple de la mise en place de cours sur l’analyse multivariée connectés à l’activité de recherche inspirée par les travaux d’enquête conduit par Pierre Bourdieu (Houdeville, 2007, pp. 133-139)8 – c’est sur ce même terrain des méthodes (quoique de façon différente des travaux alors inspirés par Pierre Bourdieu) que Paul Lazarsfeld et Raymond Boudon cosigneront deux manuels en 1965 et 1966. L’état de la sociologie française tel qu’il est établi dans l’Esquisse pour une auto-analyse par Pierre Bourdieu fait comprendre l’insatisfaction de son auteur : « La sociologie américaine imposait à la science sociale, à travers la triade des Parsons, Merton et Lazarsfeld, tout un ensemble de mutilations dont il me semblait indispensable de la libérer. » De même, il évoque une « lutte contre l’orthodoxie théorique et méthodologique qui dominait la sociologie mondiale » et les difficultés à échapper « à l’alternative que dessinait l’opposition entre les marxistes, bloqués dans le refus de Weber et de la sociologie empirique, et les simples importateurs de méthodes et de concepts américains dégriffés » (Bourdieu, 2004, p. 95 et p. 98).

Au regard de ce mécontentement concernant l’état de l’espace des revues de sociologie dans les années 1970, c’est-à-dire l’état de l’offre de représentations sociologiquement validées, légitimes de la société, la formule des ARSS peut apparaître comme correspondant à un moyen, au support d’une stratégie dans l’espace savant pour faire valoir un point de vue, une position à prétention de renouvellement, d’innovation des approches en sociologie. Cela apparaît assez clairement dans la lecture de l’espace des revues que livre Pierre Bourdieu :

Trois ou quatre revues de fondation récente, la Revue française de sociologie, contrôlée par Stœtzel et quelques “barons” de la deuxième génération (Raymond Boudon en héritera quelques années après), les Cahiers internationaux de sociologie, contrôlée par Gurvitch (puis héritée par Georges Balandier), les Archives européennes de sociologie, fondée par Aron et tenue, avec beaucoup de rigueur, par Éric de Dampierre, et quelques revues secondaires peu structurantes […] Sociologie du travail et Études rurales.

(Bourdieu, 2004, p. 47)

C’est également ce qu’invite à penser le court texte de présentation – deux pages – que rédige Pierre Bourdieu à la manière d’une note d’intentions au principe du lancement de la revue en janvier 1975. À côté de textes achevés, la revue entend proposer d’autres formats donnant clairement à voir les données sur lesquelles reposent les analyses et les procédures de leur traitement – « donner accès à l’atelier lui-même » – contre les formats des « revues académiques ». Elle entend également prendre le contre-pied « des formalismes les plus évidemment rituels […] qui conduisent « à la standardisation et à la “normalisation” des produits de la recherche ». De fait, le numéro 1 contient cinq articles : les deux premiers signés par Pierre Bourdieu avec Yvette Delsaut et Luc Boltanski portent sur de « petits objets » (la haute couture et la bande dessinée, significativement il s’agit de questionner, subvertir la « hiérarchie sociale des objets »), les deux suivants sont présentés comme des « travaux en cours [ayant] fait l’objet d’un exposé et d’une discussion au séminaire de recherches organisé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Chamboredon à l’École Normale Supérieure », le dernier, signé par Bernard Mottez, relève d’une note de travail développée.

