Enrico Chapel, ENSA de Toulouse, LRA
La carte urbaine a souvent été considérée comme un objet neutre et son image objective par les historiens de la ville et de l’urbanisme. Elle est en réalité un produit chargé d’intentions et de présupposés implicites. Elle est surtout une ressource pour analyser les schèmes perceptifs qui gouvernent le projet urbain dans l’histoire. L’auteur de cet essai s’intéresse aux cartes des architectes et des urbanistes au XXe siècle, pour les construire en tant qu’objets d’études socio-historiques. Face aux narrations historiques qui ont privilégié les pouvoirs symboliques des représentations urbaines, il propose une méthode d’analyse attentive aux opérations de fabrication des cartes et à leurs acteurs. L’idée étant de déconstruire les modèles de représentation trop rapidement associés à des « régimes de pensée », pour faire apparaître leurs usages contradictoires dans les divers contextes théoriques et pratiques de l’aménagement spatial.
Mots-clés : Ville, Cartographie, Savoirs, Urbanisme, Histoire, Représentations
The urban map has often been regarded as a neutral object and its image objective by cities and urban planning historians. Instead, it is an object with implicit intentions and presuppositions. It is above all a resource for inspecting the perceptual schemes that govern urban project in the history. The author of this essay focuses on the maps of architects and urban planners of the 20th century. The purpose is to construct them as objects of socio-historical studies. Faced to history’s approaches privileging the symbolic powers of urban maps, he suggests a method of analysis attentive to the operations of making maps and their actors. The idea is to deconstruct the models of representation too quickly associated with specific “ways of thinking”, in order to reveal their contradictory uses in the various theoretical and practical contexts of urban planning and design.
Keywords : Town, Mapping, Urban Knowledge, Urbanism, History, Representations
Les historiens utilisent depuis déjà longtemps les ressources visuelles pour mener à bien leurs travaux. Le recours aux images (cartes, plans, gravures, estampes, peintures, etc.) est une évidence chez les historiens de l’art et les archéologues qui, depuis le XVIIIe siècle, réalisent un travail d’analyse et de classement iconographique, base indispensable de leurs recherches. On peut citer les travaux du comte de Calyus sur les arts et les antiquités et sa méthode comparative en archéologie, qui ont influencé nombre d’historiens de l’art, dont le théoricien du néoclassicisme Johann Joachim Winckelmann (Calyus, 1752-1767). Le comte de Calyus est aujourd’hui considéré comme l’un des précurseurs de la Visual History dont l’objet dépasse largement les productions artistiques pour se définir à l’articulation de toutes les productions visuelles des sociétés humaines (Gervereau, 2000).
En ce qui concerne la ville et l’urbanisme, au début du XXe siècle, l’historien de l’art Pierre Lavedan, penseur de l’« architecture urbaine » nommé directeur de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Paris (IUUP) en 1942, publie déjà en 1926 sa thèse de doctorat richement illustrée de centaines de schémas comparatifs de villes qu’il dessine lui-même (Lavedan, 1926). L’usage des ressources visuelles marque aussi le travail de Marcel Poëte, l’historien de Paris diplômé à l’École de Chartres, qui se consacre à la même époque à l’étude de l’iconographie parisienne dans toute sa diversité, avec une curiosité particulière pour les images de l’ère de la reproductibilité technique, comme la photographie et l’image cinématographique2. Cofondateur en 1916 et directeur de l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaines de la Ville de Paris, Marcel Poëte œuvre pour définir les lignes d’une « science de l’évolution des villes » qu’il souhaite mettre en relation avec la géographie, l’économie, l’urbanisme, l’archéologie et la sociologie (Pöete, 1910, 1929). Au sein de cette nouvelle science, les sources iconographiques sont considérées autant que les sources écrites. Les historiens de l’école des « Annales » notent un manque de rigueur dans l’usage que Pierre Lavedan et Marcel Poëte font des sources visuelles et un problème d’objectivité de leurs travaux historiques projetés dans le champ pratique de l’aménagement urbain (Febvre, 1930, 1937). Il n’empêche que la leçon de ces deux historiens a été entendue par nombre de leurs élèves diplômés à l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris, dont l’architecte Gaston Bardet qui écrit une thèse consacrée à la ville de Rome à l’ère mussolinienne, sous la direction de Marcel Poëte. À la demande de son mentor, Gaston Bardet dessine des schémas inédits pour illustrer l’« évolution créatrice » de Paris (Poëte, 1938), puis il conçoit un système global de notation des villes à l’usage des architectes et des urbanistes (Bardet, 1942). La pratique des méthodes visuelles et cartographiques est ancienne chez les architectes, comme chez les ingénieurs, les géomètres et les géographes. Les exercices pratiques menées au XVIIIe siècle à l’École des Beaux-Arts de Paris ou à l’École royale du Génie de Mézières en témoignent. À travers le maniement de ces méthodes, ces professionnels visent l’alliance entre théorie et pratique, entre art et science. De leur côté, les sociologues expérimentent des formes de visualisation de l’organisation sociale des villes depuis la fin du XIXe siècle, avec la fameuse enquête sur la pauvreté à Londres de Charles Booth (Booth, 1892-1897) et les recherches sur les relations inter-éthniques dans les quartiers des grandes villes américaines à l’école de sociologie de Chicago. Ces recherches sont reçues en France, d’abord par Maurice Halbwachs (Halbwachs, 1932), puis après la seconde guerre mondiale, par l’équipe de Paul-Henri Chombard de Lauwe (Chombard de Lauwe, 1952). De même que les travaux réalisés par le groupe « Économie et humanisme » réuni autour du père Louis-Joseph Lebret (Lebret, Bride, 1951-1958), ceux de Paul-Henri Chombard de Lauwe témoignent d’une présence sûre des méthodes graphiques dans les pratiques des sociologues. Cette présence se renouvelle aujourd’hui en englobant la vidéo et les techniques numériques dans la Visual Sociology (Chauvin, Reix, 2015).
