Michaël Meyer, Université de Lausanne
L’usage des images comme support d’entretien est une technique qui connaît un certain succès dans les sciences sociales. Or, cette technique d’enquête – comme tout dispositif de recherche visuelle – doit faire l’objet d’une explicitation rigoureuse du rôle attribué aux images. L’article revient sur l’élaboration d’un corpus d’images qui ont été présentées à des ambulanciers. Grâce aux commentaires d’images, il s’agissait de favoriser une réflexion socio-historique sur les transformations du métier d’ambulancier depuis les années 1950 en Suisse. Dans ce cadre, l’article décrit les étapes du choix des images, depuis la récolte en archives jusqu’à l’élaboration du protocole d’entretien. Enfin, il met en avant ce que faire parler à partir des images signifie et comment le chercheur doit anticiper le rôle de celles-ci dans la relation d’enquête établie. Comment allier la rigueur méthodologique propre à l’entretien de recherche en sciences sociales avec l’imprévisibilité et la polysémie du commentaire spontané d’images ?
Mots-clés : Entretien, Photo-elicitation, Archives, Corpus, Ambulanciers, Commentaire d’images
The use of pictures during interviews is a technique that has currently some success in the social science. However, this research technique – like any visual research methodology – must be subject to a rigorous explanation of the role attributed to the pictures. This article explains the creation of a corpus of photographs that have been presented to paramedics. Thanks to their commentaries on these images, the aim was to promote socio-historical insights about the transformations of the paramedic profession since the 1950s in Switzerland. The article describes the choice of pictures used for the photo-elicitation interviews, from the research of primary sources in the archives to the creation of an interview protocol. Lastly, it highlights what speaking about pictures means and how the researcher must anticipate their role in the relationship established during his investigation. How can the methodological rigor of social science research be combined with the unpredictability and polysemy of spontaneous commentaries on photographs?
Keywords : Interview, Photo-elicitation, Archives, Corpus, Paramedics, Commenting on pictures
Les chercheurs-euses en sciences sociales profitent aujourd’hui d’une grande facilité d’accès à des documents (audio)visuels, ainsi qu’à des sources archivistiques numérisées. Le défi n’est alors plus seulement technique (récolter un corpus d’images), il consiste aussi à exploiter pleinement dans le processus de recherche toutes les capacités expressives des visuels glanés durant l’enquête de terrain. Si l’interprétation des images constitue une méthode bien documentée (Gervereau, 2004 ; Joly, 2005), les formes d’instrumentation du visuel par les sciences sociales n’ont pas à se limiter à une lecture-analyse du contenu d’images « trouvées ». Les chercheurs peuvent devenir eux-mêmes producteurs de données visuelles et mettre à profit les images à toutes les étapes du processus de recherche, depuis la phase exploratoire jusqu’à la restitution des résultats (Maresca et Meyer, 2013). Ils peuvent aussi utiliser les images (trouvées ou faites) comme d’efficaces ressources interactionnelles, en mesure de faciliter une relation d’enquête parfois empreinte d’incompréhension ou de méfiance. Bien que devant faire l’objet d’une réflexivité critique (Papinot, 2007 ; Meyer et Schwarz, 2016), cette utilité des images pour rompre la glace et attiser la curiosité constitue un intérêt indéniable du recours aux images durant l’enquête.
De ce point de vue, les entretiens et les conversations ethnographiques sont des moments propices pour mettre à contribution une double puissance des images : une force vocative (la capacité d’interpellation) et une force évocative (la capacité de désigner et remettre en mémoire). Dans les entretiens utilisant l’image pour stimuler la parole, les traces visuelles et les discours se complètent : ce n’est pas l’image seule qui opère comme empreinte visuelle « objective », mais l’image comme mode de représentation confronté aux constructions discursives des enquêtés. De la triangulation de vues entre montreur, images montrées et commentateur surgit des informations précieuses sur le monde social étudié et sur sa sensibilité aux narrations visuelles qui le travaillent.
Une telle technique d’enquête, dite par « photo-elicitation » (Collier, 1967 ; Harper, 2002 ; Papinot, 2012 ; Bigando, 2013), a été mise en œuvre dans le cadre d’une recherche socio-historique sur le métier d’ambulancier en Suisse. Une sélection d’images d’archives et de photographies de presse actuelles a été présentée à des ambulanciers. Face à un groupe professionnel empreint d’imaginaires forts (urgence, vitesse, réanimation, mort), les sources visuelles offrent un contre-pied utile pour une discussion plus nuancée sur le métier. La présentation de documents numérisés (coupures de presse, photographies promotionnelles, etc.) permet alors d’interroger l’identité professionnelle et l’échelle des valeurs promue par le processus de socialisation au métier.
Cet article propose de décrire ce dispositif méthodologique. La confrontation des sujets à leur double photographique et à des formes visuelles passées de leur groupe professionnel suscite des effets de regard décalé. Le décentrement est renforcé par la demande de commentaire des images. Cette manière de faire établit un échange à la fois critique, mais aussi plus égal entre le chercheur et les ambulanciers : en leur soumettant des images de leur (supposé) passé, le chercheur les considère comme des partenaires avisés susceptibles d’orienter et de modifier le regard d’enquête porté sur eux. La relation de proximité, entre interlocuteurs penchés sur les mêmes photos regardées et discutées de concert, offre alors un enseignement épistémologique pour l’enquête de terrain en sociologie : l’image a l’avantage d’obliger à toujours resituer les vues du chercheur (matérialisées par les images choisies et montrées) dans l’organisation d’ensemble de la visibilité et des valeurs promues à l’intérieur du monde social ou professionnel étudié.
Le métier d’ambulancier est un métier jeune en Suisse et dont l’histoire générale, mais aussi les histoires régionales, reste à écrire. Malgré la pauvreté historiographique, j’ai suggéré des éléments pour une mise en perspective socio-historique de ce métier à partir de la seconde moitié du XXe siècle (Fournier et Meyer, 2016). En particulier, la Suisse a connu un moment déterminant, entre 1955 et 19641, durant lequel intervient une première concertation concernant l’organisation de services officiels de secours et d’ambulances. Le travail d’ambulancier fait alors l’objet d’une hybridation avec les missions de police. Le personnel ambulancier est principalement recruté dans les rangs de la gendarmerie, en particulier dans les brigades de circulation. Une part importante de l’histoire de ce métier dans la dernière partie du XXe siècle est marquée par une lente séparation avec l’univers policier et ses connotations, et par une tentative de se rapprocher de la sphère des soins pour y revendiquer aujourd’hui un statut de soignant à part entière. Un travail institutionnel et symbolique est ainsi déployé par différents acteurs pour « construire la compétence » (Paradeise, 1985, p. 18) des ambulanciers aux yeux de l’État, des médias et du public, en se distinguant de la sphère policière, mais aussi en rompant avec les formes civiles et bénévoles de premiers secours. On peut parler d’un processus de « professionnalisation » dès lors qu’il s’agit d’une argumentation rationnelle pour conquérir, exercer et conserver un certain monopole sur une activité (Demazière, Roquet et Wittorski, 2012). Ce processus va peu à peu engager une définition normative du travail d’ambulancier : les savoirs spécifiques, les prérequis à l’exercice du secours aux blessés, le matériel adéquat, les gestes à sanctionner. Cette construction de l’expertise aboutit à la réclamation d’un territoire de compétences spécifique : le « préhospitalier », dans lequel se jouent aujourd’hui l’existence et la visibilité sociale du travail ambulancier.