3. « Montrer » le travail sociologique

Le texte mentionné ci-dessus de présentation de la revue s’appuie sur l’expression du principe de subversion des us et coutumes du « champ universitaire » en proposant de montrer ce qui est généralement caché derrière les « censures », les « artifices », les « perversions » qui y ont cours. À la désacralisation de cet univers, ses « convenances », son « bon ton » et de ses pratiques habituelles doit correspondre un mode d’expression adapté aux exigences d’une science désacralisante : ainsi les résultats ne seront jamais livrés indépendamment de tout ce qui a permis de les produire ni des nouvelles façons de voir qu’ils imposent des objets visés par la connaissance jusque-là seulement « investis de toutes les valeurs du sacré », de certitudes et de convictions. Cette volonté, d’une part, de donner à voir les « actes » de la recherche, « d’ouvrir l’atelier » et, d’autre part, de subvertir les formes convenues des revues académiques est également attestée par le témoignage de l’un de ses principaux artisans, Luc Boltanski (2008). L’usage des images et autres matériaux visuels n’est certes pas théorisé comme une nouveauté méthodologique mais il est présenté comme profondément lié à un projet plus général de contestation de l’ordre (savant), rendu possible aussi par le rapprochement de compétences prises à plusieurs champs distincts, le travail de composition autour des images mobilisées permettant par exemple de déployer des concepts « tout à fait honorables [et ayant depuis] rejoints la boîte à outils de la sociologie telle qu’on l’enseigne » (Boltanski, 2008, p. 26). Il s’agit bien pour le groupe à l’origine de la revue de « prendre position », c’est-à-dire de prendre, en la créant, une nouvelle place dans l’espace des revues de la discipline.

Pourtant, malgré tout, on avait du mal à faire passer nos papiers dans les revues universitaires officielles, avec comité […] on voulait échapper aux formats prédéfinis. Et, aussi, pouvoir publier vite, par exemple un résultat d’enquête qui nous semblait important dans un contexte précis – défini par l’état des luttes sur le plan scientifique et/ou politique – sans attendre des mois le verdict d’un comité.

(Boltanski, 2008, p. 16)

Le modèle devra donc être « autre » tant sur le plan du fond que de la forme. Luc Boltanski, qui est alors collectionneur de fanzines de bandes dessinées, résume l’intention et la décision de façon saisissante :

Au cours d’une conversation avec le patron9 sur cette fameuse revue dont nous manquions, je sortis un exemplaire de Schtroumpf de mon sac et je lui dis : « On va faire ça, un fanzine de sociologie […] le lendemain, c’était parti.

(Boltanski, 2008, p. 20)

La description que livre Luc Boltanski laisse penser à une entreprise très artisanale – « bricolée » au sens où l’entend l’auteur de La Pensée sauvage (Lévi-Strauss, 1962) – de jeunes gens qui s’appuient sur les ressources que constituent leurs relations et ressources proches, comme en atteste par exemple l’implication du dessinateur de bandes dessinées Jean-Claude Mézières. Mieux encore, il semble que dès l’origine la revue ait souhaité tenir le fond et la forme et, pour le dire dans le langage d’aujourd’hui, composer une véritable identité graphique. Cette ligne est présentée comme un jeu, comme une volonté d’innover et de faire différemment.

En y repensant, je crois que ce qui, dans tout ce travail, m’amusait le plus, était tout ce qui concerne l’illustration, l’image, le graphisme. Ce domaine était celui dans lequel nous avions l’impression d’innover le plus et de vraiment être en rupture avec les routines et les contraintes universitaires. Les innovations proprement sociologiques et théoriques n’avaient pas attendu la naissance de la revue pour se déployer. Mais la mise en forme graphique de nos idées et de nos résultats était quelque chose qu’il fallait inventer.

(Boltanski, 2008, p. 31)

4. Un projet scientifique en images

Pour autant, réduire l’usage du matériau visuel dans les ARSS à une stratégie de prise de position reste insuffisant. Lorsque la revue est créée, Pierre Bourdieu a d’ailleurs déjà un nom et une reconnaissance comme on l’a dit. Avec le projet de revue, il s’agit non seulement d’une prise de position visant à renouveler l’espace (des revues) des sciences sociales mais aussi d’une façon de donner plus consistance encore au projet d’une conception de la sociologie. En effet, si cet usage est présent c’est aussi qu’il est lié à un type de sociologie qui le permet et le rend pertinent. Le caractère stratégique de l’utilisation des images dans les Actes n’est pas indépendant de l’entreprise sociologique spécifique que ses promoteurs s’efforcent de défendre. L’usage des images dans cette revue entre en consonance avec les exigences du projet scientifique qu’il étaye. Il donne à voir en actes l’œil du sociologue tel qu’il est promu par les contributeurs de la revue.