Autant d’approches qui montrent la richesse d’usages des méthodes visuelles dans les études urbaines. Ces usages divergent selon les cultures disciplinaires des chercheurs et les finalités des réflexions. Ainsi, l’image de la ville est une source de connaissances et un instrument pédagogique pour Marcel Poëte, et éventuellement un objet d’études lorsqu’il réfléchit sur son usage au sein des études historiques. En introduction de son ouvrage Une Vie de cité. Paris de sa naissance à nos jours, Marcel Poëte consacre plusieurs pages à l’analyse, au classement et à l’évaluation critique des documents visuels dont dispose le chercheur, pour préciser leur intérêt et leur fiabilité scientifique (Poëte, 1924-1931)3. Cette image devient un outil de restitution des dynamiques de formation urbaine et une réserve de références culturelles pour Pierre Lavedan, puisqu’elle permet de synthétiser et de diffuser des modèles d’organisation de villes et des principes d’aménagement. Elle se mue en moyen d’enquête, de conception et de planification urbaines dans la pratique des architectes, des ingénieurs et des urbanistes. Ainsi c’est par la superposition de plans cadastraux que les architectes de l’école italienne de « typo-morphologie » cherchent, durant les années 1960, à délimiter un nouveau savoir historique utile au projet architectural et urbain (Muratori, 1960, 1963 ; Aymonino, Rossi et alii, 1966). Dans cette perspective, certains étudient les textes de Maurice Halbwachs, Pierre Lavedan et Marcel Poëte (Rossi 1981). Cette approche est reçue et enrichie en France notamment dans les travaux des chercheurs du Ladrhaus, Laboratoire de recherche histoire architecturale et urbaine – sociétés, de l’École d’architecture de Versailles (Castex, Céleste, Panerai, 1980)4. Elle irrigue l’étude sur le Système de l’architecture urbaine dans le quartier des Halles à Paris, que Françoise Boudon, André Chastel, Hélène Couzy et Françoise Hamon font paraître en 1977 (Boudon, Chastel, Couzy, Hamon, 1977)5. Tous ces exemples sont loin d’être exhaustifs. Ils montrent néanmoins la transversalité des disciplines qui concourent à la pratique des méthodes visuelles : la cartographie, la géographie, l’histoire, l’architecture, l’urbanisme, la sociologie, mais aussi les arts plastiques et visuels.
L’objectif de cet écrit n’est pas de dresser un inventaire des approches du visuel dans les études urbaines, puisque je suis limité par un corpus ayant ses caractéristiques propres. Je souhaite plutôt faire ressortir de mon expérience de chercheur des éléments utiles pour réfléchir sur les manières des historiens de la ville et de l’urbanisme d’analyser et interpréter les images produites par une culture urbaine donnée. Cette expérience s’est construite autour de l’idée qu’il est possible d’aborder l’histoire de l’urbanisme – la naissance de cette discipline, son institutionnalisation et ses ramifications aux XIXe, XXe et XXIe siècles – au prisme de l’analyse des cartes des urbanistes.
Ma formation et mon travail d’architecte m’ont alerté sur ce qui m’est apparu d’emblée comme un paradoxe. Les dessinateurs, les concepteurs et les planificateurs des villes passent le plus clair de leur temps à regarder, étudier, manier, discuter et évaluer des cartes, des plans, des esquisses, des dessins et des maquettes. Ces objets constituent le principal support des processus de pensée, de même que des ressources importantes pour la négociation et la communication des projets et des stratégies urbaines. Pourtant, les pratiques visuelles ne sont que très peu prises en compte par les historiens de la ville et de l’urbanisme. Lorsque ces derniers présentent une carte ou un plan ou une maquette, c’est essentiellement pour restituer et illustrer les caractères d’un artefact urbain, d’un projet ou d’une doctrine.
Mon choix a été de donner aux pratiques visuelles des urbanistes une place centrale dans les études historiques, aussi centrale que celle qu’elles occupent dans la fabrique urbaine. J’ai décidé de lier ces pratiques à la dynamique de formation des savoirs de l’intervention spatiale, de questionner les cartes et les plans, de dépasser leur statut de source et d’en faire des véritables objets d’études. Avec en arrière plan les questions suivantes : comment les systèmes cartographiques engendrent et pérennisent des regards sur la ville et l’urbanisation ? Comment ces regards structurent des méthodes de visualisation, des théories et des projets d’urbanisme ?
Je pense que ces questions peuvent intéresser non seulement les concepteurs des villes, qui sont toujours confrontés à la gestion stratégique du rapport entre l’espace représenté et l’espace conçu, entre l’espace hérité et sa projection virtuelle dans un avenir plus ou moins lointain (à travers des instruments de représentation et de visualisation), mais encore tous les chercheurs qui rencontrent des cartes et d’autres représentations spatiales dans leurs travaux et se posent la question de leur exploitation et de leur lecture. Les principes de méthodes que j’ai pu expérimenter dans le cadre de ma démarche de reconstitution des pratiques cartographiques des architectes et des urbanistes pourront sans doute profiter à d’autres chercheurs évoluant dans d’autres espaces d’études et contextes de recherche.