Ce projet d’une socio-histoire du métier d’ambulancier a bénéficié de plusieurs circonstances favorables, qui ont accentué la pertinence d’une approche visuelle. Tout d’abord en 2012, eu lieu une rencontre avec Samuel Fournier, un enseignant de l’École Supérieure d’Ambulancier et Soins d’Urgence Romande (ES-ASUR). Celui-ci préparait un nouveau cours pour la formation de base des ambulanciers dans le cadre d’un module « Éthique, déontologie et rôle professionnel ». L’objectif était de sensibiliser les participants à la problématique des images durant les interventions. La mise en place de ce cours était liée à l’exclusion d’un étudiant qui avait pris des photos en intervention et les avait publiées sur Facebook. Cette situation obligeait l’école, d’une part à réaffirmer le secret de fonction et le secret médical auxquels sont soumis les étudiants, mais d’autre part, elle devait surtout se positionner face à une nouvelle génération d’ambulanciers pour qui les technologies de communication (en particulier les smartphones) et les réseaux socionumériques font partie des habitudes personnelles et, par extension, influencent les comportements au travail.
Nous avons ainsi discuté la prise d’images par les ambulanciers, mais aussi les ambulanciers filmés en rue par des passants munis de caméras miniatures ou de téléphones connectés. Cette thématique rejoint les situations vécues par d’autres professionnels de l’urgence, notamment les policiers, filmés durant leur travail (Meyer, 2010). Dans notre élan, nous avons décidé de construire un projet pédagogique qui associerait une classe d’étudiant-e-s de Bachelor en sciences sociales et une classe d’ambulanciers, afin de travailler ensemble sur le thème « l’ambulancier et son image », entendu à la fois comme étude des figurations médiatiques du travail et de la représentation sociale du métier. Ce projet a ainsi fourni le cadre pour initier notre étude en Suisse2.
D’emblée, je souhaitais réaliser des entretiens avec des ambulanciers en poste, en donnant ainsi la possibilité aux étudiant-e-s d’interagir avec les opinions de professionnels expérimentés ayant vécu les transformations du métier. Ces entretiens devaient à la fois aider à comprendre les changements dans les outils et les gestes de l’ambulancier (sa « modernisation ») et comment les discours et les attributs symboliques de l’ambulancier se sont ajustés à ces transformations techniques, notamment autour de la formation, des compétences revendiquées et de l’éthique professionnelle. Mon hypothèse était que la confrontation aux images pouvait faire apparaître la logique de regroupement et de représentation partagée par la nouvelle configuration professionnelle, au sens d’un espace social dans lequel interagissent des acteurs individuels, collectifs et institutionnels à propos d’une activité identifiable (le premier secours), sa définition symbolique commune, la stabilisation et la valorisation de savoirs théoriques et empiriques.
Parallèlement, le contexte était marqué par des discussions vives suscitées par les syndicats et quelques représentants de services d’ambulance. Ceux-ci discutaient la création d’une fonction d’« ambulancier de presse » en charge d’assurer les relations avec les médias. Pour moi, ce débat interne sur la visibilité médiatique venait confirmer l’intérêt de recourir à des images comme chemin d’accès pour interroger le mouvement de professionnalisation et les représentations actives au sein du métier. J’ai ainsi saisi l’opportunité de questionner un monde professionnel par le biais de son travail de représentation et par la perception qu’en ont les membres de ce groupe. Je tenais là le même genre d’entremêlements entre sphères professionnelle et médiatique que j’avais étudié à partir du cas des policiers (Meyer, 2012a et 2013). Cette fois, la différence tenait dans le fait que le groupe des ambulanciers n’avait pas engagé lui un tournant communicationnel aussi radical et stratégique que la police. Peu présents sur le terrain médiatique, les représentants du monde ambulancier n’en développaient pas moins une sensibilité forte à la question de la mise en représentation de leur corporation. J’y voyais la possibilité de tester mes hypothèses précédentes sur la co-configuration d’un monde professionnel et de son « travail d’image ».
Une approche par entretiens semblait aussi en mesure de répondre à une certaine urgence dans la documentation et reconstruction socio-historique du métier. Les documents archivés sont rares et les ambulanciers qui ont vécu, voire initié, les transformations dès les années 1950, sont soit décédés, soit trop âgés pour qu’un questionnaire standardisé puisse reconstituer par le détail certaines transformations.
Les conditions étaient ainsi très favorables afin de stimuler la parole des ambulanciers sur leur métier, sous ce prétexte de la question brûlante de la médiatisation (qui n’était au final qu’une portion de ce qui m’intéressait) et celui de l’élaboration d’une histoire du métier en Suisse. La décision de recourir à des sources visuelles ne modifie pas foncièrement les premiers pas dans la recherche. La revue de la littérature scientifique, la découverte des revues professionnelles et des discussions qui s’y tenaient, les entretiens exploratoires, la prise de note et l’élaboration de questions de recherche, la négociation de l’accès à un échantillon d’ambulanciers, etc. : tout cela s’est déroulé au même titre qu’une approche qui n’aurait pas anticipé de rôle à donner aux images.
J’ai argumenté ailleurs que les images au moment d’initier une recherche constituent de piètres guides pour l’action – les images ne disent pas au chercheur quoi faire sur le terrain et comment y circonscrire un thème d’étude. Mais elles peuvent constituer un précieux « guide pour l’attention » (Du et Meyer, 2008). En effet, elles incitent à chercher du regard et à scruter certaines composantes visuelles qui pourraient faire l’objet d’un traitement approfondi et contribuer à l’avancement de la recherche. Alors qu’au quotidien un grand nombre d’images (et de dimensions visuelles des phénomènes) ne retiennent pas notre regard, le choix d’adopter une approche visuelle décuple notre attention et renforce nos réflexes, parfois émoussés, de s’arrêter sur les images pour leur poser des questions. Engager une approche en méthodes visuelles, c’est donc quitter un visionnement passif, conditionné par une consommation ordinaire fugitive des images, pour lui préférer une attitude active d’interrogation des dimensions visuelles de nos données. C’est chercher et penser avec les yeux. On comprend alors qu’une cueillette systématique, mais mécanique, qui ne prendrait pas le temps des regards et des questions aux images, n’est en soi pas non plus gage de plus-value pour la recherche. Parlant de l’observation ethnographique, Yves Winkin (1996, p. 112) dénonce l’attitude de ceux qui utilisent le film ou la photo comme des « aspirateurs » à données, sans anticiper le devenir des images captées. La même attitude boulimique s’observe lorsqu’on récolte des images produites par d’autres (dans la presse, en archives, etc.). Le besoin compulsif de conserver des visuels sur notre thème de recherche, sans qu’aucun but n’ait été fixé à cette récolte, conduit immanquablement à se retrouver avec un corpus d’images aussi large que décourageant, car encore faut-il l’avoir visionné pour savoir ce que l’on peut en faire !
Dans le cadre du projet avec les ambulanciers, l’analyse s’est élaborée à partir de documents – correspondances, photographies, rapports – produits dans le Canton de Vaud et déposés dans les archives cantonales relatives au service de la santé publique et de la planification sanitaire. Ce dossier regroupe des documents produits entre 1950 et 1970, versés aux archives en 1987. Parallèlement, nous avons découvert des données visuelles dans les archives photographiques du fonds Edipresse Publications S.A.3 (dossier « Ambulances » contenant 101 clichés, dont 40 diapositives). Ces images, à disposition des journaux du groupe Edipresse, ont servi au fil des années d’illustrations pour différentes couvertures médiatiques du développement des services d’ambulance4. Cette première récolte allait rapidement être étoffée grâce à la curiosité provoquée par les images glanées et montrées autour de nous.