Ainsi, premièrement, l’usage du visuel permet de donner à voir autrement que sous la forme de textes explicatifs des manières d’être au monde qui sont le produit de conditions sociales d’existence données. Les images rendent visible ce dont les sociologues s’emploient à démontrer l’existence (la prégnance de conditions données sur des vies, des corps, tout ce qui relève de l’incorporation du social). Des médiations entre conditions de vie et manières d’être par exemple qui semblent abstraites deviennent lisibles dans des images qui permettent non pas seulement de démontrer mais aussi de montrer – s’appuyant en cela sur la force propre des images. À cet égard, un des grands ensembles d’interrogation mobilisant le matériel visuel y est constitué par l’attention aux corps et aux attitudes (« hexis corporelle ») compris comme manifestation visible d’un habitus, comme extériorisation de ce qui est incorporé. De nombreuses occurrences de cet usage des images sont présentes dans la revue ; on songe ici, de façon emblématique, aux bandes de visages de dessinateurs de BD (Boltanski, n° 1, janvier 1975, pp. 37-59) ou à celle des prêtres dans l’article de Claude Grignon (n° 16, septembre 1977, pp. 3-34), ou bien encore aux corps des travailleurs en milieux populaire et bourgeois analysés par Pierre Bourdieu dans le n° 5 (octobre 1976).

Image 9 – Des habitus en images
Source : ARSS, n° 5, octobre 1976, p. 34-36 et p. 84

Ce que nous identifions là, se rapproche du type d’utilité que voit récemment Philippe Descola dans l’exposition de photographies qui s’est tenue au Musée du quai Branly à Paris au regard de son ouvrage publié en 2005 Par-delà nature et culture : il parle deces photographies comme donnant à voir ce qui ne se voit pas d’emblée, rendant visibles les ontologies, les modes de relations et d’être au monde que son ouvrage analysait. Deuxièmement, cet usage du matériel visuel a également partie liée avec la tradition anthropologique dans le sillage de laquelle se situent les contributeurs de la revue, à commencer par le « patron » dont on connaît aujourd’hui la place du travail photographique dès ses premières enquêtes en Algérie :

Le fait que je me pensais, à l’origine, comme ethnologue […] m’a conduit à importer dans la sociologie beaucoup de ce que j’avais appris en faisant de la philosophie et de l’ethnologie : des techniques (comme l’usage intensif de la photographie, que j’avais beaucoup pratiqué en Algérie), des méthodes (comme l’observation ethnographique ou l’entretien) […] et surtout peut-être des problèmes et des modes de pensée qui appelaient le polythéisme méthodologique que j’ai peu à peu théorisé depuis.

(Bourdieu, 2003, p. 196)

Pour la tradition ethnologique à laquelle se réfère Bourdieu, utiliser des images est « une obligation parmi d’autres du travail de terrain »(Becker, 2009, p. 202) : « relever des empreintes : fixer et conserver sur le celluloïd des événements observés, prêts à s’effacer (témoignage) […] stocker et conserver des observations pour un usage ultérieur (ethnologie matérielle) » (Schultheis, 2007).

Image 10 – Témoignage anthropologique
Source : ARSS, n° 1, février 1976, p. 48

Les images viennent valider pour partie la démarche scientifique : « Les anthropologues se sont appuyés dès le milieu du XIXe siècle sur la photographie et le film comme outils d’enquête de terrain visant à étayer leurs démonstrations et emporter la conviction du lecteur/spectateur » (Chauvin, Reix, 2015, p. 24).