Lorsque j’ai commencé mes recherches, au début des années 1990, très peu d’auteurs s’étaient intéressés aux cartes des architectes et des urbanistes. En histoire de l’urbanisme, certains avaient dégagé les principaux courants de pensée à travers l’analyse critique de textes théoriques (Choay, 1965, 1980). D’autres, tout en reconnaissant l’importance des doctrines, avaient étudié la dialectique entre les idées et les modes de faire dans le cadre concret des politiques publiques (Gaudin, 1985). Leurs travaux avaient porté sur l’essor et la codification des pratiques d’aménagement dans des dispositifs pédagogiques, institutionnels ou législatifs (Baudouï, 1985) et sur la diffusion et recomposition de ces pratiques dans les milieux réformateurs et professionnels (Topalov, 1999). D’autres avaient étudié les trajectoires individuelles de quelques protagonistes de l’urbanisme naissant pour mettre à jour, à travers la lecture de ces trajectoires, le renouvellement intellectuel et technique en cours au tournant des XIXe et XXe siècles (Calabi, 1997).
Par rapport à ces travaux, j’ai tenté un petit détour dans la mesure où j’ai essayé d’aborder les contenus des savoirs de l’aménagement urbain par l’observation des pratiques matérielles qui conditionnent leur formation : pratiques d’enquête, d’enregistrement, de description, de visualisation, d’archivage et de classement de données et de connaissances. Ce choix a été conforté par les acquis de ceux ayant suivi dans d’autres domaines de la recherche une approche de « l’activité cognitive datée » (et non pas de la connaissance), à travers le repérage et l’étude des « traces matérielles » laissées par cette activité (Perrot, 1992)6.
En matière de villes, les cartes et les plans constituent des traces fondamentales. J’ai donc décidé de les aborder à partir d’une double hypothèse. La première hypothèse est que les cartes et les plans ne sont pas de simples modes d’enregistrement de savoirs déjà constitués, mais qu’ils participent à la formation de ces savoirs. Leur pouvoir de représentation se double d’un pouvoir de structuration de connaissances et d’imaginaires. Ensuite, j’ai avancé l’idée que la formation des savoirs de l’urbanisme ne se fait pas en vase clos. Ces savoirs s’établissant toujours dans le cadre d’actions dans lesquelles les enjeux cognitifs et pratiques sont indissociables, les cartes et les plans des architectes et des urbanistes nous permettent d’accéder aussi bien aux processus intellectuels qu’aux enjeux pratiques de ces processus. La force modélisant de la carte opère aussi bien au niveau de la perception de l’espace qu’au niveau des imaginaires et des stratégies de projet.
La carte est une production sociale. Les historiens de la cartographie ont montré qu’une projection plane est avant tout un construit dont la fabrication dépende des contextes techniques, politiques et culturels (Harley, Woodward, 1987). Cette projection est en même temps une médiation entre le monde et l’individu, entre l’espace réel et notre façon de le voir ou de l’imaginer (Jacob, 1992). Elle livre des renseignements sur les façons de comprendre le monde. Ainsi, au Moyen Âge, c’est une théologie de l’espace qui détermine le dessin des cartes et des plans. Le statut des représentations est étroitement lié à la symbolique du rapport entre le monde céleste et le monde terrestre (voir Image 1).
Tandis qu’à partir du XIIIe siècle en Italie, et encore plus pendant la Renaissance et le siècle des Lumières, le monde revient aux hommes de la raison. La géométrisation des cartes et des plans sert à inventorier, à classer, à mesurer et à ordonner des territoires pour pouvoir les dominer et les aménager (voir Image 2).
Image 2 - César François Cassini de Thury, « Nouvelle carte qui comprend les principaux triangles qui servent de fondement à la description géométrique de la France. Levée par ordre du Roi par Mess. Maraldi et Cassini de Thury », sl, 1744 (Bibliothèque Nationale de France)
Source : PICON Antoine, ROBERT Jean-Paul (1999), Le dessus des cartes. Un atlas parisien, Paris, Picard-Pavillon de l’Arsenal
L’apport le plus important de la recherche sur la cartographie concerne la culturalité des processus de production de la carte. Nous avons l’habitude de considérer les cartes comme des instruments neutres, objectifs et scientifiques, car établies selon les règles de la géométrie et de la mathématique. Elles sont en réalité des produits chargés d’intentions et de présupposés implicites.
Les auteurs qui se sont focalisés sur les cartes des architectes et des urbanistes sont partis de ces acquis. L’architecte Patrizia Gabellini, enseignante à l’Institut universitaire d’architecture de Venise (IUAV) dans les années 1980, a concentré son attention sur les cartes et les plans des aménageurs italiens au XXe siècle (Gabellini, 1996)7. Après avoir constaté que ces cartes et ces plans affichent des motifs visuels communs, elle fait l’hypothèse que ces motifs reflètent la culture des aménageurs et peuvent ainsi être étudiés en tant que « forme symbolique »8. L’approche sémiologique suivie par la chercheuse italienne consent d’observer dans l’histoire récente de l’urbanisme de la péninsule une rupture dans la manière de dessiner et comprendre les villes. Cette rupture se situe dans les années 1940 et marque le passage du dessin analogique au dessin qui se caractérise par l’abstraction des symboles (voir Images 3 et 4). Patrizia Gabellini insiste sur l’inadaptation du symbolisme abstrait à faire percevoir la richesse des formes architecturales et urbaines et milite, en tant que praticienne, pour le réemploi de divers degrés de la représentation iconique dans le dessin des plans d’urbanisme.