La collaboration entre un sociologue et un ambulancier était innovante et nos allers-et-venues, avec des classeurs d’images et d’articles de presse sous les bras, ne sont pas passées inaperçues dans la communauté des enseignants de l’école d’ambulancier. De ce point de vue, Samuel Fournier a joué un rôle primordial de catalyseur de l’intérêt de ses collègues et d’informateur privilégié pour moi. Chaque lot d’images trouvées permettait d’entrer en contact avec de nouveaux interlocuteurs, suscitait l’intérêt envers notre projet et encourageait les verbalisations. Nous obtenions ainsi des informations factuelles sur les lieux et les personnes mises en images, mais aussi des recommandations concernant des personnes à interroger ou des sources d’archives inattendues, y compris dans les tiroirs de collègues. Je suis ainsi présenté à un ancien directeur d’école d’ambulanciers qui met à notre disposition ses archives personnelles, constituées depuis 1987. Les documents incluent un grand nombre d’articles de presse, mais aussi des photographies prises lors d’événements liés à la formation de base et à des activités professionnelles (par exemple des exercices inter-services). Bien que riche, le mode de constitution et le périmètre de ce corpus posent problème dès lors que les critères de sélection ont été l’intérêt subjectif du directeur, sa disponibilité pour suivre la presse et la mise en avant des activités de son école. Même si nous ne cherchions pas un corpus exhaustif ou représentatif, il nous semblait néanmoins utile de compléter la récolte. Samuel Fournier a ainsi effectué une récolte systématique d’articles de presse, à partir des mots-clés « ambulance », « ambulancier », « préhospitalier », dans les archives des principaux journaux suisses romands pour la période de 1921 à nos jours. Le corpus complémentaire constitué compte 921 articles, dont un grand nombre contiennent une ou plusieurs photographies.
Une fois les filons d’images identifiés, il s’agit de les creuser, de rassembler les documents, de les stocker de façon efficace afin d’en garantir une consultation aisée (nous avons opté pour la numérisation des images) et surtout de les visionner attentivement. À ce stade, un glissement heuristique s’opère : l’enquête sur les ambulanciers prend alors des allures d’enquête visuelle, d’enquête sur/par les images. Plus celles-ci deviennent une part importante du travail exploratoire et de récolte d’informations, plus la recherche doit renforcer ses choix méthodologiques concernant le statut des données visuelles et leur usage. Ce faisant, c’est toujours le métier d’ambulancier et son histoire que l’on explore, mais avec la médiation de sources inédites et de commentaires stimulés par les traces visuelles. Loin d’être une méthode miracle, le détour méthodologique par les images est gourmand en temps et en énergie, mais il offre des points d’accès parfois lumineux à des portions de l’objet d’analyse qui autrement auraient présenté des embûches à l’enquêteur. J’ai à plusieurs reprises pu tester dans mes travaux sur la police comment des thèmes sensibles (tel le délit de faciès par exemple) étaient, de façon surprenante, bien plus simple à aborder par l’intermédiaire de visuels (des extraits de fiction ou des photos prises en situation) que par une série de questions directes. Sans doute cela tient, comme l’ont revendiqué les pionniers de la photo-elicitation à la capacité de l’image, en tant que tiers médiateur, à faciliter la verbalisation d’expérience (Collier, 1967). Plus déterminant encore, je crois que l’image offre une position de replis à l’interviewé qui voudrait revenir sur une parole trop libérée (« je parlais de l’impression que donne ce type d’images, pas forcément de la réalité »5). Dans l’entretien en face-à-face, il est délicat pour l’interviewé de revenir sur sa parole, sans perdre la face et renforcer le sentiment qu’il vient de concéder un aveu de culpabilité. Bien que la recherche avec les ambulanciers n’ait pas pris place autour de thématiques sensibles (le consensus était au contraire fort sur le besoin d’interroger l’histoire et les pratiques du métier), le « jeu » des images fournit un amortisseur pour une relation d’enquête parfois marquée par l’incertitude des enquêtés quant aux buts visés par le sociologue.
Découvrir et visionner les premières images est un moment excitant du processus de recherche. Chaque image vient faire naître une idée à explorer. Certains visuels matérialisent les premières pistes et sont sources de motivation pour l’enquêteur qui avance à tâtons dans la complexité du monde social qu’il découvre.
Ce rôle de catalyseur a été le cas pour une photo apparue durant la phase préliminaire de recherche. Il s’agit d’une image représentant des ambulanciers de la commune du Val-de-Travers dans le canton de Neuchâtel (image 1).
Lorsque Samuel Fournier et moi avons vu pour la première fois cette image, nous étions en train d’effectuer une reprographie numérique du dossier « Ambulances ». Notre première réaction a été un éclat de rire que la seule fatigue des heures passées en archives n’explique pas. Une fois l’image numérisée, elle a été l’une des premières à réapparaître à notre souvenir lors de la rencontre suivante durant laquelle nous souhaitions visionner les images glanées. Il apparaît immédiatement qu’elle présente un décalage fort avec une vision moderne ultra-technologique du matériel, des techniques et des équipages d’ambulance. La vue de ces deux hommes, l’un en salopette, l’autre en chemise à carreaux, tous deux manches retroussées, à côté d’une ambulance caractéristique des années 1970-1980 (avant la diffusion des modèles américains rectangulaires), le regard face caméra de l’un d’eux et l’absence de patient nous renvoyait, par contraste flagrant, à d’autres images d’ambulanciers mis en scène cette fois aux côtés de patients, auxquels ils adressent des regards focalisés et empathiques, dans des contextes médicalisés dotés d’un matériel de pointe (image 2).
La rupture avec les formes de représentations actuelles, de même que l’écart avec l’idéal professionnel de compétences soignantes qui travaillent aujourd’hui les discours, nous incitait à considérer l’image du Val-de-Travers au-delà du simple témoignage historique sur une période et un lieu donnés. Les informations disponibles au dos n’ont pas permis d’établir avec certitude s’il s’agit de garagistes, en charge de réparer le véhicule, ou s’ils cumulent effectivement les rôles de mécaniciens et ambulanciers. Malgré cette incertitude, l’image réfère à une réalité importante de l’histoire des ambulances en Suisse : de nombreux services ont été développés et assurés par des entreprises privées de transport ou des garages. Des mécaniciens troquaient, au gré des appels au secours, leur salopette contre la blouse d’ambulancier. L’ambulancier était alors un brancardier et un transporteur.
Dans cette première phase, le visionnement des images conduit à faire des liens, à confronter des visuels produits dans des contextes variés. Le mélange d’images et de sources (presse, services d’ambulances, services de communication des autorités cantonales, ambulanciers, formateurs) produit des collisions de sens et des effets de contraste qui viennent nourrir les questions de recherche. En brassant ainsi le matériau visuel, on tisse des liens signifiants qui pourront être mis à profit en situation d’entretien.
Je précise que cette utilisation des images procède par une décontextualisation. Les images ne sont plus nécessairement mobilisées pour donner à lire une situation spécifique. En mêlant sources et périodes, on oriente de façon arbitraire la future discussion des images ainsi juxtaposées. Cependant, cette trahison du sens initial ne constitue pas une impasse méthodologique. Il faut y voir un processus volontaire et créatif de « redocumentarisation » des images (Salaün, 2007), processus central pour la technique de photo-elicitation. Celle-ci n’ambitionne pas seulement de confirmer, de la bouche des enquêtés, les éléments identificatoires factuels de l’image-source (date de prise de vue, photographe, contexte de prise de vue, etc.)6. Au détriment parfois de la mission d’inventaire, la photo-elicitation cherche à susciter des réactions, dont certaines peuvent être erronées au regard de la situation à l’image. Ces réactions offrent accès à une autre vérité : celle de l’interprétation subjective – profondément marquée par l’insertion professionnelle et les caractéristiques sociologiques – du travailleur invité à commenter les images.