Troisièmement, le « polythéisme méthodologique » revendiqué, qui conduit entre autres à l’usage du visuel, inscrit également la revue dans le projet plus large de modifier l’espace des sciences sociales au pluriel. On y trouve des travaux d’histoire, d’histoire de l’art, de sociologie, de philosophie, d’ethnologie, de linguistique. De fait, une vue, même rapide, sur l’index des auteurs ayant publié dans Actes de la recherche en sciences sociales atteste de cette ouverture. Ainsi, la revue sera pionnière dans la publication française de la fameuse étude d’anthropologie visuelle sur les techniques du corps des Balinais de Gregory Bateson et Margaret Mead (n° 14, avril 1977, pp. 3-34), aujourd’hui devenue une référence classique dans le champ des méthodes visuelles.

Image 11 – Des images pour une revue de sciences sociales
Source : ARSS, n° 14, avril 1977, p. 3

De même, les numéros consacrés à l’analyse des mécanismes de perception et de représentation conduisent à de nombreuses analyses de la part d’historiens de l’art comme par exemple en 1981 avec le numéro 40 consacré à la « sociologie de l’œil » avec les contributions, entre autres, de Carlo Ginzburg et Enrico Castelnuevo, Michael Baxandall, etc. On peut également citer ici l’usage original et précoce des photographies redessinées (par Jean-Claude Mézières) dans l’article d’Yvette Delsaut (« Le double mariage de Jean Célisse », n° 4, août 1976, pp. 3-20) ou l’article de référence d’Erving Goffman sur « la ritualisation de la féminité » (n° 14, avril 1977, pp. 34-50).

Image 12 – Des images pour une revue de sciences sociales

Image 12 – Des images pour une revue de sciences sociales
Source : ARSS, n° 4, août 1976, p.3

Image 13 – Des images pour une revue de sciences sociales

Image 13 – Des images pour une revue de sciences sociales
Source : ARSS, n° 14, avril 1977, p. 44-45

Ces travaux sont d’ailleurs cités comme des références dans le Précis de photographie à l’usage des sociologues mentionnés plus haut sans pour autant que ses auteurs soulignent la précocité de cet usage du visuel dans une revue de sciences sociales françaises, persistant à rapporter le « tournant visuel » de la sociologie (2013, pp. 15-18) aux travaux étatsuniens de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

Enfin, quatrièmement, la revue s’emploie autant à faire connaître la réalité qu’à faire connaître les instruments de connaissance qui la « font », ce qui est un des questionnements fondamentaux du projet sociologique porté par Pierre Bourdieu : les contributeurs de la revue contestent l’emprise des instruments de connaissance et de représentation les plus courants et proposent d’autres outils, concepts et théories contribuant à la production d’un autre regard sur le monde social. Ils proposent une vision du monde à laquelle les images rendent sensible. Dans ce sens, un des autres grands ensembles d’interrogations mobilisant le matériel visuel dans la revue est relatif aux structures de perception du monde social et aux principes de la classification ordinaire, esthétique ou savante (on songe ici, entre autres, à la publication dans la revue des travaux des historiens de l’art tel Erwin Panofsky (n° 66-67, en 1987, pp. 2-24) ou Michael Baxandall (n° 40, en 1981, pp. 10-49). Le questionnement d’ensemble porte concrètement sur les schèmes qui constituent les principes de représentation du monde social. Pour ce faire, les auteurs s’appuient sur l’analyse d’un matériau visuel, pictural pour les deux cas cités ici. Dans cette « Sociologie de l’œil » (titre du n° 40, 1981), la sociologie de la culture et de l’art, l’histoire de l’art sont souvent mobilisées. Dans ce cas, les images apparaissent comme un bon moyen pour révéler ce qui est caché dans les manières de voir habituelles, les manières dont est cadrée notre perception (« qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » interroge par exemple l’article de Pierre Bourdieu sur la production de la croyance, n° 13, 1977, pp. 3-43). L’entreprise sociologique poursuivie par les promoteurs de la revue a précisément parti lié avec le projet de dévoiler les catégories à travers lesquelles nous appréhendons le « réel » – ce sont par exemple les catégories de l’entendement professoral analysés par Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin (n° 3, 1975, pp. 68-93).