Également imprégnée par l’école vénitienne, la recherche du géographe Ola Söderström s’en éloigne néanmoins pour sa tentative de décrire un cadre global du visuel en urbanisme (Söderström, 2000). L’approche est généalogique. Ola Söderström identifie un nombre restreint de représentations de l’urbain qui se sont sédimentées au fil du temps. Du plan cadastral à la carte numérique, en passant par la perspective et la planimétrie de la Renaissance, le plan de zonage, le plan directeur et la « carte sociale » au XIXe siècle, il reconstruit ce qu’il appelle le « laboratoire visuel » de l’urbanisme. Dans sa tentative de comprendre la relation entre représentions urbaines et évolution de la discipline urbanistique, Söderström repère cinq moments clef. Le premier événement digne d’intérêt est, selon ce chercheur, le « déplacement de la ville hors de son emplacement réel » (Söderström, 2000, p. 29). Ce déplacement peut être effectué dans le temps et dans l’espace, mais il implique dans les deux cas une figuration. De l’empire sumérien au Moyen Âge, en passant par la Grèce et la Rome anciennes, plusieurs figures permettent de libérer l’espace de la conception du lieu d’exécution du projet. Ce processus franchit un seuil décisif avec la diffusion d’un code permettant de « stabiliser » la représentation de la ville : la perspective et la planimétrie à la Renaissance (voir image 5).
Interviennent ensuite les deux images fondatrices de l’urbanisme moderne : le plan de zonage qui instaure l’ordre visuel des fonctionnaires (voir image 6), puis la carte sociale qui permet de légitimer les politiques d’hygiène urbaine (voir image 7).
La fresque se termine avec la diversification des images produites sous l’effet de nouvelles technologies numériques. Ces images marquent la dernière rupture épistémologique : un nouveau rapport du sujet à l’environnement et l’essor d’une conception « écologique » de la perception spatiale.
Antoine Picon et Jean-Paul Robert gardent une perspective temporelle longue dans le travail qu’ils consacrent à la cartographie parisienne. Des vues de la Renaissance aux systèmes d’information géographique (SIG), ils retracent l’histoire des cartes de Paris en insistant sur les innovations scientifiques et techniques et les acteurs qui sillonnent cette histoire (Picon, Robert, 1999) (voir images 8 et 9).
Image 8 - Olivier Truschet et Germain Hoyau, « Ici eft vray pourtraict naturel de la ville, cité, vniverfité et faubourgz de Paris… » dit plan de Bâle, Paris, sd [v. 1550]. Fac-simile, Zurich, éditions Seefeld, 1980 (Bibliothèque historique de la Ville de Paris)
Source : PICON Antoine, ROBERT Jean-Paul (1999), Le dessus des cartes. Un atlas parisien, Paris, Picard-Pavillon de l’Arsenal
En revanche, les chercheurs réunis autour de Frédéric Pousin procèdent avec une série d’études de cas situés dans l’histoire et l’actualité à la fois, cas pouvant se rapporter à un questionnement plus large sur la construction des savoirs de l’intervention spatiale en architecture, urbanisme et géographie (Pousin, 2005). Plus récent, le travail de Jean-François Coulais dessine une généalogie de l’image virtuelle, en l’inscrivant dans un registre de « visibilités calculées » apparu au début de l’époque moderne (Coulais, 2014) (voir image 10).
Enfin, autre géographe, Michel Lussault tente de démontrer qu’il y a aujourd’hui une véritable disjonction entre la réalité urbaine et les manières de la représenter (Lussault, 2007). Une « crise figurative » est en acte, provoquée par l’absence d’une culture visuelle capable de donner sens aux phénomènes urbains contemporains. Si les plans directeurs restent le simulacre d’un ordre perdu et d’une totalité rêvée, le cinéma, la télévision et les arts visuels apparaissent à cet auteur comme les modèles les plus idoines à rendre compte de l’urbain discontinu soumis aux aléas d’une société en pleine mutation.
Tous ces travaux sont orientés par l’idée que l’on peut repérer dans l’histoire longue des représentations urbaines une succession de « régimes de visibilité », sortes d’états d’équilibre reconnaissables à une certaine époque entre perception sensorielle, images mentales et images physiques (Coulais, 2014). De chaque régime émergent des figures typiques. Patrizia Gabellini parle de « modèles figuratifs idéal-typiques » (Gabellini, 1997). Michel Lussault identifie des « ordres figuratifs » permettant d’appréhender et de ranger visuellement l’espace urbain à chaque époque. Ola Söderström énonce la notion de « figures canoniques », qu’il définit comme des « “inscriptions” de la ville qui ont aujourd’hui un caractère d’évidence et dont l’effet structurant, pour cette raison même, est rarement analysé » (Söderström, 2000, p. 14).
Inscrite dans cette lignée d’études, mon approche de la carte s’en distingue par deux propositions méthodologiques. La première consiste à déplacer le point de vue de la carte à la situation dans laquelle se joue l’action de cartographier. Cette première proposition implique la nécessité d’accompagner les lectures interprétatives des cartes avec l’application de l’analyse historique aux documents qui témoignent du travail de représentation. La seconde proposition peut se résumer par l’idée d’interroger plus les usages des cartes dans des contextes spatiaux et temporels variés, en relation avec les acteurs qui y évoluent, que leur pouvoir symbolique au sein d’une généalogie historique supposée linéaire. Ces deux propositions font suite aux résultats de mes travaux et aux collaborations que j’ai pu nouer avec des collègues dans le cadre d’actions collectives de recherche.