L’utilisation de l’image comme support d’entretien introduit ainsi une éditorialisation collaborative du sens des images, qui permet de les relire avec les enquêtés, parfois en s’éloignant de leur signification dans le contexte de parution initiale. Cet aspect accroît bien sûr la responsabilité du chercheur de maîtriser les sources visuelles qu’il instrumentalise. De ce fait, il importe d’expliciter avec sérieux le mode de sélection et de composition du corpus, la manière dont les images sont amenées aux enquêtés et les couches de sens ajoutées.
Lors des recherches documentaires préliminaires, je découvre encore d’autres images qui allaient être centrales pour le dispositif d’entretien par photo-elicitation. Par exemple, de nombreuses images prises par des photo-reporters, entre les années 1960 et 1990, l’ont été au cours d’invitations faites à la presse de découvrir les nouveaux véhicules et équipements. On y voit des ambulances alignées et des parterres d’objets hétéroclites posés devant les véhicules (image 3). Sur d’autres (image 4), le personnel ambulancier prend la pose avec des pièces d’équipement signifiantes (uniforme, radio, moniteur, trousse de soins). Ces mises en scène veulent démontrer la compétence des ambulanciers, en illustrant la complexité et la spécialisation des moyens techniques nécessaires à l’exercice de leur travail.
La mise en évidence de la composante matérielle et technique semblait entrer en dialogue de façon stimulante avec les aspects « humain » et « relationnel » promus aujourd’hui largement par le milieu professionnel. Les visuels rendaient ostensible une série de questions sur une identité de métier en tension entre valorisation par la maîtrise technique et valorisation par le relationnel.
De cette manière, un corpus d’images et une série d’éléments saillants sur celles-ci ont pu être isolés par les séances de visionnement. Les images considérées (environ une trentaine) étaient encore trop nombreuses pour en faire un efficace support d’entretien. La suite de la sélection devait donc affiner le choix et retenir les images qui stimuleraient au mieux des réponses sur la perception du métier et de son histoire par les ambulanciers actuels. Cette seconde étape de sélection est délicate, puisqu’elle oblige à anticiper la situation d’entretien et les réactions potentielles. La polysémie des images et leur lecture subjective font qu’il est vain (et non souhaitable) de vouloir fixer leur signification et les commentaires qu’elles susciteront. Dans une moindre mesure, il est cependant utile de tester les orientations de discussions qu’elles sont aptes à susciter face à des membres du groupe professionnel étudié. Mes discussions avec Samuel Fournier et les échanges avec ses collègues servirent de banc d’essai et permirent de construire le canevas d’entretiens avec un nombre restreint d’images (13).
Les modalités de préparation des images et de leur présentation sont multiples. Chaque configuration adoptée fixe un but pour les images et un rôle dans la collecte des données d’enquête. Parmi les critères qui entrent en jeu lorsque l’on envisage d’intégrer des images dans une enquête par entretiens, mentionnons :
Je ne peux pas décrire en détail les combinaisons possibles, leurs avantages et inconvénients. Il appartient au chercheur de définir la combinaison méthodologique pertinente afin de faire apparaître des données utiles à son enquête. La place des images ne peut donc s’improviser. Pour la constitution rigoureuse d’un corpus, les prises de vue (ou la récolte de visuels) ainsi que leurs usages doivent être planifiés et intégrés dès le début du processus de recherche. L’attitude qui consiste à collecter ponctuellement des images, en se disant « on verra plus tard si elles sont utiles et quoi en faire », produit éventuellement une base d’images illustratives, mais rarement la matière rigoureuse et suffisante à un usage analytique.
Dans le cas des ambulanciers, les premières explorations avaient donné lieu uniquement à une récolte d’images « trouvées », c’est-à-dire produites hors de la recherche, par les médias ou par les services eux-mêmes. Ce travail de récolte ayant été fastidieux, en raison du nombre limité d’archives ou de leur accessibilité restreinte, j’ai renoncé à l’idée de réaliser des vues lors d’une ethnographie visuelle d’un service d’ambulance. En plus d’être une méthode de documentation exigeante, la prise d’images par le chercheur n’aurait sans doute apporté que peu de compléments à l’objectif d’interroger la socio-histoire du mouvement de professionnalisation des ambulanciers. Il a donc été décidé d’en rester au corpus d’images trouvées et d’utiliser le temps à disposition pour travailler la sélection qui allait être utilisée durant les entretiens.
Mon but était donc d’interroger l’histoire sociale de ce métier en « mutation », tel qu’il se révèle aux observateurs par le biais de photographies diffusées dans la presse et par les canaux professionnels. J’ai voulu explorer les idées de représentativité et d’authenticité des images avec celles et ceux dont le travail est précisément mis en scène par les visuels. Les photographies ainsi obtenues et assemblées n’ont pas été convoquées uniquement au titre de leur correspondance référentielle avec un passé du métier d’ambulancier qui s’y donnerait à voir. Il s’agissait plutôt d’utiliser ces images pour « construire » un passé en se basant sur la mémoire de différents acteurs du monde préhospitalier, chacun apportant pour la lecture des images son expérience, sa perception des enjeux et son opinion sur les développements actuels. Par cette démarche, j’espérais accéder aux points de jointure où se jouent l’expérience individuelle du travail d’ambulancier et la mémoire collective du métier, c’est-à-dire le grand récit des origines, des buts et des valeurs de l’activité professionnelle qui justifient aujourd’hui la lutte pour la reconnaissance de compétences singulières.
Les images assemblées (voir le corpus en annexe) donne à voir un monde professionnel, comme une forme d’autoportrait collectif. Élaboré pour les besoins de l’enquête, cet autoportrait est un simulacre destiné à faire réagir et tester des hypothèses. L’analyse bascule ainsi du côté de la réception des images et de leur impact sur les ambulanciers, sur leurs manières de raconter leur corporation à partir de ces photos. Cette manière de faire doit beaucoup au travail de Sylvain Maresca (1991) sur les autoportraits d’agricultrices, dont je me suis inspiré. En particulier, son idée qu’un autoportrait photographique tire son impression d’authenticité de la capacité des membres du groupe professionnel à s’approprier les images et à les introduire dans un récit du travail.
La conviction qu’emporte un autoportrait repose-t-elle sur autre chose que la censure morale exercée sur le sens critique des spectateurs ? Quelle part d’eux-mêmes se trouve ainsi restituée chez les individus qui se sont prêtés à cette figuration prétendument authentique ? Dans quelle mesure sont-ils acquis à l’image qu’elle impose d’eux et cherche à leur imposer ?
(Maresca, 1991, p. 10-11)
Bien que n’étant pas dans le cas d’un autoportrait stricto sensu (l’essentiel du corpus était produit par des photo-reporters), je pouvais formuler une question similaire : dans quelle mesure les ambulanciers sont-ils acquis à l’image de leur corporation ? Les images devaient susciter une confrontation et permettre de mesurer l’éventuel décalage entre l’idée que les ambulanciers se font de leur métier et les mises en scène photographiques proposées.