Image 14 – Objectiver la perception du monde social
Source : ARSS, n° 3, mai 1975, p. 78

Au fond, ce qui apparaît de façon constante c’est une volonté de déconstruire les classements établis, les effets de codification, de questionner « l’efficacité symbolique » (Bourdieu, 1986) de la forme elle-même, de saisir le monde social comme produit pour partie des représentations que s’en font les agents sociaux eux-mêmes (cf. par exemple « la représentation politique » analysée par Pierre Bourdieu, n° 36-37, 1981, pp. 3-24). L’idée reste que « les représentations, catégories et classifications qui caractérisent le monde social ont une genèse dont il convient de rendre compte »(Zimmermann, 2003, p. 240). À ce titre, les images peuvent être saisies comme des modes de représentation et d’existence du monde social, des modes d’existence des collectifs par exemple qui doivent être interrogés – dans la revue, les occurrences d’études de groupes et de leur genèse sont très nombreuses à l’exemple de celles mises en image par Francine Muel (n° 1, 1975, pp. 60-74) ou encore Charles Suaud (n° 4 de 1976, pp. 66-90).

Image 15 – Photos de groupes I

Image 15 – Photos de groupes I
Source : ARSS, n° 1, janvier 1975, p. 65

Image 16 – Photos de groupes II

Image 16 – Photos de groupes II
Source : ARSS, n° 4, août 1976, p. 73

À ce compte, pas étonnant que les mêmes arguments, les mêmes mots soient utilisés par Pierre Bourdieu dans le texte de présentation du premier numéro de la revue en 1975 et dans celui, en 2000, par lequel il souligne les efforts de Manet pour bousculer, transformer, subvertir les formes esthétiques à son époque : la connaissance des objets passe toujours par la rupture du charme qu’au quotidien ils exercent sur nous, autrement dit « en opposant la violence symbolique à la violence symbolique » de la même manière que la révolution formelle spécifique qu’opère un tableau comme l’Olympia de Manet doit être entendue au sens d’« une violence symbolique dirigée contre une forme symbolique dominante » (Bourdieu, 2013, p. 376).

Un usage des images discuté et peu théorisé

Lorsqu’il a été discuté, le cas de l’utilisation des images dans les Actes a suscité des lectures négatives : Bernard Lahire (2005, pp. 62-63) dans sa lecture critique de La distinction et Laëtitia Della Bianca (2012) dans une brève analyse des six premiers numéros de la revue. Le premier pointe le « statut ambigu » des photographies, notamment le fait que n’étant pas commentées, elles seraient « à la fois sur-signifiantes » et « sous-signifiantes ». Pour lui, les images ne disent finalement rien lorsqu’elles sont livrées ainsi car aucune image ne parle d’elle-même. Elles seraient davantage là pour donner un « effet de réel [plutôt] qu’un réel effet de connaissance »(p. 63). Bref, en l’absence de corpus raisonné et d’analyse organisée des images, l’usage de l’image n’est non seulement qu’illustrative mais, plus encore, présente un risque de dérive interprétative. Pour le dire autrement, il n’y aurait, selon Bernard Lahire, pas d’autre usage possible en sociologie que le travail à la fois avec les images et en images, l’un impliquant nécessairement l’autre. Laëtitia Della Bianca, quant à elle, analyse en particulier deux articles de la revue – respectivement celui de Luc Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée » dans le n° 1 en 1975 (pp. 37-59) et celui de Pierre Bourdieu « L’ontologie politique de Martin Heidegger » paru dans le n° 5-6 (109-156) la même année. Elle pointe, comme Bernard Lahire, le défaut de commentaires et de description des images allant jusqu’à dire que les images mobilisées sont utilisées « à des fins d’illustrations sans autre forme d’interrogation » et occupent finalement une « fonction distrayante ». C’est en creux qu’on saisit pourquoi l’auteur ne voit pas autre chose que de l’illustration dans ces images : lorsque dans une parenthèse elle écrit ne pas savoir ni comprendre de quoi parle Luc Boltanski lorsqu’il utilise le terme d’hexis corporelle10. Ce faisant, elle montre à son insu que la lecture de ces images fonctionne avec la totalité du texte et que le guide de lecture est livré entre autres choses dans les titres invitant le lecteur à lire ces images en sociologue, en y décelant précisément les indices sociologiques incorporés, c’est-à-dire au sens strict « dans les corps » – c’est de façon assez claire, le même usage des images que fait Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979) avec les planches de photographies titrées par exemple « Le physique de l’emploi »(pp. 212-213) ou encore « La force et la forme » (p. 233), cette dernière étant d’ailleurs accompagnée d’extraits d’entretiens (ces pages de l’ouvrage avaient d’ailleurs été publiée dans les ARSS).