L’idée de figures typiques qui persistent dans l’histoire de l’urbanisme, sorte de modèles de description et de mise en ordre visuel, est certes stimulante. Mais elle ne manque pas de poser quelques problèmes lorsque ces figures (cartes ou plans ou photographies ou films…) sont analysées comme des objets autonomes, sans questionner les conditions concrètes de leurs productions et sans les lier aux intérêts et aux stratégies des acteurs qui les ont utilisé ou les utilisent. Il est vrai que certaines figures ont acquis une sorte d’évidence et une légitimité dans les milieux scientifiques et professionnels. Ainsi en est-il des vues syncrétiques des paysagistes ou de l’articulation « plan-élévation-coupe » en architecture (voir Image 11), du plan directeur des urbanistes (voir Image 12) ou, encore, de la carte statistique en géographie, en démographie, en sociologie et dans d’autres sciences sociales (voir Image 13).
Image 11 - Jean-Nicolas-Louis Durand, « Maisons de campagne et jardins d’Italie », 1801
Source : DURAND Jean-Nicolas-Louis (1801), Recueil et parallèle des édifices de tout genre, anciens et modernes, remarquables par leur beauté, par leur grandeur ou par leur singularité, et dessinés sur une même échelle, Paris, Imprimerie de Gillé Fils.
Image 13 - « Tableau d’assemblage des quarante-huit quartiers de la ville de Paris offrant en même temps le degré respectif d’intensité des ravages que le choléra y a exercés », 1834 (Bibliothèque Nationale de France)
Source : CHAPEL Enrico (2010), L’œil raisonné. L’invention de l’urbanisme par la carte, Genève, MetisPresses
Mais ce statut d’évidence ne dispense pas de s’interroger sur la multiplicité de leurs usages et significations.
Lors de la recherche Figures de la ville et construction des savoirs (Pousin, 2005) à laquelle j’ai participé, il a été souligné que la construction du sens de l’image se fait dans le passage en revue, en livre, en exposition, en projet d’aménagement. Ainsi, ma première proposition est de déplacer le point de vue de la carte à la situation dans laquelle se joue l’action de cartographier. C’est à travers une réflexion résolument tournée vers les usages de telle ou telle représentation dans chaque contexte qu’émerge la signification historique de la carte. Ces usages sont liés à des champs d’action, à des injonctions politiques, économiques ou scientifiques, à des positionnements et à des stratégies d’acteurs, qu’il convient d’étudier. Ils constituent ce que j’appelle « l’épaisseur » des cartes. À l’occasion de la recherche Images spatiales et projet urbain (Chapel, 2005), nous avons décidé d’étudier cette « épaisseur ». L’idée étant d’interroger le rapport entretenu entre les images urbaines et les discours politiques traversant les collectifs d’énonciation de l’espace, dont la structure et le fonctionnement avaient été auparavant définis par Jean-Yves Toussaint (Toussaint, 1995). De l’analyse de nos trois cas d’études (Toulouse, Rennes, Montreuil-sous-Bois), il est ressorti que c’est sur le fond des valeurs posées par le discours politique local (valeurs partagées par les acteurs économiques, sociaux et culturels impliqués dans l’action d’aménagement), que l’on peut comprendre et évaluer la fabrication et la réception des images urbaines et des figures de projet. Les discours politiques imprègnent et modifient les images de la ville qui, à leur tour, sont mises au service des ambitions des politiques comme, par exemple, les ambitions d’une « ville vitrine » caractérisant aujourd’hui nombre de métropoles aussi bien en France qu’à l’étranger. Au sein des collectifs d’énonciation de l’espace, la fabrication des images est collective et se fait dans l’échange entre les professionnels censés les énoncer (architectes, urbanistes, paysagistes) et les destinataires censés les accueillir. D’où l’importance de l’analyse des contextes de production et des jeux d’acteurs, qui induisent des regards et donc des représentations.
Au fond, au fur et à mesure de l’avancement de mon travail, j’ai pris une certaine distance de l’objet carte et j’ai opté pour une autre unité d’analyse : la situation de production théorique ou pratique au sein de laquelle la carte agit. Ainsi, j’ai abordé la cartographie urbaine dessinée par les architectes des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) dans le cadre de l’exposition sur la « ville fonctionnelle » présentée au public en 1933, et des publications qui l’ont suivi (voir images 14, 15 et 16).
Image 14 - Analyse urbaine d’Amsterdam, carte de zonage présentée au 4e CIAM à Athènes, 1933 (Archives des CIAM, GTA, ETH, Zurich)
Source : ES Evelin van, HARBUSCH Gregor, MAURER Bruno, PÉREZ Muriel, SOMER Kees, WEISS Daniel, (eds), Atlas of the Functional City. CIAM 4 and Comparative Urban Analysis, Zurich, Thoth Publishers/gta Verlag
Image 15 - Analyse urbaine d’Amsterdam, carte de la circulation présentée au 4e CIAM à Athènes, 1933 (Archives des CIAM, GTA, ETH, Zurich)
Source : ES Evelin van, HARBUSCH Gregor, MAURER Bruno, PÉREZ Muriel, SOMER Kees, WEISS Daniel, (eds), Atlas of the Functional City. CIAM 4 and Comparative Urban Analysis, Zurich, Thoth Publishers/gta Verlag
De cette étude, il est ressorti que diverses postures doctrinales et éditoriales cohabitent au sein de l’association des Congrès internationaux, marquée à cette époque par de nombreuses controverses et des multiples schèmes de perception de l’espace urbain. Dans ce cadre la cartographie urbaine et son exposition sont pensées d’emblée comme médiation entre diverses tendances et comme moyen d’accès à une conception unitaire de l’urbanisme (Chapel, 2010, 2014).