Certaines étapes de sélection des images sont cruciales pour l’élaboration du canevas d’entretien, car elles influencent directement les données qui pourront être recueillies. Grâce à la description de ces étapes, j’aimerais faire comprendre la difficulté d’anticiper le choix des documents visuels, pour lesquels rien ne garantit la manière dont ils seront effectivement lus par les personnes interrogées. Je ne peux garantir l’exhaustivité et l’ordre chronologique des critères qui, à un moment ou l’autre, sont entrés en jeu pour le choix final. Parfois il a pu s’agir de critères exclusivement techniques ou esthétiques : lorsque le cadrage d’une photo ne mettait pas en valeur la personne ou la pièce de matériel qui m’intéressait, lorsqu’une image avait été mal scannée aux archives, lorsqu’une photo couleur était préférée à une image comparable noir-blanc afin d’éviter un effet « vieille photo ».
Pour paraphraser l’anthropologue Sylvaine Conord (2002), il faut se demander qu’est-ce qu’une « bonne » photographie pour le processus d’enquête en sciences sociales. La chercheuse, qui adopte une approche de photo-ethnographie, insiste sur l’idée que le choix de l’image dépend du contexte de production et des relations nouées lors de la captation. Toutefois, dans le cas d’une approche par photo-elicitation avec documents d’archives, le contexte de production (qui n’est pas toujours renseigné) importe moins que le contexte de monstration des images. Comment et dans quel but les images sont offertes aux regards des interviewés ? Mais aussi : dans quelle mesure et selon quelles dimensions sont-elles lisibles par les membres du monde professionnel représenté ?
Plusieurs rencontres préparatoires furent nécessaires afin de fixer les images les plus significatives, c’est-à-dire aptes à susciter les commentaires. Notre première idée directrice était inspirée d’un constat que Samuel Fournier et moi avions fait à la lecture de plusieurs articles issus de revues professionnelles. Beaucoup de textes insistaient sur une « mutation » ou une « évolution » rapide du travail des ambulanciers depuis quelques dizaines d’années. Aucun n’entrait dans le détail de ces transformations, hormis pour relever des progrès technologiques dans les machines et équipements de réanimation par exemple, mais tous soulignaient la métamorphose profonde et rapide (et même « de plus en plus rapide ») du métier. De là notre souci d’essayer de montrer cette « mutation » en images afin d’inciter les ambulanciers à se positionner par rapport à un tel constat d’accélération.
L’image des ambulanciers-garagistes du Val-de-Travers a semblé un point de départ à la fois fort, mais aussi pouvant faire sourire et ainsi détendre si besoin la situation d’entretien. Je décidais d’en faire notre première image (image A1). Toutefois, pour éviter d’en rester à une simple source d’amusement, mais aussi pour éviter une focalisation du commentaire sur un lieu particulier (le Val-de-Travers et son imaginaire de région isolée), il a été décidé de ne pas la présenter seule. Comme nous souhaitions rallier la question de l’évolution, la photographie de deux ambulanciers contemporains, au chevet d’un patient, paraissait un contrepoint visuel efficace (image A3).
Si la première image renseignait sur la proximité du monde ambulancier avec l’univers du transport, la seconde figurait le registre du « soin » dans son expression la plus moderne. Il manquait alors une dernière composante : le rôle de la police comme fournisseur de service d’ambulance. Je décidais donc d’ajouter une troisième image, insérée entre les deux autres et figurant des fourgons-ambulances de la police cantonale de Genève (image A2). La séquence ainsi obtenue présentait plusieurs opportunités d’engager la discussion sur les transformations du métier et les atavismes contemporains de ces origines hybrides entre garages, services de transport et police. La séquence produit cependant un « piège » afin de désamorcer l’idée d’une évolution linéaire qui débuterait avec l’ambulancier-transporteur, pour devenir ambulancier-policier et enfin ambulancier-soignant. En effet, les images A1 et A2 ont la même année de production (1987). En jouant sur la fausse impression d’ancienneté de l’image A1, il a été possible de confirmer la perception partagée d’une chronologie implicite de la professionnalisation. Les résultats mettent en évidence comment les valeurs actuelles, promues par les associations professionnelles et les syndicats, incitent les ambulanciers à repousser dans un passé supposé lointain des pratiques pourtant présentes à la fin des années 1980 et même jusqu’aux années 2000. Dans les cas où une datation des images était demandée, la révélation de la date des prises de vue a aussi encouragé certains interviewés à mieux expliciter l’importance accordée aux attributs matériels symboliques (la salopette d’autrefois contre l’uniforme de soignant aujourd’hui).
Le second ensemble choisi est inspiré par une douzaine d’images qui donnaient une place visuelle centrale à l’environnement matériel, notamment aux ambulances et leurs accessoires. Comme pour l’ensemble A, il s’agissait de susciter la possibilité de parler de l’évolution, cette fois technique, du métier. Les images retenues étant des mises en scène à destination des médias, l’ensemble a permis d’interroger également les efforts de communication par les services d’ambulances et les solutions trouvées pour faire parler de la corporation (pour l’essentiel, en vantant le progrès des instruments de premiers secours, les véhicules de plus en plus puissants et spacieux). Quatre images furent retenues (D1-4).
Image 5 - Ensemble D1, composé de quatre images de presse : présentation aux médias des ambulances d’Yverdon (4 juillet 1979), d’une ambulance de Fribourg (8 août 1986), de l’Association Romande des Ambulanciers à Morat (29 mars 1990) et des ambulances Métropole Lausanne (1991)
Source : Archives cantonales vaudoises à Lausanne, Fonds PP 886 / A30
L’un des principaux critères dans ce cas fut la nécessité de diversifier les services montrés, même si les centres urbains (comme Lausanne ou Genève) étaient évidemment des pourvoyeurs abondants de mises en scène visuelles évocatrices (D4). Il fallait éviter les attitudes de retrait du type « ce n’est pas mon service, je ne peux rien vous dire sur cette image ». D’autant plus que les grands services urbains sont parfois perçus de manière critique par les membres de services plus petits, de zones rurales ou excentrées. Diversifier les lieux représentés était donc un enjeu important.
Les représentations de machines et d’hommes posant à leurs côtés semblaient pouvoir être mises en contrepoint avec un autre ensemble qui lui aurait le rôle d’accentuer le groupe humain. J’ai pour cela isolé des photographies officielles de services d’ambulance. Ces photos de groupe mettaient au premier plan le collectif de travail, à l’image et donc dans l’entretien. Elles soulignaient aussi, confirmant les données issues de la littérature, la composition masculine des services (C1 et C3). Afin d’éventuellement inciter à l’évocation du processus de féminisation, deux images figurant chacune une femme et un homme ambulanciers sont venues compléter l’ensemble (C2 et C4). Ces images sont signifiantes, car elles mettent en scène les deux femmes dans une posture similaire : arrêtées dans un geste d’utilisation de l’accessoire emblématique que constitue la radio (connotée par la disponibilité et la réactivité). Cette figuration d’une femme, soulignée par le dédoublement entre images, paraissait pertinente pour questionner une possible instrumentalisation communicationnelle de la présence féminine. Comme pour le monde policier, j’envisageais que la mise en scène de binômes mixtes était aussi dans le monde ambulancier une forme de démonstration par l’image de la modernisation des services.