Ce que reprochent ces auteurs, c’est bien le fait de faire seulement de la sociologie en images et pas avec. Au fond, ils entendent dénoncer un « usage faible » des images contre un « usage fort » qui donnerait à l’image le statut d’outil d’enquête sociologique entrant dans la construction d’une stratégie d’enquête. C’est ce qu’explique Bernard Lahire lorsque, toujours à propos des images dans La Distinction, il écrit : « la production d’une connaissance sociologique supposerait l’analyse d’un corpus de photographies prises dans des conditions relativement similaires, dans des familles socialement variées et clairement situées (sous l’angle des capitaux économiques et culturels notamment) »(p. 63). À porter le débat sur l’opposition entre « usages faibles » ou « forts » des images, le risque est de négliger le fait qu’il s’agit aussi d’un outil qui, d’une part, peut ne pas répondre exactement aux mêmes critères de consistance que d’autres méthodes – Franz Schultheis a écrit un texte sur l’usage de la photographie de Pierre Bourdieu qui en souligne le caractère également « heuristique » (Schultheis, 2007). D’autre part, l’utilisation de cet outil peut correspondre à d’autres enjeux et critères que la seule cohérence démonstrative. Les lectures de l’utilisation des images comme matériau scientifique n’épuisent pas l’analyse de leurs usages sociaux dans le monde académique comme on s’est employé à le montrer dans cet article à côté de notre volonté d’expliciter l’usage du graphisme et du matériau visuel dans les Actes resté jusqu’alors peu théorisé, en écho aux propos de Boltanski : « un courant s’affirme, se manifeste dans sa cohérence, s’invente une forme originale, se trouve un public de lecteurs, etc. mais, vu de près, ne ressortent que des détails. Un amoncellement hétéroclite et épuisant de détails » (2008, p. 39).

5. Pour un usage des images comme « technologie intellectuelle »

L’absence quasi-totale de l’usage des images en sociologie, hier et aujourd’hui, dans le format académique des revues du domaine traduit-elle un jugement négatif implicite à leur endroit ? Les images ne seraient-elles pas suffisamment légitimes à l’âge de la scientifisation de la discipline (Houdeville, 2007) ? Le cas présenté montre que cet usage est pourtant loin d’être antinomique avec le développement spécifique de la discipline à l’époque contemporaine et qu’il est même susceptible de l’appuyer. Dans le cas des ARSS, cet usage peut être mis en relation avec, d’une part, son caractère de prise de position à un moment donné dans l’espace de la discipline sociologique et, d’autre part, avec les orientations théoriques et une histoire (les liens avec l’anthropologie et l’histoire de l’art par exemple), solidaires d’une manière de « représenter la société » pour paraphraser Howard S. Becker (2009). Cette prise de position qu’a incarné, selon nous, l’usage des images dans les Actes dans les années 1970 paraît avoir fait date au point que les promoteurs de la revue dans les années 2000 aient marqué leur volonté de revenir à l’esprit des débuts en faisant de nouveau une place de choix au matériau visuel comme instrument de connaissance – c’est ainsi le cas dans les numéros récents consacrés aux questions urbaines11 et aux questions de « sociologie de l’art » ou des « représentations »12. L'anthropologue Jack Goody (1979, 2006) qui parle de « technologie intellectuelle »évoque bien cette idée de l'image comme tremplin, comme stimulant du raisonnement et de la réflexivité, permettant de franchir les frontières intellectuelles et institutionnelles.