Cette redéfinition de l’unité d’analyse implique une conséquence. Différemment des recherches qui ont approché la carte comme un énoncé autonome, signifiant par lui-même et censé être déchiffré par l’analyse des signes (afin de reconnaître sa portée symbolique ou épistémologique), j’ai opté pour une approche documentaire. J’ai tenté de documenter la carte, de repérer les traces qui ont présidé à sa fabrication, d’étudier ces traces pour reconstituer la mutabilité des réceptions et des fonctions qu’on lui a attribuées dans le temps et dans l’espace. L’interprétation de la carte suit ce travail de documentation. Ainsi lors de mon étude de la cartographie urbaine des CIAM, j’ai reconstitué la chronologie des débats, des décisions et des directives émises par le secrétariat des Congrès entre 1931 et 1939, les échanges épistolaires entre les architectes ayant participé à la fabrication des matériaux exposés. J’ai également exploré des sources renvoyant aux cultures urbaines mobilisées par les divers groupes nationaux des Congrès, comme les cartes de zonage du département de la Seine que Le Corbusier et ses jeunes assistants vont directement chercher à la Direction de l’Extension de Paris en 1932 et utilisent pour le dessin de leurs cartes de zonage. Cette recherche documentaire m’a permis de déconstruire la vision homogène qu’on avait de la cartographie urbaine des CIAM, son ambition d’universalité affichée par les architectes, et de faire apparaître la pluralité de regards et d’appréciations que les membres des CIAM en avaient déjà à cette époque. J’ai procédé d’une façon semblable à l’occasion de mon étude du livre Metacity/Datatown édité par l’agence hollandaise d’architecture MVRDV (Chapel, 2013). À cette occasion, je ne me suis pas limité à l’analyse des plans de la ville modèle nommée Datatown présentée dans l’ouvrage. J’ai fouillé dans les archives de l’agence, j’ai interviewé les architectes et les éditeurs du livre, pour reconstruire l’opération théorique et son rôle au sein des stratégies professionnelles d’une agence d’architecture opérant à l’échelle internationale.
Enfin, j’ai reconnu à la carte urbaine et au plan de ville leur statut d’objets matériels. J’ai étudié leurs supports, l’armature géométrique, les couleurs, l’échelle, le cadre, la nomenclature, les motifs graphiques, l’écriture de leurs légendes et de leurs commentaires. Mais cette première démarche s’est accompagnée d’une deuxième historienne, qui vise à connaître les étapes de conception et de fabrication de la carte, ses utilisateurs et ses destinataires. Autrement dit, j’ai proposé une approche combinant analyse interne et analyse externe. C’est par ce travail de reconstruction des environnements des cartes que je pense pouvoir lier les formes cartographiques à la dynamique de formation des savoirs et des imaginaires de l’urbanisme.
Les approches cadrées sur la longue durée ont permis de reconnaître des ruptures et de décrire des contours unifiés de la représentation urbaine au fil des siècles : du portrait de ville à la carte numérique en passant par le plan géométral, la carte statistique, etc. Mais il s’avère que ces ruptures et ces cadres correspondent étrangement à celles et à ceux déjà répertoriés par l’histoire des courants de la pensée urbaine. Ainsi Ola Söderström a-t-il reproduit les catégories de compréhension annoncées notamment par Françoise Choay (pré-urbanisme, urbanisme technique, urbanisme progressiste, etc.), et à chaque catégorie a associé un modèle de représentation. Or les découpages définis par cette histoire méritent d’être questionnés. Une approche des cartes par études de cas permettrait sans doute de faire apparaître des liaisons imprévues entre les séquences connues, des superpositions de figures qui subsistent au sein de chaque séquence historique ou, encore, des usages contradictoires d’un même modèle de représentation selon les acteurs et les contextes.
L’usage parallèle, durant l’entre-deux-guerres, de la carte démographique par deux représentants de l’urbanisme français aux profils fort différents en témoigne. Diplômé à l’École des Beaux-Arts, l’architecte Louis Bonnier poursuit une carrière comme fonctionnaire dans les services techniques de la Ville de Paris. Durant les années 1910, il est directeur des services d’architecture, de promenades, de plantations et de la voirie. Il participe à l’aménagement et à l’extension de la capitale et, dans le cadre de ses fonctions, il fait dessiner des cartes du mouvement de la population dans le département de la Seine (voir image 17).
Ces cartes servent, d’une part, à constater la croissance rapide de la banlieue par rapport aux quartiers du centre de Paris et, d’autre part, à argumenter sur la nécessité de planifier cette croissance et de prévoir un rapport équilibré entre les espaces bâtis et les « espaces libres » en périphérie, afin de décongestionner et donc sauver le centre de Paris. Ce qui n’empêche pas Le Corbusier, architecte reconnu pour ses positions radicales et son approche moderniste des villes, de défendre une position antinomique, en faisant de l’une des cartes dessinée par le bureau d’études de la Direction de l’extension de Paris, celle relative à la période 1911-1921, une fois changé son graphisme (voir image 18), « la démonstration frappante » de la nécessité de ramener la croissance au cœur de Paris, en le revitalisant à travers l’édification d’un centre d’affaires sur les décombres des quartiers anciens (Le Corbusier, 1994).