Pour ces trois ensembles, l’une des principales difficultés tenait au fait que plusieurs photographies comparables pouvaient être mobilisées pour traiter un même thème ou susciter un type d’interrogation. Il fallait donc considérer chaque élément de la forme et du contenu de l’image, en anticipant les interprétations et les discussions divergentes qu’un détail saillant pouvait susciter. Ainsi, par exemple, le noir-blanc peut inciter l’interviewé à se positionner dans un rapport historiquement distant avec la scène mise en image, même lorsque l’écart temporel n’est en réalité pas si important que cela. La photo du Val-de-Travers (A1) a été discutée par certains interviewés comme si elle était une trace historique de l’après-guerre jusqu’aux années 1960. Alors que dans l’image A3, le noir et blanc était immédiatement identifiée comme un choix esthétique, de mise en valeur des visages à la fois empathiques et concentrés des deux ambulanciers à l’écoute de leur patiente. Dans le second cas, la discussion dérivait sur le « besoin de communication » actuel du monde ambulancier.
Comme indiqué, j’ai renoncé à l’idée de compléter le corpus d’images issues d’archives avec des photographies prises par mes soins lors de périodes d’observation. Cependant, il semblait tout de même pertinent d’intégrer des images qui ne pourraient pas être simplement renvoyées à un passé révolu, ou mises à distance en raison de l’appartenance de l’interviewé à un service différent. Les sources d’archives pointaient nécessairement une dimension historique et localisée, en raison de la nature référentielle de la photo. Pour encourager l’évocation des conditions actuelles partagées par l’ensemble de la corporation, il a été décidé d’ouvrir de deux manières le corpus d’images.
D’une part, lors des travaux exploratoires, j’avais découvert un livre du photographe suisse Sébastien Lods, intitulé Ambiances Urgences (Éd. Slatkine, Genève, 2008) qui avait reçu un accueil positif parmi les ambulanciers. Beaucoup citaient cet ouvrage comme une « bonne représentation » de leur travail. Étant donné ce jugement favorable, il a été décidé d’intégrer deux images contrastées dans le canevas d’entretien. La première était une image d’une intervention pour un accident de la route (E1), la seconde figurait une intervention au domicile dans un contexte de précarité et de dépendances (E2).
Le contraste entre ces images (et entre ces conceptions du métier) étaient renforcées par les légendes qui ont été laissées en l’état, incitant – on l’espérait – à ne pas passer au travers du travail du photographe. L’ensemble E interrogeait la difficulté de représenter avec justesse le travail ambulancier : que faut-il mettre en images ? Les interventions les plus fréquentes ? Les interventions les plus « chocs » ? L’immersion du photographe pendant deux ans dans un service faisait apparaître ces enjeux de choix dans la représentation et de difficulté d’une restitution « fidèle » du vécu ambulancier.
Une seconde manière de rendre une partie de la sélection au monde professionnel à consister à faire appel aux étudiants ambulanciers encadrés par Samuel Fournier. Nous leur avons délégué la sélection d’un ensemble d’images (ensemble B).
Image 7 – Ensemble B, composé d’images sélectionnées par des étudiants ambulanciers
Sources : B1 Photographie parue dans le journal de la Rega 1414, n° 80, juin 2013 ; B2 Coupure de presse, Le Matin, 9 août 1988 ; B3 et B6 Capture d’écran, émission Temps Présent, « Un weekend aux Urgences », RTS, septembre 2012 ; B4 Photographie d’un exercice, archives d’un service d’ambulance vaudois, 2012 ; B5 Photographie d’un lecteur-reporter, 20 Minutes, 9 octobre 2013 ; B7 Image extraite d’une publicité (planche de massage cardiaque automatisée), catalogue de Formation continue ES-ASUR, 2014 ; B8 Coupure de presse avec image d’illustration d’un véhicule, 2012.
Ce faisant, je voulais renforcer la composante d’autoportrait : demander à des étudiants ambulanciers de choisir des images « significatives de leur future profession » de leur point de vue de jeunes en formation. Il leur a été d’emblée indiqué que ces images seraient utilisées pour interroger des ambulanciers expérimentés sur l’évolution du métier. De même, lors des entretiens, cet ensemble était annoncé aux interviewés comme une « sélection d’images par de jeunes ambulanciers en formation ». En provoquant le jeu intergénérationnel, on forçait le trait de l’écart entre le choix d’images par de jeunes « idéalistes » contre les commentaires de vieux « blasés » ou « désillusionnés ». L’ambiguïté était maintenue en ne donnant pas aux interviewés les justifications du choix de chaque image par les jeunes en formation. Ainsi, des images sélectionnées dans une optique critique par les jeunes ambulanciers (B5, B7, B8) ont pu être perçues comme des preuves d’une naïveté ou d’un idéalisme dénoncé par certains ambulanciers expérimentés interrogés.
J’ai instrumentalisé le choix d’images fait par les étudiants ambulanciers pour susciter des réactions et des verbalisations révélatrices de tensions intergénérationnelles. Il ressort des entretiens qu’une partie de ces tensions tient à un écart important dans les connaissances respectives sur l’histoire du métier et sur ses transformations durant les dernières décennies. Les jeunes en formation ne disposent que de peu de relais pour découvrir cette histoire, alors que les anciens se sentent eux embarrassés lorsqu’il faut formuler une histoire générale du métier, tant ils semblent ne posséder qu’une version partielle (régionale, voire liée à un unique service) de cette histoire. Les uns sentent qu’on ne leur transmet pas des éléments importants pour leur socialisation professionnelle, alors que les autres perçoivent qu’on attend d’eux d’être les dépositaires d’un récit fondateur qu’ils ne se sentent pas aptes à résumer et transmettre.
Le canevas de photo-elicitation s’est ainsi construit à partir de cette sélection, organisée en cinq ensembles, dont l’un choisi par les étudiants ambulanciers. Une première série d’entretiens a été conduite pour tester et rectifier les détails pratiques de la passation du canevas (voir annexe).
Il fallait notamment décider l’ordre entre les ensembles. Au cours de la sélection, j’avais élaboré quelques idées à ce propos. La photo du Val-de-Travers devait figurer en ouverture, comme élément disposant d’une forte charge vocative. Elle interpelle, mais fait émerger tout de suite une série de questions sur le statut des personnes figurées et l’évolution du métier (tant au niveau de son paraître que des compétences revendiquées). L’ensemble A était donc placé en ouverture de la partie de photo-elicitation. De même, les images extraites du livre Ambiances Urgences semblaient une manière adéquate de terminer l’itinéraire visuel (ensemble E), en interrogeant la diversité du travail ambulancier, les principaux imaginaires (la traumatologie versus le travail relationnel, social) et la complexité d’une représentation visuelle adéquate de cette diversité.
Entre deux, j’ai opté pour d’abord entrer en discussion à partir des images retenues par les étudiants ambulanciers. Afin d’éviter une lecture une à une des images et lui donner des allures de vision homogène (ce qui n’était pas le cas dans les discussions qui ont prévalu à sa constitution), cet ensemble a été le seul à être présenté sous forme de planches d’images (quatre images par page) et non sous forme d’images imprimées sur des supports indépendants. La confrontation intergénérationnelle des vues était difficile à prévoir, mais elle paraissait pouvoir être sources d’éléments positifs pour la discussion. Pour finir, j’ai choisi de mettre l’ensemble représentant les collectifs de travail (ensemble C) avant l’ensemble figurant des mises en scène du matériel (ensemble D). J’espérais ainsi éviter – ou renvoyer en fin d’entretien - le glissement vers une simple description des dispositifs techniques.
À l’ordre entre les ensembles s’est ajoutée une indispensable réflexion sur l’ordre au sein de chaque ensemble et sur les effets de sens que cela pouvait susciter. Pour décider de cette disposition interne, un point très pratique devait d’abord être convenu : comment les images allaient-elles être montrées ? En lot, c’est-à-dire que chaque ensemble était posé en une fois sous les yeux de l’interviewé ? Ou alors, une à une, en permettant éventuellement un commentaire sur chaque image. Le choix s’est porté sur la seconde solution. En donnant une à une les images, j’avais ainsi la possibilité d’observer des réactions spécifiques lors du premier visionnement et ainsi utiliser les réactions comme éléments de relance : « Vous avez souri en voyant l’image A1. Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ? », « L’image C4 semble vous avoir surpris ».