Image 17 – Renouer avec l’esprit des débuts de la revue

Image 17 – Renouer avec l’esprit des débuts de la revue
Source : ARSS, n° 159, décembre 2005, p. 118

Image 18 -… et (re)donner à voir par l’image

Image 18 -… et (re)donner à voir par l’image
Source : ARSS, n° 195, décembre 2012, p. 26

Finalement, en engageant un travail sur une grande revue de sociologie par un aspect (l’image) a priori secondaire, nous sommes conduits à constater tout l’enjeu qu’il y a à faire une sociologie de la sociologie par les revues. Pour aller plus loin encore, sans doute conviendrait-il de s’armer des outils habituels du sociologue d’aujourd’hui et, par entretiens notamment, d’approfondir nos analyses relatives aux stratégies plus ou moins délibérées, à différentes périodes, des contributeurs des Actes. Plus largement, il conviendrait de saisir « la structure des rivalités » (Collins, 1998) qui anime le champ de la sociologie et permet de comprendre les différents moments et positionnements des revues. Bref, une histoire reste à faire qui saisirait plus précisément le caractère structurant des revues sur les pratiques scientifiques en vigueur13.

Au-delà de ces constats et pistes de travail, l’inventivité déployée par les contributeurs de la revue frappe, dans les débuts notamment, dans les usages du visuel. Réalisées avec des ciseaux, de la colle, des machines à écrire, du typex, etc. la composition de la maquette et la mobilisation des images correspondent finalement à ce que d’aucuns décrivent aujourd’hui comme rendu possible par le numérique : l’usage des bulles, des infra-textes, des images retouchées, imbriquées, etc. De quoi finalement relativiser les discours à propos de ce que les nouvelles technologies rendraient possibles ou, plutôt, de quoi inciter à ne pas oublier que les efforts pour subvertir grâce à elles les formes symboliques courantes, convenues ne peuvent se passer d’un point de vue théorique clairement affirmé et revendiqué. Daniel Vander Gucht rappelle l’essentiel en soulignant qu’« il ne suffit pas de voir dans une photo ou un film une dimension sociale, ni même d’y déceler une intention d’exploration et d’investigation du monde social. Il y faut nécessairement un protocole de recherche scientifique fondé sur une épistémologie sociologique » (Vander Gucht, 2017).

Notes

1 Nous remercions Pascale Moulévrier et Charles Suaud pour leurs relectures attentives. Nous remercions également Elvire Houdeville pour son soutien technique et linguistique.

2 Cette nouvelle maquette rappelle aussi graphiquement les premiers numéros par l’adoption du bandeau qui, en bas de page, comporte un titre général au recto et les titres des articles et leurs auteurs au verso.

3 D’autres aspects confèrent à la revue, dès l’origine, une identité et des motivations à part (Boltanski, 2008). Ainsi, jusqu’au douzième numéro, soit en décembre 1976, la revue s’affichait sans que le texte – deux colonnes par page – soit justifié à droite, sans mention des qualités des auteurs (la mention de « références institutionnelles » n’apparaît dans la revue qu’au cours de l’année 2015), les caractères imitant ceux d’une machine à écrire, sans bibliographie en fin d’article (cet usage viendra plus tard sans jamais se systématiser). À cette même époque, la réalisation de la revue était explicitement attachée à des personnes (c’est Rosine Christin qui réalise les premiers numéros et Jean-Claude Mézières, dessinateur de bande-dessinée, créateur de la série de science-fiction Valerian et Laureline, contribue à la maquette).