Bref, au début du XXe siècle la même carte est utilisée pour dire et prouver des choses bien contradictoires par des architectes aux positions doctrinales opposées, le premier pragmatique et soucieux du Paris ancien, le second radical dans sa proposition d’une modernité urbaine sans concessions.
Mes études menées à des échelles spatiales et temporelles restreintes ne doivent pas être entendues comme un renoncement, mais comme un complément des grandes fresques retraçant l’histoire des représentations urbaines dans le temps long. L’analyse de la « carto-démographie » dans l’urbanisme parisien des années 1910-1920 ou celle de la « topographie sociale » des villes conçue par l’architecte Gaston Bardet dans les années 1940-1950 (Chapel, 2010) montrent, non seulement que la carte statistique est un vecteur privilégié de la perception, de la conception et de la gestion des villes XXe siècle, mais encore comment ce vecteur s’ajuste historiquement à l’action de ceux qui l’adoptent, en s’adaptant aux situations qu’il rencontre et en répondant à des cadres idéologiques et à des enjeux théoriques ou pratiques tout le temps renouvelés9. Ainsi les cartes des régions isochrones de l’agglomération parisienne tracées pour la première fois en 1918 sous la responsabilité de Louis Bonnier, juste avant la démolition des fortifications de Thiers, répondent à l’urgence de tracer les limites d’une nouvelle entité administrative pouvant cadrer les actions d’aménagement de la capitale. L’objectif des services de l’urbanisme de Paris étant de délimiter le territoire que forme l’agglomération parisienne et de faire reconnaître ce territoire comme celui devant faire l’objet d’un plan d’aménagement à l’échelle spatiale conséquente (Bonnier, 1919 ; Chapel, 2010)10.
Un siècle après, la carte statistique est toujours au centre des politiques publiques. La scène urbaine a pourtant profondément changé, avec l’avènement de la mondialisation économique et des technologies numériques. Dans ce nouveau contexte, les cartes statistiques se rendent désormais disponibles pour visualiser l’urbanisation planétaire perçue comme infiniment croissante. C’est pour décrire cette urbanisation que les planificateurs élaborent des protocoles analytiques extrêmement sophistiqués, engageant la puissance de calcul des ordinateurs et leur capacité à gérer en temps réel les informations. Ces protocoles transforment les cadres d’utilisation des statistiques urbaines.
Au XIXe siècle et jusqu’à la fin des Trente Glorieuses la carte statistique se voulait en adéquation avec le monde réel et la volonté des pouvoirs publics de le contrôler. Elle était censée refléter le plus fidèlement possible l’univers urbain et ses probables développements. Les scénarios de développement territorial élaborés en France durant les années 1970 par la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) en témoignent. Aujourd’hui les cartes statistiques sont digitalisées. Elles se composent d’une myriade de parcelles mobiles paraissant aux écrans des ordinateurs et administrées par une technologie dont la vitesse est le principal ressort. Ces écrans peuvent donner forme à des maquettes interactives, à des installations vidéo, à des environnements de communication souvent accessibles et maniables par tout un chacun : autant de paysages imaginaires qui instaurent un monde virtuel stimulateur d’interprétations et générateur de formes urbaines (voir image 19).
Image 19 - Makoto Sei Watanabe, « The Induction Cities Project : Theory of Evolutionary Design, 1991-1996 (Frac Centre, exposition Archilab 1999)
Source : http://www.archilab.org/public/1999/artistes/wata01fr.htm
Ainsi, l’urbaniste Paul Virilio utilise régulièrement des bases de données, qu’il manie à l’extrême, pour la mise en scène de ses expositions. À l’occasion de celle présentée à la Fondation Cartier à Paris en 2009, Terre natale. Ailleurs commence ici, il a aménagé une salle qui permet à l’image numérique d’exercer toute sa puissance. Des statistiques et des graphiques, que l’on consulterait d’un œil distrait dans un livre, sont ici sonorisés et projetés sur un grand écran à 360° balayé par une énorme planète en 3D (voir Vidéo 1) L’effet d’immersion qui en résulte affecte la sensorialité et instaure une interactivité, certes passive, mais néanmoins très forte avec le spectateur. On reste fasciné face aux graphiques et aux tableaux dynamiques de chiffres, face aux flux de pixels qui traduisent les flux migratoires ou les flux de monnaies, face aussi aux représentations catastrophiques de la désertification ou de la submersion de grandes villes par la montée des eaux.
Vidéo 1 - Paul Virilio, Diller Scofidio + Renfro, Mark Hansen, Laura Kurgan et Ben Rubin, avec Robert Gerard Pietrusko et Stewart Smith, Installation video EXIT, 2008 (exposition Terre natale, Ailleurs commence ici), Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain
Source : https://www.youtube.com/watch?v=qrMNszCJFLY
Source : https://www.youtube.com/watch?v=qrMNszCJFLY
Dans cette exposition, les représentations statistiques n’ont pas pour fonction de donner un cadre explicatif et unitaire du monde. Elles apparaissent comme les marques d’une réalité complexe, mouvante, incertaine, qui échappe souvent à toute maîtrise ou prévision. Lorsqu’elles incarnent des situations territoriales extrêmes, elles ont une fonction plus incitative que normative. L’objectif est moins de comprendre les choses que d’alerter le public sur les dérives des sociétés urbaines contemporaines. Ces représentations participent parfois à la construction de scénarios idéalisés dotés d'un certain cynisme ou naïveté. La modélisation de Paris de l’agence MVRDV, issue de la consultation internationale pour le Grand Paris qui date de la fin des années 1990, le prouve : il s’agit de « calculer la ville » pour améliorer ses capacités d’accueil de nouveaux programmes et pour optimiser ses infrastructures et ses espaces (voir Image 20 et Vidéo 2)11.