Un autre aspect pratique favorisait la présentation des images une à une, en permettant de courts commentaires entre chacune. Cette raison est que les entretiens ont fait l’objet d’un enregistrement audio uniquement. Lors des premiers tests du canevas de photo-elicitation, quand les images étaient présentées par lot, j’avais remarqué qu’il était parfois difficile au moment de la retranscription d’identifier quelle image avait suscité une réaction spécifique. Par exemple, une exclamation comme « Ah ah, j’ai connu ce type de véhicule » : sans une prise de note détaillée complémentaire, il était impossible d’être certain de l’image concernée.
Afin de garantir une retranscription précise des entretiens, j’ai alors opté pour une numérotation de chaque image. Cela permettait en cours d’entretien, soit à l’interviewé, soit à l’enquêteur, de dire le numéro des photos discutées : « Si on compare ces deux-là. La D4 et D1. On se dit que le matériel a tellement changé en quelques années. Je me souviens de la première ambulance dans laquelle je suis monté… ».
Les premiers entretiens ont aussi permis de fixer la manière dont les légendes des images (établies à partir des informations disponibles sur les fiches d’archives ou au dos des photographies originales) pouvaient être utilisées. Il a été décidé de ne pas les laisser sous les images, afin d’éviter une simple lecture-constat par l’interviewé. Les légendes, contenant le lieu et la date de la prise de vue, le service d’ambulance et l’éventuel contexte de publication de l’image, étaient positionnées au dos de chaque photographie (image 8).
Ainsi des légendes étaient disponibles, mais sans constituer un étalon de mesure qui risquait de limiter les possibilités de verbalisation à partir de ces seuls renseignements contextuels. Certains interviewés n’ont ainsi pas du tout sollicité ce complément d’information. Lorsqu’une requête plus précise était formulée, il suffisait alors de tourner la photo. Cette technique permettait d’identifier les éléments saillants qui interpellaient particulièrement les interviewés : entre autres les modèles de véhicule et leur datation, le type de matériel et quel service en avait fait l’achat, à quelle époque, etc.
Le corpus d’images, associé à un canevas d’entretien, a été utilisé dans le cadre de 36 entretiens avec un échantillon diversifié de membres de services d’ambulance de Suisse, entre octobre 2013 et février 2014. Des ambulanciers et des chefs de service ont été confrontés aux mêmes ensembles d’images, en suivant le même déroulement (voir annexes).
D’abord une partie sans images servait à obtenir des indications sur le profil socio-professionnel de l’interviewé et sur sa perception générale du métier. Dans un second temps, les images étaient proposées dans une logique de stimulation de la parole et de la mémoire. Pour terminer, chaque interviewé était invité à signaler des images qu’il possédait (ou qu’il avait vues) et qu’il estimait intéressantes pour notre discussion. Au fil des entretiens, j’ai ainsi obtenu des images supplémentaires qui pourraient elles-mêmes devenir l’objet de nouvelles démarches de photo-elicitation, dans une logique de boucle herméneutique des images (Meyer, 2012b) : la photogénie du métier aide à accéder aux perceptions et enjeux actuels parmi les professionnels, qui eux-mêmes en retour traduisent leurs perceptions et sentiments en de nouvelles images pouvant à leur tour donner lieu à des commentaires ultérieurs ou par d’autres interviewés.
Chaque entretien a fait l’objet d’une transcription et d’une analyse de contenu thématique. Quelques éléments de résultats peuvent être signalés, car ils renseignent sur l’intérêt de l’utilisation des méthodes visuelles.
La sélection d’images devait inciter les ambulanciers à parler de l’évolution de leur métier, en les encourageant à approfondir le lieu commun d’une transformation rapide et linéaire du matériel et des techniques. Le passage d’un statut de brancardier à un statut de professionnel de la santé a, comme anticipé, été au cœur des prises de parole. Les interviewés cherchaient dans les traces visuelles des éléments de confirmation de leur sentiment d’un bouleversement de la nature du travail et de l’identité professionnelle. L’habillement a été un marqueur important des commentaires sur les transformations, notamment la séparation avec l’univers vestimentaires des garages et de la police.
Au-delà du paraître s’associe un nouveau registre de gestes à accomplir et à valoriser : le soin et l’accompagnement des patients. De nouveaux repères sont liés aux protocoles d’intervention et à l’exécution d’actes médicaux délégués (ventilation, massage cardiaque, accès veineux). Par conséquent, les ambulanciers se disent désormais plus exposés à des risques d’erreurs. Pourtant, ils affirment aussi en retirer une satisfaction plus grande, car leur métier serait mieux valorisé par de tels gestes thérapeutiques délégués. Dans la plupart des entretiens, on note que cette métamorphose s’accompagne toutefois de la description simultanée d’une perte des repères traditionnels associés à la nature physique du travail (« ramasser » des blessés, pousser des brancards, conduire en urgence, entretenir le véhicule). Si cette évolution est perçue comme désirable, elle suscite des brouillages dans les compétences publiquement valorisables. La lecture des images incitait à expliciter ce chevauchement des compétences requises et valorisables.
Dès lors que le métier d’ambulancier se positionne comme « élément essentiel de la chaîne du sauvetage », l’attente de reconnaissance ne porte plus sur la serviabilité des ambulanciers ou l’aspect professionnel de leur tenue, mais elle porte sur la technicité des gestes de soin qui les distingue des garagistes et brancardiers d’autrefois. Or, une telle demande de reconnaissance ne peut être satisfaite par le patient, pas plus que par d’autres acteurs de la chaîne du sauvetage (par exemple les policiers) qui n’ont pas la légitimité d’évaluation du geste soignant. Finalement, dans le contexte hospitalier, où les compétences de l’ambulancier pourraient être ratifiées, se joue une lutte de juridictions avec les médecins urgentistes. L’ambulancier, en attente de validation de son rôle soignant, ne reçoit qu’une approbation de ses aptitudes pour l’assistance aux malades et l’accompagnement des blessés (le renvoyant à une attitude de disponibilité et d’écoute non revendicable comme spécifique au groupe professionnel).
Les commentaires d’images ont ainsi confirmé la tension entre le « care » et le « cure » observable sur le terrain, c’est-à-dire entre d’une part l’accompagnement compatissant des patients (qualités d’écoute, d’empathie, de patience) et d’autre part les dimensions strictement biomédicales et techniques des gestes de la prise en charge (Pichonnaz, 2011, p. 21). Plusieurs commentaires ont insisté sur la mise en scène du matériel comme principal moyen d’essayer de faire valoir les compétences techniques de l’ambulancier. Ainsi, les ensembles C et D ont fait l’objet non seulement d’une discussion sur le contenu des images (les services, les époques, le matériel), mais suscitaient des discussions réflexives sur ces situations de publicisation du matériel et du personnel ambulancier.
Les figurations volontaires, à la demande des services, donnaient l’occasion aux interviewés de prendre position sur la question des représentations médiatiques de leur travail et la perception publique de celui-ci. Les ambulanciers faisaient alors étalage de leur « goût démonstratif » (Maresca, 1991, p. 29) pour le milieu professionnel. Ils élaboraient un discours sur la reconnaissance actuelle de leur métier, à partir d’éléments d’histoire visuelle fournis par les images présentées. Comme pour les agriculteurs observés par Maresca, chez les ambulanciers « cette attitude ostensible comporte une volonté de démonstration. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer son attachement au milieu, mais en outre de mettre en évidence ses préférences à l’intérieur du milieu, de spécifier les conditions de son attachement, c’est-à-dire d’afficher ses désirs de transformation » (ibid., p. 29-30).