4 Howard Becker a fait des remarques importantes à ce sujet en parlant de l’ouvrage documentaire de Robert Franck The Americans comme ne fournissant pas de support textuel aux images mais qui par « les images elles-mêmes, leur séquençage, leur caractère répétitif, les variations sur un petit nombre de thèmes fournissent le contexte et disent aux personnes ce qu’ils ont besoin de savoir pour arriver, par leur propre raisonnement, à certaines conclusions » (Becker, 2009, pp. 204-205).

5 On aurait aussi bien pu prendre pour exemple de cette démarche, fonctionnant à grand renfort de dessins, de bulles, de photos, l’autre article de Pierre Bourdieu contenu dans le même numéro 5-6 de novembre 1975 sur « L’ontologie politique de Martin Heidegger ».

6 Au cours des deux premières années (1975 et 1976, la revue est alors bimestrielle) une trentaine d’auteurs produisent 70 articles quand il faudra, au cours de deux années prises trente ans plus tard (2004-2006, la revue est alors trimestrielle), 72 auteurs pour en produire 84, donnant une idée des transformations morphologiques du groupe des contributeurs.

7 La contribution de la revue à l’émergence d’un groupe singulier de sociologues se « lit » dans le propos de Pierre Bourdieu lorsqu’il parle par exemple de « payer par sa signature » (Delsaut, Rivière, 2002, p. 211) les contributeurs des premiers temps de la revue et désigne son rôle comme celui d’un « metteur en scène ».

8 Dans un article de témoignage, Jean-Michel Chapoulie rappelle l’importance de cet enseignement inédit en Sorbonne, ayant vécu ses années d’étudiant à cette époque, ayant été formé partiellement par cet enseignement « organisé par des chercheurs associés au centre de recherche dirigé par Pierre Bourdieu »(Chapoulie, 2000). D’autres auteurs, plus récemment, reviennent sur l’importance de cet enseignement (Masson, Schrecker, 2016, pp. 47-50).

9 Comprendre Pierre Bourdieu, qui est désigné ainsi dans l’ensemble du témoignage de Luc Boltanski.

10 Ainsi, avec un sérieux malheureux, l’auteur, étudiante en sciences sociales, explique : « La formule “rapprochement des discours et des visages”, ainsi que le titre “De la systématicité des propos à la cohérence de l’hexis corporelle” (pour autant que l’on sache à quoi se réfère le terme hexis corporelle) nous font comprendre que les personnes représentées ici sont les protagonistes auxquels appartiennent les propos transcrits plus-haut. Mais nous ne sommes pas beaucoup plus avancés. »

11 Il faudrait d’ailleurs interroger la prégnance et la précocité de l’usage du matériau visuel dans la sociologie urbaine depuis les travaux pionniers de Maurice Halbwachs et la « tradition de Chicago ».

12 Parmi d’autres le numéro 154 intitulé « Représentations du monde social » et paru en 2004.

13  Les témoignages à propos de l’histoire et le fonctionnement des ARSS sont très peu nombreux ‒ mis à part celui de Luc Boltanski qu’on a mobilisé dans cet article. Pierre Bourdieu n’aborde pas le sujet dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004). Aucune des contributions de l’ouvrage Travailler avec Bourdieu (Encrevé, Lagrave, 2003) n’évoque directement ce point. Le fondateur de la revue évoque bien, mais seulement à une reprise, dans ses Cours au Collège de France (Bourdieu, 2016), l’usage des images dans la revue comme mode d’expression permettant de transmettre quelque chose de nouveau et passant par la rupture avec des contraintes sociales, liées dans ce cas à la fabrication d’une revue de sciences sociales.

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Pour citer cet article

Olivier CHADOIN, Gérald HOUDEVILLE, « Le visuel et le conceptuel. Sur l'usage des images dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales », Revue française des méthodes visuelles. [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 14 juillet 2017, consulté le . URL : https://rfmv.fr