Vidéo 2 - MVRDV, vision pour le Grand Paris: « Pari(s) Plus Petit » (animation by Wieland&Gouwens, Rotterdam), 1999
Source : https://www.youtube.com/watch?v=lyvSzmBkg9s
Source : https://www.youtube.com/watch?v=lyvSzmBkg9s
Aborder la carte comme une opération et la cartographie comme une pratique réglée par des méthodes constituées et mutables à la fois, revient à s’interroger sur les usages de la carte, selon l’idée que c’est de l’analyse de ces usages qu’émergent les significations multiples des représentations urbaines dans chaque contexte. L’approche historique éclaire les conditions concrètes de production et de réception des représentations, les schèmes perceptifs qu’elles incarnent, leur pertinence ou décalage par rapport aux stratégies d’acteurs. Cette approche permet d’ancrer les interprétations des images à leurs contextes d’énonciation, marqués par des enjeux et des destinations multiples : politiques, professionnelles, théoriques, pratiques, communicationnels, etc. Les champs d’acteurs, les conditions et les destinations constituent ce que j’ai défini comme l’« épaisseur » des cartes.
De plus, les finalités de l’aménagement spatial ont un impact important sur les formes cartographiques. La force normalisatrice de l’urbanisme fige des méthodes et canonise des modèles de représentation. La multiplication et la diversité des contextes d’action, l’évolution des problématiques et des cultures urbaines, des technologies, des économies, des sociétés et des imaginaires sociaux, favorisent au contraire le renouvellement de ces modèles. La carte se définit historiquement à l’interface de deux mouvements : le premier orienté vers la préservation et la consolidation des savoirs et des idéologies urbaines, le second orienté vers leur dépassement dans des champs d’expérience tout le temps renouvelés.
1 Cet article est un développement d’un chapitre de mon mémoire d’HDR discuté à l’Université de Paris Est le 7 février 2013.
2 En tant que conservateur en chef de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Marcel Poëte commissionne une campagne photographique de Paris à Eugène Atget, entre 1906 et 1912. En 1935, il écrit lui-même et réalise, avec Étienne Lallier, un film sur la capitale : Pour mieux comprendre Paris, Atantic Film, durée 5’18’’.
3 Rappelons que le quatrième volume de l’ouvrage Une Vie de cité. Paris de sa naissance à nos jours, publié en 1925, est un Album d’illustrations, chacune accompagnée d’une longue légende explicative. Ce volume, son contenu et sa parution (avant les volumes 2 et 3) témoignent de la place des sources visuelles dans le travail de Marcel Poëte.
4 Créé en 1973 à l’école d’architecture de Versailles, le Ladrhaus a regroupé architectes, urbanistes, historiens et sociologues intéressés par l’histoire architecturale et urbaine jusqu’en 2009, date à laquelle ses membres ont conflué dans le LéaV (Laboratoire de recherche de l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles).
5 À la différence des architectes, les auteurs de cette étude sur Les Halles ne revendiquent aucune visée opérationnelle. En général, l’approche opérationnelle de l’histoire urbaine par l’analyse des formes « typo-morphologiques » a fait l’objet de nombreuses critiques en France durant les années 1980. Ces critiques peuvent se résumer dans les deux points suivants, en partie comparables à ceux énoncés en 1930 par Lucien Febvre dans sa recension des travaux de Pierre Lavedan : 1. une histoire de formes ne peut pas embrasser la complexité du fait urbain qui résulte de facteurs humains, économiques, sociaux, démographiques, culturels, etc. ; 2. cette histoire des formes et sa méthode d’analyse graphique restent dans un flou conceptuel et méthodologique. Cf. notamment « Formes urbaines » (1988) et Merlin, d’Alfonso, Choay (1989).
6 Nous utilisons le mot « trace » de la même manière que l’utilise l’historien Marc Bloch lorsqu’il affirme que « la connaissance de tous les faits humains dans le passé, de la plupart d’entre eux, dans le présent, a d’être une connaissance par traces (Bloch, 1993, 103) ». Jean-Claude Perrot discute l’idée d’une « histoire concrète de l’abstraction » en introduction de son ouvrage Une Histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle) (1992).
7 À l’école de Venise, durant les années 1980 le professeur Bernardo Secchi est à l’origine d’un groupe de recherches portant sur l’analyse morphologique des projets d’urbanisme : analyse de récits et de figures de projets. Le travail de Patrizia Gabellini émane de ce groupe. Bernardo Secchi a notamment publié Il racconto urbanistico (1984).
8 La référence est notamment à Erwin Panofsky (1975).
9 D’autres recherches (Desrosières, 1993, Brian, 1994) avaient montré que la carte statistique incarne le modèle du dénombrement systématique et comparé des hommes et des choses, qui a son origine dans l’objectivisme statistique de matrice condorcétien.
10 À noter que les campagnes photographiques du Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) après la Seconde Guerre mondiale ont la même vocation.
11 « Le grand Pari(s). Consultation internationale sur l’avenir de la métropole parisienne » (s.d.).
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