Les images constituent une ressource documentaire et interactionnelle foisonnante dont l’entretien en sciences sociales peut se saisir, à condition d’avoir visionné, scruté par le détail et réfléchi aux sens multiples des images discutées. La pertinence d’une approche par photo-elicitation est en effet proportionnelle au temps que l’enquêteur consacre à son corpus. En plus de permettre de relancer efficacement les interviewés, la familiarisation avec les images assure le lien entre des micro-composantes visuelles et la socio-histoire du métier. Ce passage entre le détail singulier de l’image et le contexte général d’une corporation permet de mieux restituer l’emploi effectif des catégories de perception et des « vues » endogènes du métier. Il fait apparaître un ordre de saillance et de signification concernant les « bonnes » représentations du point de vue des enquêtés (Conord, 2002). Les ambulanciers interrogés – moyennant une méthode de stimulation adéquate – ont ainsi constitué des commentateurs avisés des images. Celles-ci leur rendent un statut d’observateurs, d’acteurs et d’interprètes compétents de l’histoire sociale de la corporation. Du côté de l’enquêteur, comme l’affirme Douglas Harper, « le chercheur acquiert un sens phénoménologique à mesure que l’informateur explique ce que les objets sur la photographie signifient, d’où ils viennent, comment ils ont été élaborés, et quels éléments peuvent être manquants, ou quelles photos sont manquantes dans une séquence » (Harper, 1986, p. 25, ma traduction). Au gré des besoins de l’enquête, l’entretien peut alors se déployer en passant du plus concret (le catalogage des objets à l’image) jusqu’à l’abstraction sociologique (ce que les objets, lieux ou individus à l’image signifient pour la personne interrogée et son appartenance au groupe), de la dénotation à la connotation des images.
De bout en bout, ma réflexion a été nourrie par l’hypothèse que les transformations, vécues comme mutation rapide et profonde du travail, étaient aussi un indicateur d’un certain manque de connaissance des professionnels actuels concernant l’histoire de leur métier et des services d’ambulance en Suisse (au-delà donc de leur unité locale où parfois une histoire orale est tout de même transmise par les plus anciens). Je n’ai pas voulu combler ce manque en présentant des images de leur passé à des professionnels actuels. Je n’ai pas voulu leur offrir un cours d’histoire en images, même si je l’ai au final sans doute fait aussi. J’ai trouvé dans la technique de la photo-elicitation une manière de dérouler une succession de questions sur le groupe professionnel des ambulanciers, d’en tester les frontières rhétoriques et les territoires revendiqués (les soins « préhospitaliers »). La photo-elicitation m’a permis de ne pas m’encombrer par avance avec une liste de toutes les questions à poser, mais de laisser les images formuler certaines demandes auxquelles je n’avais pas pensé. Parmi les réponses, je doute que toutes aient pu ressortir aussi nettement d’un tour d’horizon plus large opéré exclusivement à partir d’archives historiques (tant les sources conservées sont parcellaires) ou par la passation d’un questionnaire aux ambulanciers en activité (tant leur allégeance affichée est marquée par l’appartenance à un service local, bien plus qu’à un groupe professionnel).
Malgré ces bienfaits, il faut rappeler que le recours aux images ne constitue pas une option méthodologique miracle, qui résoudrait à elle seule les difficultés propres à l’enquête de terrain en sciences sociales. L’image peut certes faciliter la verbalisation, mais elle peut tout aussi facilement éloigner les discussions des objectifs de recherche. La principale condition de validité et de réussite pour l’emploi des images réside dans la conscience aiguë et permanente du chercheur quant aux limites de ces mêmes images. Le dispositif de photo-elicitation slalome entre risques de biais, de malentendus, de surinterprétation et de décontextualisations issues du commentaire spontané d’images toujours polysémiques. De mon expérience, il ressort que la technique de la photo-elicitation – comme sans doute toutes les méthodes d’instrumentation visuelle pour les sciences sociales - impose des reconfigurations significatives du processus de recherche. Entre malentendus et opportunités, l’introduction des images dans l’enquête met au défi d’expliciter ce que faire parler à partir d’images fait à la situation d’entretien.
Comme nous l’avons promu avec Sylvain Maresca (Maresca et Meyer, 2013), l’intérêt à utiliser des images dans les sciences sociales doit être évalué sur pièces, à partir des travaux existants dont on doit discuter les apports et les limites, auxquels on pourrait suggérer des améliorations, des prolongements. Encore faut-il que ces essais se multiplient, s’outillent et s’échangent. La Revue française des méthodes visuelles inaugure de ce point de vue un espace éditorial que beaucoup de chercheurs attendaient. En permettant le partage d’expériences, elle ouvre la possibilité d’améliorer et de repousser les limites de nos méthodes. C’est en apprenant à décrire nos dispositifs d’enquête et à en maîtriser les biais, que nous pourrons le mieux contribuer au progrès méthodologique en matière d’instrumentation visuelle.
Annexe 1 : Corpus d’images pour l’entretien par photo-elicitation
Annexe 2 : Canevas d’entretien
1 En 1964 a lieu l’Exposition nationale suisse à Lausanne. Organisée tous les 25 ans, cette manifestation d’envergure a suscité d’importants préparatifs, notamment la construction de tronçons d’autoroute et l’organisation de services de secours.
2 Je remercie les deux groupes d’étudiant-e-s pour le temps et l’énergie investis dans le projet et pour la réalisation des entretiens qui ont servi de banc d’essai au canevas de photo-elicitation présenté ici.
3 Edipresse est un groupe médias suisse fondé en 1907. En 2007, le groupe cède aux Archives cantonales vaudoises ses dossiers photographiques constitués entre 1960 et 1998 (date du début de la numérisation des photographies produites par le groupe). Le fonds contient environ 200'000 images (Référence : Fonds PP 886).
4 Les photographies ne sont pas accompagnées des articles de presse dans lesquelles elles sont effectivement parues. Toutefois, une récolte d’articles de presse nous a permis de retrouver certaines images dans leur contexte de publication.
5 Extrait d’un entretien avec un ambulancier, responsable de service, avec 16 ans d’ancienneté. Il évoque ici les images d’intervention lors d’accidents de circulation, suscitant fréquemment une spectacularisation du métier, alors que celui-ci est pourtant majoritairement fait d’interventions de routine dans des contextes bien éloignés de ces situations extrêmes.
6 L’objectif de produire un commentaire de document est à la base du travail des historiens. Dans une perspective d’histoire orale, l’entretien par présentation d’images peut alors contribuer à l’identification factuelle des sources visuelles, les circonstances de leur production, les situations, lieux et personnes représentées. L'historien sélectionne alors les documents montrés en fonction des interrogations qui sous-tendent sa recherche et des besoins d’identification. Une telle démarche transposée dans le travail des sociologues ou des anthropologues peut sans doute être pertinente selon les objectifs de recherche ou lors d’une phase préliminaire de découverte du monde social étudié. Toutefois, dans une démarche compréhensive en sciences sociales, un glissement s’opère entre le besoin d’identification des documents et un autre objectif : découvrir et analyser le sens attribué à ceux-ci par les acteurs sociaux. Au lieu d’un strict rôle encyclopédique, le commentaire d’images se voit attribuer un rôle projectif.
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